Il est un point précis qui est extrêmement connu concernant le « polythéisme », mais qui n’est jamais expliqué. Ce point, c’est l’obsession pour les cycles.
L’animisme cosmique considère toujours le temps du monde de manière cyclique. Même les dieux ne font que passer, ce que les commentateurs bourgeois « oublient » constamment.
Cette compréhension cyclique est étonnante, puisqu’on devrait s’attendre à ce qu’il y ait un flux ininterrompu d’énergie fourni par l’univers (et étant l’univers) et donc une sorte de mouvement perpétuel, à l’infini et toujours dans la différence.
Mais pour saisir la différence il faut disposer du matérialisme dialectique, l’animisme cosmique comprenant parfaitement bien les oppositions, la contradiction, car il se fonde sur la Nature, sans saisir toutefois le principe de production, de synthèse.
D’où vient cette obsession de la destruction, et pourquoi y a-t-il toujours des cycles ?
Pourquoi l’animisme cosmique qui valorise le monde comme un principe vital de l’univers envisage-t-il toujours des cycles menant à sa destruction ?
Ce qui semble expliquer cette double caractéristique, c’est la contradiction entre l’animisme et la dimension cosmique. Dans l’animisme cosmique, l’univers reste toujours ce qu’il est, à l’infini. Mais il s’exprime infiniment dans des formes qui changent tout le temps.
Partant de là, il est cohérent que l’univers, qui prime, ait le dessus sur les choses qui changent, les refaçonnant. Mais pourquoi cela se déroule-t-il par cycles ? Et pourquoi la fin du monde, alors que le monde renaît perpétuellement ?
Il existe un moyen très pratique de saisir cela, en se tournant vers la Grèce antique. Jusqu’à présent, la Grèce antique n’aidait pas pour l’animisme cosmique, puisqu’elle avait relativement dépassé ce stade. Maintenant, de par ce dépassement relatif, elle va nous permettre de reconstituer la conception animiste cosmique.
Et pour cela, il ne faut pas se tourner vers la mythologie, mais justement vers la philosophie. Car cette dernière est en Grèce le produit de l’animisme cosmique. Quand on regarde ce qu’il en est, c’est tout à fait flagrant.
La philosophie grecque commence avec Socrate et les auteurs majeurs le précédant sont désignés sous le terme de pré-socratiques. Les premières figures pré-socratiques remontent aux 6e-5e siècles avant notre ère, et ce qu’elles disent correspond très exactement à l’animisme cosmique.
Que dit Anaximandre ? La même chose que l’animisme cosmique, comme le rapporte Diogène Laërce :
« Anaximandre, fils de Praxiade, était de Milet. Il admettait pour principe et élément des choses l’infini, sans déterminer si par là il entendait l’air, l’eau, ou quelque autre substance.
Il disait que les parties de l’infini changent, mais que l’infini lui-même, dans son ensemble, est immuable. »
L’infini qu’est l’univers est immuable, ses parties qui sont portées par l’énergie de l’univers changent.
Que dit Parménide ? Que l’être existe et que le non-être n’est pas, et que cet être est toujours le même, qu’il ne change jamais.
C’est très exactement la vision de l’univers qu’a l’animisme cosmique. Pour l’animisme cosmique, les dieux relèvent de l’agitation des formes de l’univers, permises par la vitalité de l’univers, mais ce dernier reste toujours le même, il n’a pas de parties, il est « un ».
Voici ce que dit Parménide, tout à fait conforme à l’animisme cosmique, et même de fait une expression conceptuelle de l’animisme cosmique : on est avant la philosophie.
« Il n’est plus qu’une voie pour le discours, | c’est que l’être soit ; par là sont des preuves | nombreuses qu’il est inengendré et impérissable, | universel, unique, immobile et sans fin. |
Il n’a pas été et ne sera pas ; il est maintenant tout entier, | un, continu.
Car quelle origine lui chercheras-tu ? | D’où et dans quel sens aurait-il grandi ? De ce qui n’est pas ? Je ne te permets | ni de le dire ni de le penser ; car c’est inexprimable et inintelligible que ce qui est ne soit pas.
Quelle nécessité l’eût obligé | plus tôt ou plus tard à naître en commençant de rien ? | Il faut qu’il soit tout à fait ou ne soit pas. | Et la force de la raison ne te laissera pas non plus, de ce qui est, | faire naître quelque autre chose.
Ainsi ni la genèse ni la destruction ne lui sont permises par la Justice ; elle ne relâchera pas les liens | où elle le tient.
[Là-dessus le jugement réside en ceci] : | Il est ou n’est pas ; mais il a été décidé qu’il fallait | abandonner l’une des routes, incompréhensible et sans nom, comme sans vérité, | prendre l’autre, que l’être est véritablement.
Mais comment ce qui est pourrait-il être plus tard ? Comment aurait-il pu devenir ? | S’il est devenu, il n’est pas, pas plus que s’il doit être un jour. | Ainsi disparaissent la genèse et la mort inexplicables. |
Il n’est pas non plus divisé, car il est partout semblable ; | nulle part rien ne fait obstacle à sa continuité, soit plus, soit moins ; tout est plein de l’être, | tout est donc continu, et ce qui est touche à ce qui est. |
Mais il est immobile dans les bornes de liens inéluctables, | sans commencement, sans fin, puisque la genèse et la destruction | ont été, bannies au loin, chassées par la certitude de la vérité.
Il est le même, restant en même état et subsistant par lui-même ; | tel il reste invariablement ; la puissante nécessité | le retient et l’enserre dans les bornes de ses liens. »
Que dit Héraclite ? Selon lui tout change tout le temps. C’est très exactement ce que dit l’animisme cosmique concernant les formes que prend le principe vital cosmique. Pour l’animisme cosmique, rien n’est stable car l’énergie se consume tout le temps, tout se transforme.
Héraclite dit pareillement que « tout passe », « on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve », « la contrariété est avantageuse », « La plus belle harmonie naît des différences », « Toutes choses naissent de la discorde ».
L’Inde antique, les Aztèques… pourraient reprendre mot pour mot ce qui est dit. Ni les Indiens ni les Aztèques n’ont pourtant développé la philosophie, pourquoi ? Et quel rapport avec les cycles ?
Il faut pour comprendre cela se tourner vers Platon et Aristote, les deux principales figures de la philosophie grecque. Rappelons tout de suite qu’ils apparaissent à la fin de la Grèce antique, ce qui est de la plus haute importance.
En effet, la « philosophie » est une expression « laïque » de l’animisme cosmique, à un moment où cette vision du monde commence à être puissamment ébranlée, et est en passe de céder la place au monothéisme.
Que disent Platon et Aristote ? Platon dit que le monde matériel est purement illusoire, que ce qui compte ce sont les idées « pures » ayant façonné le monde matériel, et que la puissance qui l’a façonné, l’au-delà, est la seule chose qui compte.
Platon parle très clairement de l’au-delà qui ne change jamais comme l’animisme cosmique le conçoit. Il est encore sur le terrain de l’animisme cosmique, sauf qu’il en parle sans liaison avec les rituels, rites qui lui sont liés. Un philosophe, c’est un chamane sans les rites, si l’on veut.
Aristote dit que le monde matériel n’est pas illusoire, qu’il n’y a même que lui qui compte. L’au-delà qui amène l’énergie au monde est un simple moteur – rien de plus. Il n’y a pas à se tourner vers lui.
Autrement dit, Platon et Aristote parlent sans les rites et rituels, tous deux maintiennent l’univers comme réelle source énergétique du monde. La différence est que le premier fait un fétiche de l’au-delà, alors que le second assume le matérialisme sous une forme panthéiste.
Les bases de ces deux pensées étaient sous-jacentes dans l’animisme cosmique – un devient deux.
Les preuves de tout cela sont faciles à voir s’il en faut. Tant Platon et Aristote maintiennent le principe de l’animisme cosmique comme quoi il n’y a pas de création du monde, mais une matière informe façonné par l’énergie de l’univers.
La philosophie d’Aristote est même une « énergologie » assumée, puisque pour lui la clef de tout c’est ce qu’il appelle l’entéléchie : chaque phénomène agit conformément au mouvement qui est dans sa nature. Et le mouvement vient du moteur invisible qu’est l’univers.
C’est là dire la même chose que l’animisme cosmique, mais le redire de manière non religieuse, pour assumer un panthéisme mécaniste qui ouvre la voie du matérialisme.
Platon réfute toute orientation « énergétique » c’est-à-dire une valorisation du mouvement, car la matière ne l’intéresse pas, il veut se fondre dans l’univers conçu comme un « 1 » totalement pur.
Il ouvre la voie à l’idéalisme et à la théologie en tant que telle.
Reste qu’il y a un souci fondamental dans cette reconstruction a posteriori. Si on suit Platon jusqu’au bout, alors finalement, même s’il ne le dit pas, on est obligé de faire de Dieu la « cause » du monde, puisque ce Dieu est là avant la matière qu’il façonne (même si la matière existait de manière informe auparavant).
Et Aristote raisonne entièrement en termes de cause et de conséquence. Dieu c’est le moteur premier, et tout ce qui existe est une « énergie », un mouvement provoqué par une cause.
Or, l’animisme cosmique ne connaît pas ce concept, pas plus qu’il ne connaît son pendant, celui de conséquence. Pour lui tout se produit de manière « énergétique » au sens d’élan vital immédiat.
Il connaît cependant le concept de cycles – c’est ce concept qui permettra par la suite les concepts de cause et de conséquence. Pour comprendre cela, il faut voir comment était conçu le mouvement du monde lui-même : comme un jeu.
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