L’Institut de recherche sociale était passé de Francfort à New York, puis ses principaux membres sur la côte ouest, tout en étant formellement rattaché encore à la Columbia University. La fin de la guerre donnait la possibilité d’une carrière en Allemagne de l’Ouest, avec le prestige d’une dimension « américaine ».
Les membres de l’Institut de recherche sociale n’avaient en effet subi aucun travers de l’immense campagne anticommuniste après 1945 qui visa particulièrement les immigrés européens gravitant autour de Hollywood.
En octobre 1949, la revue de la société américaine de sociologie, American Sociological Review, fit ainsi un appel pour que l’Institut de recherche soit rétabli dans ses droits à Francfort, comme avant 1933, tout en restant une sorte de filiale de la Columbia University.
L’Institut reçut alors 50 000 dollars pour son installation et 110 000 dollars par an (dont 7 000 pour le directeur Max Horkheimer) pour son fonctionnement. La ville de Francfort apporta 150 000 marks et John McCloy, le commissaire principal représentant les États-Unis en Allemagne de l’Ouest, fit en sorte que soient apportés 435 000 marks.
L’Institut de recherche sociale était donc entièrement fonctionnalisé par les États-Unis et le nouveau régime allemand lorsqu’il rouvrit en grande pompe à Francfort le 14 novembre 1951, au point d’ailleurs que dans les évaluations « sociologiques » effectuées, être pour le réarmement de l’Allemagne (de l’Ouest) était évalué positivement, le pacifisme étant assimilé à un rejet du régime post-nazi.
C’est dans le prolongement de cette installation institutionnelle que Theodor Adorno écrivit des ouvrages sur la musique et synthétisa sa propre philosophie dans Dialectique négative en 1966.
On a ici une œuvre qui est l’expression la plus aboutie de « l’école de Francfort » portée par l’Institut de recherche sociale. Tout est magistralement incompréhensible, dans une avalanche de concepts et de références dont le seul dénominateur commun est la fascination pour l’opposition sujet / objet.
Ce dernier aspect est important, car il puise dans Histoire et conscience de classe de Georg Lukács, publié 43 ans auparavant, qui se fondait justement sur cette pseudo dialectique du sujet et de l’objet.
Theodor Adorno résume de la manière suivante sa démarche :
« Il s’agit d’une tentative de philosophie qui ne présuppose pas le concept d’identité de l’être et de la pensée, et ne se conclut pas là-dessus non plus, mais justement du contraire, c’est-à-dire qui entend articuler le cheminement séparé du concept et de la chose, du sujet et de l’objet, et de leur inconciliabilité. »
En termes clairs, cela signifie que si Georg Lukács expliquait dans Histoire et conscience de classe que le prolétariat résoudrait le conflit entre l’articulation du sujet et de l’objet, par la pratique révolutionnaire, Theodor Adorno dit que la séparation est radicale entre le sujet et l’objet.
Il y aurait toujours un décalage désastreux et tel serait le drame humain.
Cela donne donc, dans Dialectique négative, une série de propos à la fois cryptique et conceptuel, d’allure philosophique ultra-radicale et ne débouchant typiquement sur rien, etc. Voici quelques exemples.
« Ce qui, dans la conscience morale, reproduit la monstruosité obstinément présente, répressive de la société, est le contraire de la liberté et doit être démystifié par la mise en évidence de sa détermination.
En revanche la norme collective, inconsciemment annexée par la conscience morale, témoigne de ce qui, dans la société, comme principe de sa totalité dépasse la particularité. Voilà le moment de vérité de la société.
À la question sur le juste et l’injuste de la conscience morale une réponse concluante est refusée parce que le juste et l’injuste sont absolument inhérents à la conscience morale et qu’aucun jugement abstrait ne pourrait les en séparer : la conscience solidaire, qui supprime la conscience répressive, ne se constitue que face à la forme répressive de la conscience.
Pour la philosophie morale il est essentiel qu’entre individu et société ni ne surgisse une simple différence, ni ne s’accomplisse une réconciliation. »
« Percevoir la constellation dans laquelle se trouve la chose signifie pour ainsi dire déchiffrer l’histoire que le singulier porte en lui en tant qu’advenu.
De son côté, le chorismos [terme rarissime, relevant du grec ancien chez les critiques de Platon, désignant la séparation chez Platon des idées pures des objets avec les objets réels] de l’extérieur et de l’intérieur est conditionné historiquement.
Seul un savoir auquel est aussi présente la valeur historique de l’objet dans son rapport aux autres objets, est capable de dégager l’histoire dans l’objet ; actualisation et concentration d’un déjà su qui transforme le savoir. »
« La réification et la conscience réifiée actualisèrent avec l’essor des sciences de la nature, aussi la potentialité d’un monde sans manque ; du déshumanisé par chosification fut déjà auparavant condition de l’humanité ; celle-ci du moins se conjuguait à des figures chosifiées de la conscience alors que l’indifférence envers les choses tenues pour de purs moyens et réduites au sujet, contribua à niveler l’humanité.
Dans le chosifié, ces deux éléments sont réunis : le non-identique de l’objet et l’assujettissement des hommes aux conditions de productions dominantes, leur propre interconnexion fonctionnelle méconnue d’eux-mêmes. »
On ne s’étonnera donc pas si, au moment de la révolte étudiante en Allemagne de l’Ouest, Theodor Adorno rejette le mouvement. Lorsque l’Institut de recherche sociale fut occupé par les étudiants en janvier 1969, il les fit évacuer par la police.
Les étudiants se vengèrent en venant chahuter son dernier cours de l’année en avril 1969, et lorsqu’il posa un ultimatum pour savoir dans les trois minutes qui suivirent si le cours aurait lieu ou pas, trois étudiantes vinrent se poser à ses côtés, seins nus, en lui posant des fleurs sur la tête.
Il quitta les lieux outrés, alors que les examens d’avril 1969 furent également, en son absence, perturbés par des activistes (jets de peinture, etc.). Il décéda d’une crise cardiaque en août 1969 lors d’un séjour à la montagne.
Theodor Adorno était ici d’accord avec Jürgen Habermas, un jeune philosophe né en 1929 ayant rejoint l’Institut de recherche sociale en 1956. Jürgen Habermas considérait que le mouvement étudiant était largement poreux au fascisme dans sa démarche même, comme « fascisme de gauche » ; par la suite, il développera le principe du patriotisme constitutionnel, voulant que ce qui compte pour les Allemands ne doit pas tant être l’Allemagne que les institutions « démocratiques » allemandes. C’est grosso modo l’idéologie actuelle de la République Fédérale d’Allemagne.
Ce refus du mouvement étudiant aboutit à la rupture définitive avec Herbert Marcuse, qui lui accepta de se remettre en cause et de s’identifier à la contestation révolutionnaire. Herbert Marcuse exprima d’ailleurs son désaccord ouvert avec Theodor Adorno pour avoir appelé la police lors de l’intervention des étudiants dans son cours, soulignant que l’Institut de recherche sociale des années 1960 est différent de celui des années 1930 et que l’intervention des étudiants a un sens politique réel.
Il rejeta également fermement la thèse de Jürgen Habermas d’un « fascisme de gauche ». Dans une lettre à Theodor Adorno, il souligna que :
« Sur le « fascisme de gauche » : bien entendu, je n’ai pas oublié qu’il y a des contradictions dialectiques – mais je n’ai pas oublié que toutes les contradictions ne sont pas dialectiques – certaines sont simplement fausses.
La gauche (authentique) n’est pas en mesure de se transformer en Droite « par la force de ses antinomies immanentes », sans changer de manière décisive sa base sociale et ses objectifs. Rien dans le mouvement étudiant n’indique un tel changement (…).
Parler des « Chinois sur le Rhin » [en référence aux « pro-chinois »] est une impossibilité pour moi, tant que les Américains ont des bases sur le Rhin. »
Dans une autre lettre, il dit encore :
« Ma question de savoir si l’Institut d’aujourd’hui est vraiment toujours l’ancien ne faisait pas du tout référence aux publications, mais à l’abstention des positions politiques.
Je le répète : en aucun cas je n’ai banni le concept de médiation, mais il y a simplement des situations dans lesquelles justement elle se manifeste concrètement.
Selon sa propre dynamique, le grand, voire historique travail de l’Institut exige l’adoption d’une position claire contre l’impérialisme américain et pour la lutte de libération au Vietnam, et il n’est tout simplement pas question de parler des « Chinois sur le Rhin », tant que le capitalisme est l’exploiteur dominant.
Dès 1965, j’ai entendu parler de l’identification de l’Institut avec la politique américaine en Allemagne. »
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L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur