Le problème de fond de la démarche de Jean Jaurès, c’est que tout comme chez Pierre-Joseph Proudhon, on est dans l’éclectisme le plus complet. Tout se mélange, de manière incohérente, et est même justifié, comme chez Pierre-Joseph Proudhon, par le principe de deux devient un : il serait intelligent d’allier, d’unir les deux aspects de la contradiction.
Jean Jaurès dit même ainsi :
« Je demande si l’on ne peut pas, si l’on ne doit pas, sans manquer à l’esprit même du marxisme, pousser plus loin cette méthode de conciliation des contraires, de synthèse des contradictoires, et chercher la conciliation fondamentale du matérialisme économique et de l’idéalisme appliqué au développement de l’histoire. »
(Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire, 1884)
Cela n’a aucun sens : pour Karl Marx, la pensée est le reflet du mouvement de la matière, elle est de la matière grise. Or, Jean Jaurès dit qu’il accepte cette thèse, puis il tente de la combiner à la thèse contraire, et cela au nom de la « synthèse des contradictoires ».
C’est totalement absurde, ce qui n’empêche pas Jean Jaurès de parler de « préformation cérébrale de l’humanité », de dire que « il y avait déjà dans le premier cerveau de l’humanité naissante des prédispositions, des tendances », ou encore :
« En résumé, j’accorde à Marx que tout le développement ultérieur ne sera que le réfléchissement de phénomènes économiques dans le cerveau, mais à condition que nous disions qu’il y a déjà dans ce cerveau, par le sens esthétique, par la sympathie imaginative et par le besoin d’unité, des forces fondamentales qui interviennent dans la vie économique (…).
Voilà pourquoi je n’accorde pas à Marx que les conceptions religieuses, politiques, morales, ne sont qu’un reflet des phénomènes économiques. Il y a dans l’homme une telle pénétration de l’homme même et du milieu économique qu’il est impossible de dissocier la vie économique et la vie morale ; pour les subordonner l’une à l’autre, il faudrait d’abord les abstraire l’une de l’autre ; or, cette abstraction est impossible : pas plus qu’on ne peut couper l’homme en deux et dissocier en lui la vie organique et la vie consciente, on ne peut couper l’humanité historique en deux et dissocier en elle la vie idéale et la vie économique. »
(Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire, 1884)
De fait, Jean Jaurès ne propose aucune idéologie cohérente : il pioche, il fusionne, il ajoute, il retranche, etc., se servant de manière totalement pragmatique.
Jean Jaurès fait ainsi par exemple l’apologie de Martin Luther, or n’importe quel marxiste sérieux sait que Martin Luther représentait la fraction protestante soumise aux princes allemands et réprimant les soulèvements de masse. Le marxisme a salué non pas Martin Luther, mais Thomas Münzer et auparavant le mouvement hussite-taborite en Bohême comme ayant été le premier mouvement communiste.
Jean Jaurès ne pouvait pas le savoir, surtout alors que Karl Kautsky y a consacré un long document, intitulé « Les précurseurs du socialisme moderne », en 1897. On est donc encore une fois dans quelque chose d’absurde.
En fait, la véritable base de l’apologie de Martin Luther par Jean Jaurès, c’est véritablement le national-socialisme, comme en témoignent ces lignes terribles :
« L’Argent n’avait pas encore porté sa domination dans l’industrie, il errait et vagabondait à la recherche de victimes à dévorer, il s’insinuait à travers toutes les fissures d’une société troublée ; il soufflait l’usure et de nouvelles cupidités sur ce monde jusqu’alors tranquille et à demi-assoupi.
Il ne sévissait pas encore sur le régime du Travail, mais sur le prêt. Quand Luther se répand en invectives contre ces premiers essais de domination de l’Argent, il invective l’Argent lui-même (…).
Bien que Luther n’ait pas embrassé la question sociale dans son intégralité, il n’en a pas moins posé les bases du Socialisme.
Avec une admirable perspicacité, il a vu la puissance reproductive de l’Argent, abandonnée à elle-même, amenant successivement à la pauvreté la plupart des gens aisés ou riches, aggravant même la pauvreté des indigents et des plus faibles. »
Cette conception n’a rien à voir avec le marxisme, et tout avec ce que sera le national-socialisme. De fait, Jean Jaurès voit le capitalisme de la même manière que Eugen Dühring : comme une « violence » érigée en système, et nullement comme un mode de production.
Il n’y a donc pas besoin de raisonner, nul besoin de concepts, et c’est particulièrement flagrant dans la longue critique faite par Jean Jaurès des positions de Karl Marx et Friedriech Engels, intitulée « Question de méthode » et consistant initialement en une longue lettre au « socialiste » catholique ultra-réactionnaire Charles Péguy, qui sera une pièce maîtresse idéologique du fascisme en France.
La critique faite par Jean Jaurès part dans tous les sens ; il mélange les bons mots avec des remarques à l’emporte-pièce, expliquant en long et large que les thèses de Karl Marx et Friedrich Engels sont contradictoires ou bien dépassées. A aucun moment Jean Jaurès n’arrive à prendre le « Manifeste communiste » – dont il parle surtout – au sérieux.
Jean Jaurès parle même de « la pensée incertaine et obscure de Marx et de Engels » ! C’est dire le décalage avec l’histoire, alors que la révolution russe va hisser le marxisme au premier plan de l’histoire mondiale, pas moins de 16 années après ce rejet catégorique de Karl Marx et Friedrich Engels par Jean Jaurès !