La Bible prétend raconter les débuts de l’humanité et décrit de la manière suivante le premier meurtre. Nous sommes ici dans la Genèse et on lit :
3 Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Éternel une offrande des fruits de la terre ;
4 et Abel, de son côté, en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. L’Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ;
5 mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande. Caïn fut très irrité, et son visage fut abattu.
La suite est connue : Caïn le cultivateur assassine son frère Abel, berger, car Dieu a préféré les sacrifices de celui-ci.
Le schéma est connu en Mésopotamie. On a ainsi la déesse Inanna / Ishtar, hésitante sur avec qui se marier, ayant le choix entre le berger Dumuzi et l’agriculteur Enkimdu. Elle choisira finalement le premier, qui cependant ira par la suite aux enfers. On notera que la figure de Dumuzi est d’une importance capitale pour l’histoire religieuse de la région.
On a également un autre dieu, qui eut une importance majeure à un moment en Mésopotamie, Enlil. Il créa les dieux Emesh et Enten, respectivement un berger et un agriculteur, pour « établir l’abondance et la prospérité ». Ces deux dieux se disputeront et Enlil prendra parti pour l’agriculteur.
Ainsi, agriculture et élevage se font face comme deux pôles d’une contradiction. On doit, à ce titre, les rapprocher de la contradiction précédente, celle entre la chasse et la cueillette, liée à la différenciation entre hommes et femmes, qui aboutit au renversement du matriarcat et du culte de la vie, au profit du patriarcat.
On peut considérer que le matriarcat représentait la qualité, par la valorisation des naissances, par les femmes, par opposition à l’élargissement des activités hors du groupe, par les hommes, qui représente la quantité.
On peut également considérer que, dans le développement effectué, une expansion suit une période de contraction. Le repli initial amène l’élargissement, le développement du groupe de manière qualitative aboutit à son action quantitative.
Rapprochons maintenant cela de l’opposition entre agriculture et élevage. Au fond, on retrouve la contradiction entre cueillette et chasse, puisque d’un côté on se tourne vers les végétaux, de l’autre vers les animaux.
Mais, surtout, on voit que ce sont des activités prolongées. Ce ne sont pas simplement des activités répétées, au jour le jour, il s’agit d’actions menées relativement sur le long terme : il a fallu conserver des expériences passées, les transformer en connaissances, agir sur le long terme pour produire.
Cela signifie que si la différence entre la chasse et la cueillette était relative, car on en revient surtout au groupe auquel on appartient une fois l’action menée, avec l’agriculture et l’élevage on passe par contre dans un processus de transformation profonde de soi-même par le travail.
Et si on regarde bien, on peut penser qu’il n’y a qu’une différence relative entre la chasse et la cueillette, car on « arrache » à la Nature ce qui préexiste. On se déplace, on agit rapidement, ce qu’on fait n’a pas d’incidence apparente dans la durée ni sur les lieux où cela se déroule.
Il en va tout autrement avec l’agriculture et l’élevage, qui se font face comme deux pôles d’une contradiction. En effet, quand on pratique l’agriculture, on modifie l’environnement. Et le temps change en l’endroit où l’agriculture se met en place, les moissons devenant le centre de référence.
Néanmoins, ce qui compte surtout, c’est l’endroit, précieux en ce qu’il fournit l’alimentation, l’eau nécessaire et le type de plantes sélectionnées, en particulier sur le plan des céréales, déterminant l’organisation sociale à sa base.
Pour l’élevage, le rapport est inversé, puisque le temps compte plus que le lieu. Le temps, c’est celui de la reproduction des animaux, alors que l’endroit, s’il est important, est souvent modifié, et est a priori remplaçable.
Les agriculteurs sont donc composés d’une humanité se focalisant sur l’espace, et les bergers forment une humanité tournée vers le temps. En fait, l’agriculture et l’élevage produisent une grande différenciation entre les êtres humains.
C’est même la première grande fracture dans l’humanité commençant pourtant à coopérer.
Ce qui est étonnant, pourtant, pour reprendre l’exemple d’Abel et Caïn, est que ce soit l’agriculteur qui assassine le berger, et non l’inverse.
On pourrait s’attendre à ce que la vie du berger soit bien plus rude, plus marqué par le patriarcat, que celle de l’agriculteur. Seulement, ce qui se passe, c’est que si l’élevage permet la qualité, l’agriculture permet la quantité.
Autrement dit, si à court terme l’élevage permet une vie plus aisée pour les êtres humains suivant son orientation, c’est l’agriculture qui permet l’expansion numérique des êtres humains.
Et au bout du compte, ce sont les sociétés agricoles qui ont digéré les sociétés nomades ou agricoles-marginales. Elles ont gagné à cette digestion les capacités de domestication des éleveurs, permettant de substituer aux sacrifices humains et au cannibalisme, la domestication des hommes, c’est-à-dire l’esclavage, et les sacrifices symboliques d’animaux.
L’exemple mongol est ici l’expression de cette règle historique tendancielle, dans la mesure où même la puissance mongole liée à l’élevage a dû totalement s’effacer devant la civilisation ayant systématisé l’agriculture.
Dans tous les cas, l’agriculture forme un pôle et l’élevage un autre pôle. Et de cette contradiction sortiront les commerçants et les artisans, qui forment une excroissance du développement suffisamment puissant du socle permettant une alimentation pour les êtres humains.
Cependant, ce qu’il faut bien saisir ici, c’est que la contradiction agriculture – élevage détermine l’être social de l’humanité primitive ayant dépassé l’opposition des pôles chasse – cueillette.
Si l’opposition chasse – cueillette n’était pas antagonique, celle entre l’élevage et l’agriculture l’est par contre.
Les éleveurs font la conquête des zones où l’agriculture était majoritaire, mais les agriculteurs absorbent les éleveurs. C’est cette négation de la négation qui donne naissance au dépassement des clans et à l’instauration de véritables entités suffisamment stables.
Dit différemment : les éleveurs imposent leur violence, mais l’agriculture permet à celle-ci de disposer d’un socle.
L’exemple le plus flagrant est comment les Indo-Aryens ont conquis l’Inde, avec leurs chars et leur religion védique, pour ensuite instituer des castes à travers l’hindouisme, mettant un terme aux sacrifices pour passer au symbolique.
Les sacrifices sont acceptables pour unir un clan, une tribu, mais lorsque l’humanité est fractionnée en deux pôles bien délimités, cette violence ne peut plus se poser telle quelle, de par la menace interne qu’elle pose.
C’est le prix qu’a eu à payer la civilisation méso-américaine, qui en l’absence de domestication des animaux suffisamment développée, s’est noyé dans les sacrifices humains jusqu’à l’auto-destruction.
Et, inversement, les sacrifices humains, ainsi que le cannibalisme, cessent quand l’élévation de l’agriculture et de la domestication des animaux permettent d’instaurer l’esclavage comme système complet.
Auparavant, il y a les tributs, et encore avant, les massacres sur le tas, et l’intégration éventuelle d’éléments au sein du clan, des tribus.
Le sacrifice est dépassé quand on peut faire du sacrifié un esclave à la place, et que c’est nécessaire de toutes façons pour ne pas nuire à la stabilité de l’unité contradictoire des éleveurs et des agriculteurs.
L’esclavage est, en fait, le dépassement du cannibalisme.
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