La France a connu de nombreux penseurs, et de grands auteurs de littérature. Leur grand point commun, c’est leur préoccupation pour le style et le mode de vie, c’est-à-dire, en fin de compte, pour une manière de vivre vertueuse, ou morale.
La France dite classique du XVIIe siècle, c’est celle des moralistes en quête de vertu, et celle des Lumières, c’est celle de la morale universaliste ; les auteurs réalistes, voire naturalistes, du XIXe siècle, se sont préoccupés de l’état d’esprit d’une époque où le capitalisme s’approprie toutes les initiatives.
Pour cette raison, la France n’a pas connu de philosophes en tant que tel. Les « philosophes des Lumières » sont des essayistes et des écrivains, nullement des philosophes en tant que tel. Aussi, l’élaboration de systèmes de pensée cohérents et complets est inconnue en France. Ni René Descartes ni Denis Diderot, ni Pierre-Joseph Proudhon ni Jean Jaurès n’ont cherché à systématiser leur pensée, à ériger une démarche complète, cohérente sur tous les plans.
Leurs œuvres, comme celle de Jean-Jacques Rousseau, furent nombreuses et denses, mais il n’y a pas de diderotisme ni de jauressisme, ou encore de cartésianisme ou de proudhonisme : ces termes, lorsqu’ils existent, désignent l’approche de chaque auteur, nullement son « système ».
Il y a ici un caractère propre à la culture française, qui a toujours été plus intéressée par le psychisme de l’individu dans sa manière de vivre, que les grands systèmes. On est ici toujours dans l’esprit des essais de Montaigne, des poètes de la Pléiade : une personne découvre, raconte, explique à sa manière, est prétexte à l’inspiration, à la réflexion.
Rares sont ceux qui ont su dépasser cela et atteindre l’universel à partir du particulier. Jean Racine et Honoré de Balzac sont ici les titans de notre culture, de par leur précision formidable dans leur description de l’âme humaine. Ces deux auteurs ont systématiquement souligné la dimension dialectique propre aux situations, avec le reflet dans l’esprit provoqué par la réalité.
De manière plus traditionnelle, il y a un certain « psychologisme » qui s’est développé, pour s’imposer dans l’idéologie dominante. Deux grands auteurs ont joué un rôle décisif ici : Marcel Proust (1871-1922) et Henri Bergson (1859-1941), qui ont tous deux travaillé sur la question du temps tel qu’il est ressenti.
Ces deux auteurs ont, en pratique, posé les bases du subjectivisme à la française. S’ils y sont arrivés, c’est parce que Juifs, ils ont apporté au catholicisme dominant une dimension qui manquait et permettant l’existentialisme.
Dans le protestantisme, l’individu est livré à lui-même, tout comme dans le judaïsme et l’Islam. Mais dans le catholicisme, il y a l’Église dont l’individu reste une composante ; il n’est pas libre de s’épancher de manière existentielle, sauf au sein d’un mysticisme issu du baroque et de la contre-réforme. Charles Baudelaire (1821-1867) avait le premier tenté de valoriser un aventurisme existentialiste, avec ses Fleurs du mal, très proche du romantisme noir de Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889).
Ce sont cependant Marcel Proust et Henri Bergson qui vont parvenir à ouvrir la voie à un subjectivisme français : puisque le subjectivisme protestant, juif, musulman, s’appuyait sur l’espace où l’individu est livré à lui-même (ce qu’il n’est pas dans le catholicisme), alors le subjectivisme catholique va s’appuyer sur le temps.
C’est cela la clef de la profonde différence entre les romans modernes américains ou anglais et ceux d’Italie ou d’Amérique latine : les premiers sont subjectivistes dans un esprit de voyageur, les seconds accordent une importance démesurée à la durée, à la perception du temps qui passe.
Dans ce dernier cas, on joue sur la modification de la perception du temps, alors il n’y a plus rien à part l’individu : c’est le sens des romans de Marcel Proust et celle de la philosophie d’Henri Bergson. Dans cet « espace » qu’est le temps ressenti de manière personnelle, il n’y a rien à part la pensée pure, qui « saisit » les choses par intuition.
Bergson va être le grand concepteur de cette vision du monde. Là où le subjectivisme allemand va produire l’existentialisme des défilés en uniformes ou le romantisme d’une âme errante, le subjectivisme français va produire l’existentialisme d’une sorte de hippie de droite, d’homme frugal portant un béret symbole de sa quête nostalgique et de sa posture aristocratique.