Le théâtre est une forme représentative et, de la même manière que la peinture contemporaine n’est plus en mesure de représenter quelque chose, il est paralysé, il ne sait plus vers quoi se tourner. Tout comme la poésie, il pratique la fuite en avant dans la « modernité » ; tout comme le roman « moderne », ses personnages n’en sont plus.
Le phénomène est général ; il est propre à l’affirmation du « moi » individualisé du mode de production capitaliste. Il a toutefois frappé au théâtre, car contrairement à une œuvre d’art contemporain qu’on peut éviter, un roman « moderne » qu’on ne lit pas ou une poésie « moderne » fugace qu’on ne saisit pas, le théâtre est une représentation qu’on doit endurer et qui est censée avoir une valeur puisqu’elle est représentée.
La dimension élitiste du théâtre a permis une vaste reconnaissance au théâtre contemporain, après un premier choc très brutal pour les spectateurs. En effet, une pièce de théâtre est censée représenter le réel ou du moins quelque chose de vraisemblable ; en présentant des êtres en chair et en os, il faut bien que quelque chose parle aux spectateurs.
Le renversement n’en a été que plus spectaculaire, avec un théâtre contemporain supprimant les notions de temps et de lieux, où les personnages sont devenus des figures fantomatiques errants dans les questionnements existentiels à travers des situations loufoques ou sordides. Cela pouvait apparaître comme surprenant ou « avant-gardiste » à l’initial ; c’est devenu la norme.
Tant Ionesco que Beckett représentent ici véritablement des drapeaux du subjectivisme bourgeois. Le mode de production capitaliste s’est approprié le théâtre. Ce qu’on a appelé pompeusement le « théâtre de l’absurde » n’a été que l’expression du subjectivisme individualisé au niveau des acteurs d’une pièce, ce qui par contrecoup fait s’effondrer la notion même de théâtre, tout comme les « installations » de l’art contemporain ont dynamité le cadre artistique en général.
Le théâtre du vingtième siècle a ainsi reflété une évolution fondamentale dans la vision du monde de la bourgeoisie.
De la peinture psychologique des caractères et des passions du XVIIe siècle, on était passé au XVIIIe siècle à la comédie des Lumières, puis au drame bourgeois. Ce dernier était déjà une expression profondément marquée par le caractère devenu réactionnaire de la bourgeoisie, mais il s’inscrivait dans le travail de liquidation des restes de féodalité présents en partie jusqu’à 1848.
Après 1848, on a alors le triomphe complet de la bourgeoisie sur la féodalité, du moins dans la plupart des traits fondamentaux de la société ; dans la seconde partie du XIXe siècle, le théâtre acquière sa nouvelle substance.
Mais de quelle substance parle-t-on ? Car si l’on regarde après 1848, on n’a plus de théâtre au sens strict. On a de la comédie de boulevard, du nom du boulevard du Temple à Paris, avec ses innombrables institutions du divertissement bourgeois superficiel, tous aux noms pittoresques : le théâtre des Pygmées, le Petit-Lazari, les Funambules, les Délassements-Comiques, le Cirque-Olympique, les Folies-Dramatiques, le Théâtre-Lyrique, à quoi s’ajoutent de nombreux cafés-concerts, cabarets, etc.
Ce boulevard du Temple est alors surnommé le boulevard du crime de par la fascination pour le crime comme thème par les théâtres, en conformité avec le goût bourgeois décadent pour le difforme et le malsain.
De fait, la bourgeoisie est alors en perdition et strictement incapable de produire de la culture ; elle ne cherche qu’un élitisme raffiné à prétention spirituelle ou une superficialité divertissante et exotique. C’est ce théâtre qui caractérise la « belle-époque » de la bourgeoisie et qui se maintient à travers la crise générale du capitalisme suivant 1917.
Il faudra attendre une relance générale du capitalisme, après 1945, sous impulsion américaine, pour que ce théâtre bourgeois devienne le théâtre du vingtième siècle, qu’on définira comme le théâtre de l’absurde, l’anti-théâtre, etc.
La période de la décadence du théâtre, avec le théâtre de boulevard, apparaît alors comme un long moment de transition avant que le théâtre « moderne », « contemporain », ne surgisse. Le théâtre de boulevard se maintiendra, mais comme divertissement conformément à sa nature initiale et il ne sera plus sur le devant de la scène. Il suffit de regarder les dates des œuvres des « auteurs majeurs » du théâtre considéré en général pour le constater, comme ici par exemple :
1637 Corneille, Le Cid
1669 Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur
1670 Racine, Bérénice
1730 Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard
1781 Beaumarchais, Le Mariage de Figaro
1830 Hugo, Hernani
1834 Musset, Lorenzaccio
…
1950 Ionesco, La cantatrice chauve
1952 Beckett, En attendant Godot
En fait, on peut dire qu’à partir de 1848, apogée de la vague révolutionnaire bourgeoise, le théâtre porté par la bourgeoisie en tant que force historique a disparu. Il aurait dû au contraire acquérir une importance capitale si l’on prend les prétentions bourgeoises à représenter la civilisation.
Cependant, le théâtre n’a de sens et de signification qu’au XVIIe siècle, il a du sens au XVIIIe et au XIX il est passé déjà dans un subjectivisme avec des restes anti-féodaux, pour s’effondrer immédiatement dans la foulée.
Dans les faits, la bourgeoisie a bien multiplié les théâtres et les pièces, mais simplement pour se divertir, avec un goût certain pour le sordide, le malsain, le difforme, etc. La bourgeoisie a été incapable de produire de grands auteurs, de prolonger le théâtre. Le théâtre, en triomphant en apparence comme forme artistique, est devenu une simple caisse de résonance du mode de vie bourgeois.
C’est ce qui explique la mise en valeur de manière systématique par la bourgeoisie d’une œuvre aussi niaise, aussi infantile et grotesque que Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, qui date de… 1897. La Tour Eiffel était déjà alors construite.
En fait, soixante-dix ans après la « bataille d’Hernani » où Victor Hugo a été le fer de lance du démantèlement du théâtre classique, conformément au libéralisme relativiste, la bourgeoisie ne peut proposer que Cyrano de Bergerac et un théâtre de boulevard superficiel et tapageur jouant sur les tromperies au sein du couple bourgeois.
Le « vaudeville », l’infantilisme et les loufoqueries sont les seules choses que la bourgeoisie peut produire. On a là une preuve du déclin de cette classe, qui est alors incapable de produire une culture en tant que telle.
Comment expliquer alors l’émergence du théâtre du 20e siècle en France, c’est-à-dire du théâtre de l’absurde et de son prolongement ?
Cela tient à la relance du capitalisme après 1945, le capitalisme français adoptant les méthodes américaines et parvenant alors à un certain niveau des forces productives. Le théâtre du vingtième siècle est alors un équivalent de l’art contemporain, il est un accompagnement idéologique de la progression du capitalisme, de son élargissement.
La France est le détonateur du théâtre contemporain de par ses multiples scènes parisiennes, pétries de loufoqueries et du sordide du théâtre de boulevard, avec une grande histoire théâtrale à l’arrière-plan, qui est ici littéralement détournée pour une véritable industrie.
Le théâtre du vingtième siècle se présente comme un anti-théâtre, ses pièces comme des anti-pièces, tout comme l’art contemporain affirme remettre en cause la notion de supports artistiques, au profit de prétendues installations. Il se situe cependant dans le prolongement du théâtre de boulevard et de sa dimension tapageuse, avec des acteurs et des metteurs en scène visant le sensationnel, le pittoresque, le grotesque.
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