Comment le Parti Ouvrier Français s’effondra-t-il par conséquent si rapidement ? C’est qu’il lui fallait bien, une fois avoir grandi, faire de la politique.
Sur le plan de la combativité, il fut aux premières loges, avec la grève des mineurs du Pas-de-Calais en 1889, la grève de Carmaux en 1892. Le Parti Ouvrier Français organisa même le soutien national à la grande grève des mineurs de Decazeville en 1886, Friedrich Engels se chargeant du soutien international.
Cela aboutit, la même année, à la formation de la Fédération nationale des syndicats, la première organisation syndicale à l’échelle du pays, que le Parti ne fut pas en mesure de gérer véritablement, n’accordant pas au travail syndical une véritable valeur.
C’était une première erreur, alors qu’on peut considérer qu’en 1895 il y a pratiquement 480 000 ouvriers syndiqués. En quelques années des Bourses du travail furent également fondés, à Paris, Bordeaux, Lyon, Toulouse, Cognac, Saint-Etienne, Marseille, Boulogne, Saint-Nazaire. Celle de Paris abritait 44 syndicats en 1887, puis 205 en 1892, représentant 300 000 travailleurs.
Le Parti Ouvrier Français abandonna ici un terrain essentiel, ce qui permit inversement à l’anarchisme et à l’apolitisme syndicaliste-révolutionnaire de s’y implanter.
C’est d’autant plus dommage que le Parti Ouvrier Français joua un rôle essentiel à l’initial. Des assises du travail furent organisés en octobre 1892 à Saint-Quentin, afin de former un onzième congrès auquel participèrent 162 fédérations fédérations, chambres syndicales et groupes, de nombreuses structures devant donner un mandat, étant dans l’incapacité d’envoyer un délégué.
Le Parti était ainsi hégémonique dans la Fédération nationale des syndicats, avant de s’y faire écraser lors du congrès de Nantes en 1894. La fusion de cette structure avec la Fédération des bourses du travail donna, en 1895 à Limoges, la Confédération Générale du Travail.
Une erreur similaire fut le refus de participer au mouvement contre le général Boulanger, ce qui isola le Parti. Ce fut aussi le cas avec le soutien à Alfred Dreyfus. Jules Guesde avait bien compris la question et rejetait l’antisémitisme, mais il rejetait toute participation politique, en raison du fait qu’à seux yeux, seule la question collectiviste comptait.
Voici ce qu’il dit, en 24 juillet 1898, avec Paul Lafargue :
« Les prolétaires n’ont rien à faire dans cette bataille qui n’est pas la leur et dans laquelle se heurtent des Boisdeffre et des Trarieux, des Cavaignac et des Yves Guyot, des Pellieux et des Galliffet.
[Général de Boisdeffre, chef de l’Etat-major quand les poursuites auront lieu contre Dreyfus, royaliste et clérical. Trarieux, sénateur opportuniste, mais dreyfusard. Cavaignac, ministre de la Guerre dans le ministère Brisson (juin-octobre 1898) violemment antidreyfusard. Yves Gugot, dreyfusard, après avoir collaboré en 1871 au journal « Les Droits de l’homme », de Jules Guesde, il avait combattu le socialisme. Pellieux, un des généraux responsables de l’arrestation de Dreyfus. Galliffet, un général versaillais, qui se distingua par sa cruauté au moment de la Commune.]
Ils n’ont, du dehors, qu’à marquer les coups et à retourner contre l’ordre – ou le désordre social – les scandales d’un Panama militaire s’ajoutant aux scandales d’un Panama financier. Nous entendons bien qu’il peut y avoir des victimes et que c’est pour leur libération que, faisant appel aux plus nobles sentiments, on voudrait nous entraîner dans la bagarre.
Mais que pourraient être ces victimes – de la classe adverse – comparées aux victimes par millions qui constituent la classe ouvrière, et qui, enfants, femmes, hommes torturés dans les bagnes patronaux, passés au fil de la faim, ne peuvent compter que sur elles-mêmes, sur leur organisation et leur lutte victorieuse pour se sauver?
C’est à elles, à elles seules, que se doit le parti socialiste, le parti ouvrier, qui après avoir arraché, comme il était nécessaire, son masque démocratique à l’antisémitisme ne saurait, sans duperie et sans trahison, se laisser un seul instant dévier de sa route, suspendre sa propre guerre et s’égarer dans des redressements de torts individuels qui trouveront leur réparation dans la réparation générale.
C’est à ceux qui se plaignent que la justice ait été violée contre un des leurs, de venir au socialisme qui poursuit et fera la justice pour tous et non au socialisme à aller à eux, à épouser leur querelle particulière. »
C’était là une vision anti-politique, une sorte d’anarchisme partidaire, où le marxisme sert uniquement de justificatif idéologique à une ligne révolutionnaire totalement unilatérale.
Jules Guesde laissa ici une place complète au réformiste Jean Jaurès, avec qui il polémiqua alors.
La propagande électorale elle-même était par ailleurs peu ou pas politique, s’orientant uniquement par rapport au collectivisme comme seule thématique, dans la négation des réalités politiques, culturelles, idéologiques, etc.
On a ici un positionnement à l’opposé de la social-démocratie d’Europe centrale. Voici un appel du Parti Ouvrier Français lors des élections à Paris :
« Travailleurs de Paris,
Pour la première fois, depuis l’établissement du suffrage universel, les travailleurs français ont compris que, dans l’ordre politique, ils n’avaient rien à attendre de leurs exploiteurs de l’ordre économique.
Pour la première fois, ne voulant plus faire de distinction entre les partis politiques bourgeois, quel que soit le drapeau qu’ils arborent, ils se sont décidés à les combattre au même titre, comme constituant une seule masse conservatrice vis-à-vis de la misère ouvrière.
Arrivant enfin à la connaissance de leurs droits et de leurs devoirs, aux programmes monarchistes, opportunistes et radicaux, ils opposent, comme base de leurs revendications, le programme du « Parti ouvrier » , nouvellement constitué, tel enfin qu’il est sorti des Congrès ouvriers.
Aux candidatures politiciennes, répondant à des divergences plus ou moins sérieuses d’opinion, ils opposent des candidatures de classe répondant à l’antagonisme des intérêts qui domine le présent ordre social.
C’est la lutte électorale , — limitée pour l’instant à la conquête des droits communaux, premier pas clans la voie de l’affranchissement définitif et complet du prolétariat.
Est-il besoin de vous rappeler que si les luttes mémorables et sanglantes, où tant des vôtres sont tombés pour la conquête de vos libertés et de vos droits, n’ont abouti qu’à d’immenses hécatombes, c’est que l’organisation faisait défaut.
Que ceci serve d’enseignement au jeune « Parti ouvrier, » qui doit former un faisceau compacte s’il veut résolument conquérir son émancipation qui no sera obtenue qu’à la suite d’une révolution dans les idées, suivie nécessairement d’une révolution dans les faits.
Travailleurs de Paris,
Une pareille campagne ne peut manquer de vous trouver tous debout et décidés à la poursuivre jusqu’au succès; car c’est votre avenir, c’est l’avenir de ce grand prolétariat, dont vous avez été jusqu’à présent l’avant-garde, qui est en jeu.
Dans tous les arrondissements, dans tous les quartiers où votre drapeau, le drapeau du socialisme ouvrier, a été déployé, vous répondrez à l’appel de vos comités, en vous répétant qu’en dehors du programme du parti,il n’y a guère de place que pour des dupes ou des complices de la classe possédante et dirigeante.
Travailleurs des vingt arrondissements de Paris, vous devez, avec les travailleurs socialistes qui ont adopté le programme ouvrier, marcher au scrutin pour y affirmer ce principe : « Que l’émancipation des travailleurs n’est possible que par les travailleurs eux-mêmes. »
Ainsi, vous aurez aidé à fonder la vraie République, la République sociale. »
On peut voir le même positionnement avec l’adresse au congrès national des mineurs de France, en 1891 :
« Le congrès national du Parti ouvrier salue les mineurs de France réunis en Congrès à Commentry, et fait des vœux pour que de leurs travaux sorte une puissante Fédération nationale des travailleurs du sous-sol.
Ce n’est, en effet, que lorsque vous aurez groupé vos syndicats épars, que vous pourrez, par la combinaison de vos efforts, remplir les devoirs qui vous incombent vis-à-vis de vous-mêmes, vis-à-vis de vos camarades de l’étranger et vis-à-vis du prolétariat tout entier.
Vous êtes cent mille en France qui, une fois fédérés n’aurez qu’à dire: « nous voulons », pour que la loi sur les délégués mineurs devienne réellement protectrice, en attribuant à vos élus la surveillance du travail dans les mines et en leur allouant une indemnité fixe et mensuelle qui leur permette de vivre en dehors des compagnies.
Votre Fédération vous permettra, d’autre part, de vus entendre pour une action commune indispensable avec les mineurs d’Angleterre, de Belgique, d’Autriche et d’Allemagne déjà organisés nationalement.
Il vous sera possible, enfin, lorsque vous ne formerez plus qu’une seule armée, de songer à cette grève internationale des charbonnages qui, en arrêtant net la production et l’échange, obligera la société bourgeoise à capituler devant les légitimes revendications des travailleurs de tous les métiers qui comptent sur vous pour les affranchir en vous affranchissant.
Vous vous prononcerez à l’unanimité, nous en avons la ferme confiance, pour la journée légale de huit heures, c’est-à-dire pour que, en attendant la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, la loi intervienne qui, limitant le bon plaisir patronal, garantisse aux prolétaires, avec leurs huit heures de sommeil, huit heures de loisir pour jouir de l’existence, s’instruire, s’organiser et préparer la Révolution sociale.
Vous vous prononcerez pour la manifestation internationale du premier Mai, c’est-à-dire, pour que, ce jour-là, transformé en fête du travail, le vide se fasse dans les puits et dans les usines, seule manière de démontrer au capital qu’il n’est rien, qu’il disparaîtrait sans le travail, père et mère de toutes les richesses.
Vous vous prononcerez encore pour le retour à la société des mines arrachées aux plus voleurs des actionnaires et restituées à l’ensemble des mineurs produisant pour la nation et sous son contrôle.
Et, ce faisant, vous aurez bien mérité de vos familles, qui attendent leur bien-être de votre énergie, et de l’humanité entière, dont la liberté est suspendue à l’expropriation capitaliste et à la socialisation de tous les moyens de production.
Vivent les mineurs de France!
Vive le parti ouvrier!Pour le Conseil national:
Le secrétaire pur l’intérieur,
Jules Guesde.
11 mars 1891 »
Cette perspective ultra ne pouvait que se retourner en son contraire.