Le style CFDT « alternatif » : l’autogestion

Les événements de Mai 1968 vont pousser la CFDT à adopter un discours plus « radical », dont l’arrière-plan n’est pas tant l’acquisition de principes « révolutionnaires » que la nécessité d’avoir une contre-proposition au gaullisme.

Ainsi, le 16 mai 1968, le Bureau Confédéral de la CFDT avait-il lancé le mot d’ordre :

« A la monarchie industrielle et administrative, il faut substituer des structures démocratiques à base d’autogestion. »

L’humanisme-existentialisme de la CFDT va alors se transformer, en apparence, en revendications socialistes, sous l’impulsion d’un « groupe de synthèse » mis en place par la direction.

On a ainsi en 1969 les exigences suivantes :

– la démocratisation des moyens d’information (à une époque où l’ORTF étatique prédomine ;

– une planification démocratique (en écho au « plan » gaulliste) ;

– un véritable pouvoir syndical dans les entreprises (par opposition à la prime d’intéressement promue par le gaullisme) ;

– une démocratisation de la gestion des entreprises appartenant à l’État (à l’opposé du régime gaulliste à ce niveau) ;

– une nationalisation des entreprises dominantes et des secteurs-clefs de l’économie.

Ce dernier point est naturellement le plus « radical ». Il tranche avec ce qui était demandé auparavant, où les nationalisations n’étaient que conçues que comme éventuelles et comme support à une orientation « meilleure » de l’investissement.

Le manifeste aux travailleurs adoptés par le Congrès de 1963 disait ainsi que :

« La C.F.T.C. rappelle solennellement que lorsqu’elle a proposé une « planification démocratique» elle affirmait que cette organisation de l’économie au service des besoins du peuple supposait une nationalisation totale du système bancaire et de crédit.

Elle opposait au capitalisme moderne — sous quelque forme de planification qu’il se dissimule — une économie socialisée où la fonction d’investissement deviendrait une responsabilité publique, y compris par d’éventuelles nationalisations des secteurs-clés de l’économie. »

Désormais, on passe à autre chose : à la suite de Mai 1968, la CFDT assume de remettre en cause la propriété privée des moyens de production.

Cependant, ce n’est pas au nom des classes, mais toujours de l’Homme : on ne sort pas du fond humaniste-existentialiste. L’objectif, c’est la « propriété sociale des moyens de production » et la CFDT insiste sur le mot « social », soulignant qu’il peut y avoir énormément des formes possibles.

Il y a en fait une sorte d’assimilation-élargissement l’un à l’autre des concepts de démocratie et d’autogestion.

Inévitablement, une précision fut nécessaire et l’autogestion fut le thème d’une conférence dans la petite ville normande de Bierville, où est basé un centre de formation de la CFDT, les 7 et 8 décembre 1968.

Elle rassembla, sous le titre « Pour des structures démocratiques à base d’autogestion dans l’entreprise », les cadres présents dans les entreprises les plus marquées par les événements de Mai 1968.

L’autogestion est alors présentée par la CFDT comme une alternative tant au néocapitalisme qu’à la technocratie. Par « néocapitalisme », la CFDT reprend un concept développé par certains économistes, trotskistes, notamment ; le capitalisme serait devenu subordonné aux « décideurs » des entreprises et non plus à la bourgeoisie.

Par technocratie, la CFDT désigne le socialisme étatique, considéré comme bureaucratique. L’autogestion est vue comme une troisième voie, la seule démocratique.

La CFDT met par conséquent en avant la mobilisation des travailleurs pour en quelque sorte prendre les choses en main, pour assumer les choix dans la société.

On comprend ici que la CFDT puisse, au moment de son congrès fondateur, dénoncer le Parti communiste français comme « peu dynamique et peu imaginatif », et que c’est encore plus vrai après Mai 1968.

La CFDT a pris en compte les profondes modifications de la société française, ayant compris que le modèle américain l’emportait – à ceci près que la CFDT accepte ces modifications, en voulant composer avec elles.

Elle ne veut d’ailleurs pas d’autogestion généralisée car cela présupposerait une révolution et donc une dictature ; elle dit bien en 1970, année du 35e congrès qui officialise les thèses de l’autogestion, qu’il s’agit d’abord de commencer l’autogestion dans les entreprises clefs du secteur nationalisé, et de convaincre ensuite la majorité de la population.

La CFDT est certaine de gagner, en raison de la modernité triomphante, une modernité que le PCF ne constate pas du tout, maintenant son discours misérabiliste sur le paupérisme absolu.

On parle pourtant de gens de la même génération : à son 33e congrès en 1965, la moyenne d’âge des délégués de la CFDT est de 38 ans, soit pareil qu’à la CGT.

Mais là où la CGT a une hégémonie ouvrière, avec des ouvriers s’alignant sur un Parti communiste français devenu révisionniste, rabougri intellectuellement, avec des ouvriers accédant à la propriété et se repliant sur eux-mêmes dans leurs municipalités, la CFDT a une hégémonie de cadres, techniciens et employés, tournés vers le changement et la modernité.

D’où la célébration du « pluralisme des modes de vie », suivant le modèle américain.

Et si l’on regarde bien, l’autogestion est avant tout un masque. Chez le PCF, qui met également au même moment en avant l’autogestion contre le « capitalisme monopoliste d’État, c’est le masque d’un changement de pouvoir dans un sens favorable au social-impérialisme soviétique.

Chez la CFDT, l’autogestion est le masque de la négociation systématisée et à tous les niveaux. Ce que veut la CFDT, c’est que le syndicat joue un rôle sur tous les tableaux, qu’il soit incontournable.

Elle mobilise sur le mythe d’un socialisme démocratique, afin de mieux s’implanter. Ce qu’elle dit en 1970 le montre très bien :

« La négociation est un aspect essentiel de la lutte pour la démocratisation.

Lorsque la négociation est l’aboutissement d’une action menée par les travailleurs sur des objectifs auxquels ils adhèrent pleinement, elle est manifestation d’un rapport de forces et traduction de ce rapport de forces dans les relations entre les travailleurs et l’entreprise.

C’est un moment privilégié pendant lequel sont conquises de nouvelles libertés et s’affirme le pouvoir syndical face à celui de l’entreprise capitaliste. C’est aussi un moment important pour la syndicalisation des travailleurs.

Une articulation doit être recherchée entre les différents niveaux de négociation à deux points de vue différents : la négociation de caractère national, régional ou local doit se prolonger par une négociation au plan de l’entreprise, aider la négociation dans l’entre-prise et non pas la supprimer.

De même la négociation au plan national ou régional ou local ne doit pas déporter la négociation des problèmes au plan de l’entreprise sur d’autres institutions que le syndicat et, par exemple, sur le comité d’entreprise.

L’articulation des négociations doit donc valoriser la négociation au plan de l’entreprise et non pas en faire disparaître les raisons d’être.

L’accord d’entreprise, complément de la Convention Collective, doit se généraliser et garantir bien des aspects du contrat de travail qui ne peuvent être valablement régis à l’extérieur de l’entreprise.

Pour cela, le contenu de ces accords doit porter non seulement sur la structure et le taux des salaires réels, sur la durée du travail, sur les garanties collectives, mais aussi sur les règles générales du contrat de travail : critères d’embauche, de licenciement, principes en matières de formation professionnelle…

Le rôle du syndicat trop limité actuellement à quelques aspects – collectifs – du contrat de travail, doit s’étendre à l’ensemble du contenu de celui-ci, à tous les aspects de la condition salariale.

Il s’agit là en fait de revaloriser l’action syndicale en faisant des problèmes les plus immédiatement ressentis par les salariés, les objectifs de notre action revendicative quotidienne (…).

Le système économique capitaliste, obstacle essentiel par ses fondements juridiques et de classe à une démocratisation des décisions majeures, doit être enserré, peu à peu, dans la contrainte de la force collective des travailleurs.

Si l’autogestion et la planification démocratique dépendent de conditions politiques, elles dépendent aussi et d’abord de cette volonté révolutionnaire de démocratie dans l’entreprise, base première de l’action syndicale. »

C’est là une sorte de conquête du capitalisme par la démocratisation. Le grand symbole, c’est Lip. L’usine de montres Lip devant être liquidée, les travailleurs décident d’en prendre le contrôle, avec comme base syndicale une majorité CFDT. Ils organisent la production et mettent en place un système de vente, qui périclitera rapidement, jusqu’à la faillite en 1977.

Les limites de cette démocratisation sont évidentes ; dans le contexte capitaliste, il n’y a pas d’espace. Se produit alors un grand paradoxe : dans les années 1970, la CFDT va associer à cette démarche réformiste-moderniste une dénonciation virulente du capitalisme développé et son élargissement à la vie quotidienne, dont les fondements sont extrêmement proches du maoïsme.

Pour compenser les blocages particuliers, la CFDT va généraliser sa critique générale, faisant de la CFDT le cœur d’un projet à portée révolutionnaire.

Il y a ici un rendez-vous historique raté, qui surprend immanquablement tous les historiens bourgeois qui, bien entendu, ne voient pas cette dimension. Ils constatent avec étonnement que la CFDT est passé du catholicisme à un discours radical, pour ensuite devenir entièrement conformiste, sans saisir la nature du processus.

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