Vers Les Fleurs du mal

Ayant développé son esthétique, Charles Baudelaire persiste dans le commentaire des artistes, avec de nombreux articles prétextes à d’incessantes digressions, qui seront par la suite rassemblés dans une œuvre appelée L’Art romantique, en 1852.

Il ne va cependant pas parvenir à réaliser immédiatement une application concrète que sera le recueil des Fleurs du mal. Il tente d’abord sa chance, en 1847, avec une nouvelle, La Fanfarlo.

On y trouve un dandy tentant de charmer une actrice et danseuse afin de rendre service à une femme mariée dont le mari la trompe. L’œuvre est d’une médiocrité ahurissante, formant un mélange de la propre vie de l’auteur (avec l’actrice et danseuse Jeanne Duval) et d’une série de plagiats à de nombreuses œuvres d’auteurs romantiques.

Jeanne Duval par Charles Baudelaire

Ce désastre littéraire à portée autobiographique fut rejeté par La Revue de Paris ; il paraîtra dans le Bulletin de la Société des Gens de Lettres de Charles Asselineau, qui publiera ensuite avec Théodore de Banville les œuvres complètes de Charles Baudelaire.

Charles Baudelaire écrit alors Du vin et du haschisch en 1851, en partie le reflet de son activité au sein du club des haschischins, composé d’expérimentateurs des milieux littéraires parisiens.

C’est une mise en pratique de son esthétique de la « sensation multipliée » et c’est de manière lyrique qu’il présente de manière naturaliste les effets vécus. Il parle ainsi du haschisch, qu’il considère d’ailleurs comme inférieur au vin car trop propice à l’inaction.

« À peine la petite drogue absorbée, opération qui, du reste, demande une certaine résolution, car, ainsi que je l’ai dit, la mixture est tellement odorante qu’elle cause à quelques personnes des velléités de nausées, vous vous trouvez immédiatement placé dans un état anxieux.

Vous avez entendu vaguement parler des effets merveilleux du haschisch, votre imagination s’est fait une idée particulière, un idéal d’ivresse, et il vous tarde de savoir si la réalité, si le résultat, sera adéquat à votre préconception. Le temps qui s’écoule entre l’absorption du breuvage et les premiers symptômes varie suivant les tempéraments et aussi suivant l’habitude.

Les personnes qui ont la connaissance et la pratique du haschisch sentent quelquefois, au bout d’une demi-heure, les premiers symptômes de l’invasion.

J’ai oublié de dire que le haschisch causant dans l’homme une exaspération de sa personnalité et en même temps un sentiment très-vif des circonstances et des milieux, il était convenable de ne se soumettre à son action que dans des milieux et des circonstances favorables.

Toute joie, tout bien-être étant surabondant, toute douleur, toute angoisse est immensément profonde. Ne faites pas vous-même une pareille expérience, si vous avez à accomplir quelque affaire désagréable, si votre esprit se trouve porté au spleen, si vous avez un billet à payer. Je l’ai dit, le haschisch est impropre à l’action.

Il ne console pas comme le vin ; il ne fait que développer outre mesure la personnalité humaine dans les circonstances actuelles où elle est placée. Autant qu’il se peut, il faut un bel appartement ou un beau paysage, un esprit libre et dégagé, et quelques complices dont le talent intellectuel se rapproche du vôtre ; un peu de musique aussi s’il est possible. »

La démarche est naturaliste, le ton est psychologisant. Charles Baudelaire reprend en fait un écrit britannique, les Confessions d’un mangeur d’opium anglais du dandy Thomas de Quincey, publié en 1822 puis rééditées en 1856.

Charles Baudelaire en parlera d’ailleurs directement et longuement dans les Paradis artificiels, un écrit publié en 1860 contenant également un poème du haschisch.

Cette fascination pour la « sensation multipliée » permise par les drogues s’associe à une grande fascination pour le morbide, Charles Baudelaire traduisant pour cette raison des œuvres de l’Américain Edgar Allan Poe rassemblées dans des Histoires extraordinaires publiées en 1856.

On est là au cœur du style dandy : élitiste, fasciné par l’étrange et le morbide en raison d’une oisiveté maladive d’ailleurs largement marquée par la consommation de drogues écrasantes comme le haschisch et l’opium.

C’est alors qu’il va écrire les Fleurs du mal.

L’œuvre est la rencontre de l’esthétique de la « sensation multipliée » qu’il a forgé en considérant qu’il fallait élargir le champ du vécu des « bourgeois »… et du propre dandysme de l’auteur.

Voici comment Louis Desprez raconte en 1884 dans Baudelaire et les Baudelairiens, de manière romancée et idéalisée, l’atmosphère à ce moment-là.

« Dans ce cercle de bohèmes pleins de talent, le mépris et la haine du bourgeois étaient de rigueur.

Gautier mettait un costume arabe pour continuer le carnaval de 1830, Gérard de Nerval avait besoin d’une tente pour y dormir à l’aise, Baudelaire affectait une mise grossière, portait des chemises de toile écrue et des paletots sacs, aimait à se faire passer pour un ivrogne aux yeux des profanes, ou, en plein salon officiel, qualifiait les femmes d’animaux qu’il faut enfermer, battre et bien nourrir.

C’était là le genre du groupe. Les initiés se réunissaient à l’hôtel Pimodan pour manger du haschich et trouver dans les rêveries bizarres de l’opium des inspirations que le spectacle de la vie grondante autour d’eux ne parvenait pas à leur donner.

Baudelaire prit dans ce cénacle son allure d’halluciné, garnit sa palette des tons violâtres et verdâtres de cadavres en décomposition ; il se passionna pour des écrivains rares tels qu’Aloysius Bertrand, l’auteur de Gaspard de la nuit, ou que le grand américain Edgard Poë.

Plus tard il a traduit magistralement les Histoires extraordinaires et s’est identifié avec son modèle.

Esprit laborieux, du reste, incapable d’écrire des poèmes de longue haleine, devant plus à l’art qu’à l’inspiration, il avait trente-cinq ans déjà lorsque, en 1856, il publia son unique volume de vers, les Fleurs du mal. »

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