Karl Marx et Friedrich Engels plaçaient donc leurs espoirs dans Jules Guesde, Paul Lafargue et le Parti Ouvrier Français. Ils suivaient avec attention le développement de ce qu’ils valorisaient.
Ils furent déçus et même affligés. Les qualités qui permettaient que quelque chose s’élance en France se transformaient immanquablement en leur contraire, en raison d’un pragmatisme dénué de sens politique, d’une ligne de rentre-dedans sans nuances ni contours.
La scission de 1882 avec les possibilistes avait été la première preuve de manque de sens politique. Friedrich Engels, dans une lettre à August Bebel, le 21 juin 1882, constatait ainsi :
« À Paris, c’est la scission dans le parti ouvrier. Les gens de L’Égalité – nos meilleurs éléments, Guesde, Deville, Lafargue, etc. – ont été, sans autre forme de procès, mis dehors au dernier congrès. »
Friedrich Engels apprécia pourtant que cela amenait, malgré tout, une rupture avec les opportunistes. Mais toute l’affaire était considérée comme mal gérée, rendue inévitable de manière maladroite de par l’approche de Jules Guesde et Paul Lafargue.
Dans une lettre de Karl Marx à Friedrich Engels du 22 novembre 1882, celui-ci explique au sujet de la scission de 1882 avec les possibilistes :
« Nos amis français viennent de récolter ce qu’ils ont semé. Ce que nous leur avions prédit s’est littéralement réalisé.
Avec leur impatience, ils ont gâché une position remarquable que l’on ne pouvait exploiter qu’en étant discrets et en sachant attendre. Ils sont tombés dans le piège que leur ont tendu, dans la bonne vieille manière allianciste, les Malon et Brousse, qui utilisent la calomnie purement allusive, ne citant jamais des noms et complétant en secret, verbalement. Ils y sont tombés comme des gamins (et Lafargue en tête), en répondant par des attaques nominales et ouvertes, si bien qu’ils sont décriés comme ayant rompu la paix.
Par-dessus le marché, leur polémique est puérile : c’est ce qui apparaît dès qu’on lit la réponse de leurs adversaires.
Ainsi Guesde escamote des passages notoires et essentiels de Joffrin, parce qu’ils sont incommodes pour lui, et il passe sous silence le fait que malgré son opposition le Comité national a décidé que le programme de Joffrin était plus radical que le programme minimum, de sorte que celui de Joffrin était autorisé par le parti.
Ce que, bien sûr, Joffrin exhibe triomphalement vis-à-vis de Guesde. Et Lafargue, de son côté, rédige ses articles de sorte que Malon puisse lui répondre : Mais qu’avons-nous dit d’autre sinon que les luttes des communiers du moyen âge contre la noblesse féodale étaient des luttes de classes – et c’est ce que vous, monsieur Lafargue, vous contestez ?
À présent, je reçois de Paris une lettre de lamentations sur l’autre : ils seraient battus sans espoir et, dans une prochaine séance du Comité national, ils recevraient même des coups ; Guesde est tout aussi désespéré qu’il était euphorique il y a un mois, et il ne voit pas d’autre salut que de faire sécession avec sa minorité. À présent qu’ils s’aperçoivent avec étonnement qu’ils doivent manger le brouet qu’ils ont préparé eux-mêmes, ils en arrivent à la décision louable de laisser de côté toutes les questions de personnes. »
Karl Marx reproche à Jules Guesde et Paul Lafargue des « bêtises bakouninistes » et Friedrich Engels se plaignait déjà un an auparavant, dans une lettre à August Bebel du 25 août 1881, de ces mêmes bêtises :
« En France, les candidats ouvriers ont obtenu 20 000 voix à Paris et 40 000 en province, et si les dirigeants n’avaient pas fait bêtise sur bêtise depuis la fondation du parti ouvrier collectiviste, les résultats eussent encore été meilleurs.
Mais là aussi les masses sont meilleures que la plupart des dirigeants. Certains candidats parisiens ont perdu des milliers de voix parce qu’ils se sont lancés en province dans les phrases révolutionnaires creuses (qui font partie certes des coutumes de Paris, comme la criée chez les camelots), mais là-bas ils ont été pris au sérieux, et les gens se sont dit : faire une révolution avec quoi, puisque nous n’avons ni armes ni organisation ?
Au reste, le développement français suit son cours régulier, normal et tout à fait nécessaire sous forme pacifique, et cela est en ce moment très utile, parce que sans cela la province ne pourra être entraînée sérieusement dans le mouvement… »
Cette question de l’analyse de la situation de la France, délaissée au profit des déclamations bruyantes, est également souligné par Friedrich Engels, le 27 août 1881, dans une lettre à Karl Kautsky :
«Nos amis français semblent encore ne pas en avoir assez de toutes les bêtises qu’ils ont commises depuis deux ans avec leur zèle intempestif, leur copinage, leur besoin de déclamation, etc.
Le Citoyen a été vendu, semble-t-il, aux bonapartistes qui, certes, n’ont pas mis carrément les nôtres à la porte, mais ne les paient plus et, pour le reste, les traitent en canaille, comme s’ils voulaient les forcer à faire grève pour s’en débarrasser ensuite.
Par-dessus le marché, tous les nôtres se chamaillent entre eux, comme cela se passe si souvent quand les choses tourment mal.
L’un des plus malheureux est Brousse, un très brave garçon, mais d’une confusion la plus extrême : pour dire les choses sans détour, il tient pour le premier devoir de tout le mouvement de convertir tous ses ex-amis anarchistes. C’est lui aussi qui à l’époque a conçu la folle résolution de refuser de faire acte de candidature.
Au reste, le cours régulier et pacifique de mouvement en France n’est, en fin de compte, que favorable pour nous. C’est seulement si la province – comme c’est le cas depuis 1871 – est de plus en plus entraînée dans le mouvement et apparaît comme une puissance dans l’État, sous forme normale, légalement, que la forme de développement par à-coups que nous avons connue jusqu’ici en France, avec une action partant de Paris et une réaction de la province qui rejette le mouvement en arrière, peut prendre fin dans notre intérêt à tous.
Si le moment vient alors pour Paris d’agir, la capitale n’aura pas la province contre elle, mais avec elle pour l’appuyer. »
Le besoin de déclamation et le zèle intempestif avaient été bien compris par Friedrich Engels comme une démarche foncièrement erronée.