Les Fleurs du mal, échec de la promesse de la sensation multipliée

Les Fleurs du mal, à leur publication désarçonnèrent ceux qui attendaient tellement de Charles Baudelaire, cette pittoresque figure des milieux littéraires parisiens. Les bourgeois cultivés tablaient sur une œuvre qui soit un complément raffiné, un ajout accessible et ornemental, comme toutes les autres.

Or, avec les Fleurs du Mal en 1857, Charles Baudelaire n’est qu’un esthète raffiné, toisant et méprisant, idéaliste et aristocratique, ouvertement complaisant avec sa propre décadence.

Cela prit totalement par surprise ceux qui attendaient de lui quelque chose conforme à leurs longues attentes consommatrices, ce qu’avait initialement promis Charles Baudelaire.

Charles Baudelaire en 1855

Le Figaro du 5 juillet 1857, sous la plume de Gustave Bourdin, exprime cette terrible déception.

CECI ET CELA

C’est aujourd’hui le tour des Fleurs du mal, de M. Charles Baudelaire, et des Lettres.

M. Charles Baudelaire est, depuis une quinzaine d’années, un poète immense pour un petit cercle d’individus dont la vanité, en le saluant Dieu ou à peu près, faisait une assez bonne spéculation; ils se reconnaissaient inférieurs à lui, c’est vrai mais en même temps, ils se proclamaient supérieurs à tous les gens qui niaient ce messie.

Il fallait entendre ces messieurs apprécier les génies à qui nous avons voué notre culte et notre admiration: Hugo était un cancre, Béranger un cuistre, Alfred de Musset un idiot, et madame Sand une folle. Lassailly avait bien dit: Christ va-nu-pieds, Mahomet vagabond et Napoléon crétin.

-Mais on ne choisit ni ses amis ni ses admirateurs, et il serait par trop injuste d’imputer à M. Baudelaire des extravagances qui ont dû plus d’une fois lui faire lever les épaules. Il n’a eu qu’un tort à nos yeux, celui de rester trop longtemps inédit. Il n’avait encore publié qu’un compte rendu de Salon très vanté par les docteurs en esthétique, et une traduction d’Edgar Poe.

Depuis trois fois cinq ans, on attendait donc ce volume de poésies; on l’a attendu si longtemps, qu’il pourrait arriver quelque chose de semblable à ce qui se produit quand un dîner tarde trop à être servi; ceux qui étaient les plus affamés sont les plus vite repus: l’heure de leur estomac est passée.

Il n’en est pas de même de votre serviteur. Pendant que les convives attendaient avec une si vive impatience, il dînait ailleurs tranquillement et sainement, et il arrivait l’estomac bien garni pour juger seulement du coup d’œil. Ce serait à recommencer que j’en ferais autant.

J’ai lu le volume, je n’ai pas de jugement à prononcer, pas d’arrêt à rendre mais voici mon opinion que je n’ai la prétention d’imposer à personne.

On ne vit jamais gâter si follement d’aussi brillantes qualités. Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire; il y en a où l’on n’en doute plus: c’est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées.

-L’odieux y coudoie l’ignoble;- le repoussant s’y allie à l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages; jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de foetus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine.

Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur; encore si c’était pour les guérir, mais elles sont incurables. Un vers de M. Baudelaire résume admirablement sa manière; pourquoi n’en a-t-il pas fait l’épigraphe des Fleurs du mal?

Je suis un cimetière abhorré de la lune.

Et au milieu de tout cela, quatre pièces, Le Reniement de Saint Pierre, puis Lesbos, et deux qui ont pour titre les Femmes damnées, quatre chefs-d’œuvre de la passion, d’art et de la poésie; mais on peut le dire, mais on peut le dire, il le faut, on le doit: si l’on comprend qu’à vingt ans l’imagination d’un poète puisse se laisser entraîner à traiter de semblables sujets, rien ne peut justifier un homme de plus de trente d’avoir donné la publicité du livre à de semblables monstruosités.

Il est ainsi tout à fait clair qu’à la sortie des Fleurs du mal, Charles Baudelaire n’est nullement un paria, un inconnu, c’est au contraire une figure connue dont il est attendu la première œuvre… et qui déçoit.

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