Au XVIIIe siècle se met en œuvre la dissolution progressive de la propriété féodale de la terre. Il est souvent dit que la Révolution française a aboli les privilèges, répartissant la terre avec la propriété paysanne. Cela est vrai, mais cela n’arrive pas d’un coup de baguette magique : il y a tout un long processus historique, dont la Révolution française est le saut qualitatif, elle-même se déroulant de 1789 à 1871.
Cependant, la substance de la Révolution française dans la question paysanne se lit déjà dès l’instauration du code civil de Napoléon en 1804 qui ne reconnaît juridiquement que la propriété individuelle.
Cela pose toutefois une contradiction importante entre une masse de paysans formant la majorité des Français, produisant de manière isolée, et une petite propriété devant nécessairement s’insérer dans une dynamique capitaliste impliquant une coopération au moyen du capital et ainsi une modernisation, une rationalisation.
C’est précisément cette contradiction qui va donner naissance à une petite-bourgeoisie paysanne, qui ne possède pas une idéologie mais un style, qu’on qualifiera par la suite de « poujadiste », et dont la base a été fourni par Henri Dorgères entre la première et la seconde guerre mondiales.
On ne peut pas comprendre la France du XIXe siècle et celle du début du XXe siècle sans voir que son socle est paysan. Au début du XXe siècle, il y a encore autant d’ouvriers agricoles que d’ouvriers de l’industrie.
La population urbaine française ne devient aussi nombreuse que la population paysanne qu’en 1930 – et encore cela suppose-t-il que les urbains sont eux-mêmes d’extraction paysanne toute fraîche. Un excellent exemple est la culture propre aux cafés, brasseries et bars-tabac aux mains des Auvergnats à Paris.
La France est ainsi, sur une longue période, une « nation paysanne ». C’est ce qu’avait admirablement remarqué Karl Marx dans son analyse du 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, avec le fameux passage du « sac de pommes de terre » :
« la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. »
Cette longue existence paysanne alors que le capitalisme s’élance pratiquement sans freins depuis 1789 est lourd de conséquences.
La combinaison de l’héritage familial paysan et le morcellement des terres en des petits propriétaires a pour conséquence de freiner le développement du capitalisme en France, et donc, dialectiquement de limiter la maturation idéologique de la classe ouvrière.
C’est ce qui explique le contournement en France de cette tâche de maturation historique, assumée inversement par la social-démocratie en Allemagne et en Autriche, avec le syndicalisme révolutionnaire et son principe de la « minorité agissante », ainsi que le républicanisme social de Jean Jaurès.
Le formidable poids de la paysannerie isole en fait les ouvriers et fait placer le centre de gravité de la vie politique française au « centre », avec les radicaux. C’est le socle de la IIIe République française, qui va de 1870 à 1940.
Les notables libéraux-républicains du parti radical-socialiste ont joué ici un rôle fondamental dans la domination de la bourgeoisie industrielle en confirmant la petite propriété rurale.
Revenu en France en juin 1871 après la Commune de Paris, Léon Gambetta déclare à Bordeaux :
« C’est donc aux paysans qu’il faut s’adresser sans relâche, c’est eux qu’il faut relever et instruire.
Les mots, que les partis ont échangés, de ruralité, de chambre rurale, il faut les relever et ne pas en faire une injure.
Ah ! il faudrait désirer qu’il y eût une chambre rurale dans le sens profond et vrai de ce mot, car ce n’est pas avec des hobereaux que l’on fait une Chambre rurale, c’est avec des paysans éclairés et libres, aptes à se représenter eux-mêmes ; et alors, au lieu d’être une raillerie, cette qualification de Chambre rurale serait un hommage rendu aux progrès de la civilisation dans les masses. »
C’est qu’à l’époque la base de la vie politique française est dans les campagnes, qui produisent des figures réactionnaires locales, que l’on retrouve notamment au Sénat, une entité jouant le rôle de frein réactionnaire dans le cadre des institutions.
Cette dynamique est telle qu’il se fonde une chambre des ruraux en 1875, une « Société nationale d’encouragement à l’agriculture » en 1880, fusionnée en 1912 dans une Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricole regroupant jusqu’à 1 910 538 membres en 1930.
Entre-temps il y avait également eu la création du Crédit agricole, afin de fournir la paysannerie en liquidité tout en sauvegardant le mode familial d’exploitation.
On peut voir ici que la bourgeoisie industrielle de la Belle époque a soutenu la petite production familiale autosuffisante, comme base sociale à son hégémonie politique : la reproduction simple à la campagne était un gage de stabilité du régime.
Sur 14 millions de paysans en 1930, 80 % sont ainsi propriétaires. C’est une immense base petite-bourgeoisie, par définition opposée au collectivisme, hostile à la modernité, enfermée dans des mythes traditionalistes en fait sans cesse renouvelés.
Les crises économiques de 1892 et de 1929, pas plus que la crise générale du capitalisme ouverte en 1917-1918, ne changeront cette caractéristique ; la France profite en effet, grâce à cette base paysanne et son Empire colonial, d’un relatif isolement du capitalisme mondial, lui permettant à la fois autonomie et stabilité.
Mais la progression inexorable de l’accumulation capitaliste, ainsi que les défis mondiaux des années 1930 – la marche à la guerre avec sa nécessaire militarisation, la rationalisation capitaliste devenant prégnante – obligèrent cette paysannerie à devenir une couche sociale également particulièrement agitée.
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Henri Dorgères et les chemises vertes