C’est un temple au Pérou actuel, au fond d’une vallée ; sa forme consiste en une pyramide à degrés, avec une place circulaire, une association qu’on retrouve dans toute la région.
Il relève d’une civilisation dont on ne sait que très peu de choses, aussi l’a-t-on appelée civilisation de Chavin, du nom du village de Chavín de Huántar où se trouve le temple.
On se situe ici à une altitude de 3200 mètres, au croisement de différentes routes commerciales, sans pour autant qu’il y ait une ville. On a affaire à un dispositif cérémoniel totalement indépendant, d’une superficie de 12 000 m².
Le temple lui-même, en forme de U, a été construit autour de 1000 avant notre ère, pour connaître différentes strates, un phénomène typique du continent américain avant la colonisation européenne. La civilisation de Chavin s’est quant à elle éteinte vers 200 avant notre ère, bien avant l’empire inca qui émergea au milieu du 15e siècle.
Le site de Chavin est entouré d’une cinquantaine de têtes clouées autour du temple qui servaient de représentation d’esprits mi-humains, mi-animaux, dans l’esprit typiquement chamanique de la possession ou de la transformation en animal que l’on trouve sur le continent américain d’avant la colonisation.
On retrouve de tels êtres comme sculptures sur des colonnes, des stèles, des linteaux (qui soutiennent les portes, les entrées), et le dieu principalement vénéré est d’ailleurs mi-homme mi-félin, que l’on trouve représenté sur un immense monolithe de 4,5 mètres, qu’il était peut-être possible de déplacer pour des rituels, et qui en tout cas profite largement de la lumière au moment du solstice d’été.
Ce dieu, avec des serpents comme chevelure, indique le haut avec la main droite, le bas avec la main gauche, soit on l’aura compris le monde supérieur et le monde inférieur. C’est là quelque chose de fondamental, car c’est le strict équivalent du fruit de la connaissance du bien et du mal du jardin d’Eden.
Pour une humanité vivant dans la précarité et avec une alimentation défaillante, le bien, c’est l’euphorie, le vécu où l’on s’extrait de sa réalité, en planant littéralement ; le mal c’est l’effondrement psychique et physique.
Et ce monolithe est au véritable coeur du temple lui-même. Son entrée est réduite, et immédiatement on est projeté dans un labyrinthe de tunnels, souvent à angles droits, avec des petites chambres obscures pouvant abriter quelques personnes, parfois une seule.
De manière très élaborée, le temple profite de tout un circuit d’aqueduc et de chutes d’eau d’une part, de conduits d’air de l’autre, qui contribuait à produire un son censé, pense-t-on, rappeler le rugissement du jaguar. Il a été analysé que le son produit avait une résonance qui a été mesurée à 110 Hertz, produisant un effet puissant sur l’être humain.
C’est là que se situe la clef du temple. L’iconographie est effet marquée par la présence du cactus San Pedro (« huachuma ») et de graines de l’arbre willka (Anadenanthera colubrina), dont la consommation a un effet hallucinogène.
On a découvert justement, en 1972, sur la place circulaire, la stèle dite du « Porteur de cactus » ; un être en transformation, mi-humain mi-animal, tient un cactus San Pedro tel on tient une lance, avec différents êtres l’accompagnant : des jaguars, des rapaces, des serpents.
De par les restes de stèles découverts ensuite, on pense qu’il y avait quatre « porteurs de cactus » similaires au moins parmi 28 stèles entourant la place circulaire, qui est de 21 mètres de diamètre.
La décoction de San Pedro a un effet durant plusieurs heures ; la personne droguée, à travers des nausées, connaît un sentiment euphorique, lancinant, avec une sorte d’esprit de communion.
Et sur les lieux, on a retrouvé des boîtes à priser, avec des tubes en os, typiques de l’Amazonie dans le cadre d’utilisation de plantes contenant un hallucinogène, la DMT (diméthyltryptamine). Un effet de la DMT se retrouve dans la morve sortant du nez de différentes sculptures.
C’est que la DMT est immédiatement très violente sur le corps, produisant des contorsions, des convulsions, pour une demi-heure d’extase tout à fait similaire à l’expérience de la « mort imminente » vécue par des personnes dans le coma.
La présence de la DMT, qui ramène à l’Amazonie, est frappante car on est dans les Andes et donc à une distance notable de celle-ci, néanmoins le jaguar est omniprésent dans le temple, ce qui combine sur le plan de la civilisation le jaguar de l’Amazonie et l’aigle des Andes, alors qu’on retrouve également le serpent.
On a ainsi deux sources civilisationnelles aboutissant à la mise en place d’un temple bâti pour qu’une personne ayant consommé un produit hallucinogène voit ses sens profondément troublés au niveau visuel par la faible luminosité et désorienté par les tunnels, perturbé au niveau du son par les cours d’eau provoquant un « rugissement ».
On a également retrouvé des coquillages faisant office d’instrument de musique, et il est tout à fait possible également que des odeurs diffusées de manière rituelle renforcent encore cette expérience hallucinée.
Car tout vise à la « vision », comme la stèle dite de Raimondi, du nom de celui qui l’a redécouvert utilisé comme table par un fermier de la région, qu’on est censé clairement admirer en étant drogué.
Le dieu représenté tient d’ailleurs deux cactus de San Pedro, et on notera également que la représentation, où l’on trouve dix paires d’yeux, 11 bouches et 50 serpents, peut être inversée pour obtenir une représentation tout aussi hallucinée.
Le temple de Chavin, qui est monté en puissance comme lieu de culte majeur dans toute la région, était entièrement concentré sur une expérience chamanique de l’existence. Cela montre comment l’humanité a fétichisé l’expérience de l’hallucination par la drogue.
C’est le sens des jaguars, des rapaces, des serpents qu’on trouve dans les cultes en Amérique pré-coloniale. Le jaguar représente la terre, la réalité, alors que les rapaces représentent le monde supérieur et les serpents le monde inférieur.
La ville de Mexico-Tenochtitlan a ainsi été fondée au début du 14e siècle, comme capitale de ce qui va devenir « l’empire » aztèque, sur une île du lac Texcoco, en raison de la légende suivante : les Mexicas errants depuis leur paradis perdu Aztlán devaient fonder leur foyer là où un aigle sur un cactus dévore un serpent.
C’est évidemment le reflet du triomphe du monde supérieur sur le monde inférieur, le cactus étant une allégorie de l’hallucination provoquée par sa consommation du cactus.
Dans la légende, le cactus n’a il est vrai pas de propriété hallucinogène : il s’agit du nopal, ou figue de barbarie. Mais ce nopal sur l’île a poussé à partir du coeur enterré de Copil, fils mythique du dieu de la guerre guidant les Mechicas et possédant des qualités de mage, astronome, divinateur, etc.
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