L’attaque du Figaro contre les Fleurs du mal mentionnait en particulier quatre poèmes ; ce sont ceux-là qui se feront ensuite viser par le procureur impérial Ernest Pinard, deux autres s’ajoutant pour la forme (il s’agit ainsi de Les Bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Lesbos, Femmes damnées, Les Métamorphoses du Vampire).
Des amendes furent infligées le 20 août 1857 à l’éditeur ainsi qu’à Baudelaire et les poèmes concernés doivent être retirés. Or, le paradoxe était que Lesbos avait déjà été publié dans la petite Encyclopédie poétique en 1850 et le Reniement de saint Pierre dans la Revue de Paris en 1852.
C’est que Baudelaire avait en fait très mal joué, son œuvre devenant l’objet d’une concurrence au sein de l’appareil d’État. Le recueil des Fleurs du mal avait en effet été publié à 1 100 exemplaires en juin 1857, soit quelques mois seulement après le procès concernant le roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary, publié en janvier 1857.
Le même procureur impérial que pour les Fleurs du mal, Ernest Pinard, avait alors immédiatement attaqué le roman, échouant dans son entreprise puisque le 7 février 1857, l’auteur était acquitté de la charge d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs.
La publication des Fleurs du mal était une occasion de rattraper cela.
Lorsque le journaliste Édouard Thierry du Moniteur du soir demanda la permission de parler des Fleurs du mal au ministre d’État Achille Fould, il la reçut.
Mais le ministre de la Justice Jacques-Pierre Abbatucci se précipita, voyant un moyen de soutenir une attaque contre le Moniteur du soir ayant été en première ligne en faveur du roman de Gustave Flaubert.
Le ministre de l’Intérieur Adolphe Billault le soutint, le Figaro fut le moyen de mener l’attaque et la peine reçue par Charles Baudelaire visa à équilibrer la non-peine de Gustave Flaubert.
Cette contre-offensive fut par ailleurs mesurée, raisonnant en termes de limite à donner. Les peines furent modérées et l’accusation d’offense à la morale religieuse tomba, ne restant que celle d’offense à la morale publique et aux bonnes mœurs.
Le procureur présenta lui-même les choses ainsi durant le procès :
« Mon Dieu ! Je ne demande pas la tête de Monsieur Baudelaire : je demande un avertissement seulement. »
Les Fleurs du mal avaient été le jouet d’un affrontement au sein de la France de Napoléon III, entre le régime conservateur et les factions libérales, alors que le peuple avait été écrasé en 1848 lors du succès de la révolution bourgeoise.
Baudelaire avait soutenu la révolution de 1848, mais s’était immédiatement dépolitisé, conformément à sa nature petite-bourgeoise. Il n’avait donc rien compris à ce qui était en jeu après 1848, avec la bataille entre les différentes tendances de la bourgeoisie (libérale, industrielle, bancaire, post-aristocratique, etc.) et ses Fleurs du mal tombèrent ainsi au plus mauvais moment.
Il saisit en tout cas relativement le problème puisqu’il ne fit pas appel, alors que le soir même du verdict, il était la tête rasée avec une chemise sans col, tel quelqu’un devant se faire guillotiner dans la foulée (la « toilette du guillotiné »). Il rédigea ensuite 35 nouveaux poèmes qu’il ajouta aux Fleurs du mal, désormais retranchés des poèmes incriminés.
Il essaya tout de même de faire tomber l’amende, au moyen d’une lettre de Charles Baudelaire à l’impératrice Eugénie.
La lettre est obséquieuse, élogieuse pour la justice, jouant sur la corde du pauvre poète, etc.
6 Novembre 1857
Madame,
Il faut toute la prodigieuse présomption d’un poëte pour oser occuper l’attention de Votre Majesté d’un cas aussi petit que le mien. J’ai eu le malheur d’être condamné pour un recueil de poésies intitulé : Les Fleurs du Mal, l’horrible franchise de mon titre ne m’ayant pas suffisamment protégé.
J’avais cru faire une belle et grande œuvre, surtout une œuvre claire ; elle a été jugée assez obscure pour que je sois condamné à refaire le livre et à retrancher quelques morceaux (six sur cent).
Je dois dire que j’ai été traité par la Justice avec une courtoisie admirable, et que les termes mêmes du jugement impliquent la reconnaissance de mes hautes et pures intentions.
Mais l’amende, grossie des frais inintelligibles pour moi, dépasse les facultés de la pauvreté proverbiale des poëtes, et, encouragé par tant de preuves d’estime que j’ai reçues d’amis si haut placés, et en même temps persuadé que le cœur de l’Impératrice est ouvert à la pitié pour toutes les tribulations, les spirituelles comme les matérielles, j’ai conçu le projet, après une indécision et une timidité de dix jours, de solliciter la toute gracieuse bonté de Votre majesté et de la prier d’intervenir pour moi auprès de M. le Ministre de la Justice.
Daignez, Madame, agréer l’hommage des sentiments de profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être
De Votre Majesté,le très dévoué et très obéissant serviteur et sujet,
Charles Baudelaire,
19, quai Voltaire.
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