Les intellectuels bourgeois du XVIIIe siècle prennent le contre-pied de l’éparpillement, de la dispersion, du morcellement. Leurs œuvres visent à la rationalisation – d’où ce principe des « Lumières » faisant face à l’obscurantisme, d’une connaissance centralisée face à des préjugés et des idées arriérées à caractère diffus.
Ces Lumières forment un phénomène dont voici le double aspect.
D’un côté, elles sont un produit nécessaire du progrès scientifique et technique, représentant un développement quantitatif. Le symbole significatif de cela, c’est L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, arts et métiers.
Cette œuvre magistrale, qui contient 74 000 articles en 28 volumes publiés entre 1751 et 1772, ne consiste nullement simplement en des définitions, mais en une liste d’ordre technico-pratique des connaissances de l’époque, au moyen d’illustrations, et une mise en perspective par des auteurs assumant un point de vue rationaliste, affirmé sur différents thèmes politiques, économiques et sociaux.
Le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, rédigé par Jean le Rond d’Alembert, est sans équivoque sur cette visée universaliste et rationaliste, ainsi que sur la démarche matérialiste.
« L’Ouvrage dont nous donnons aujourd’hui le premier volume, a deux objets : comme Encyclopédie, il doit exposer autant qu’il est possible, l’ordre & l’enchaînement des connaissances humaines : comme Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts & des Métiers, il doit contenir sur chaque Science & sur chaque Art, soit libéral, soit mécanique, les principes généraux qui en sont la base, & les détails les plus essentiels, qui en font le corps & la substance (…).
Rien n’est plus incontestable que l’existence de nos sensations ; ainsi, pour prouver qu’elles sont le principe de toutes nos connaissances, il suffit de démontrer qu’elles peuvent l’être : car en bonne Philosophie, toute déduction qui a pour base des faits ou des vérités reconnues, est préférable à ce qui n’est appuyé que sur des hypothèses, même ingénieuses (…).
Le mépris qu’on a pour les Arts mécaniques semble avoir influé jusqu’à un certain point sur leurs inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l’histoire de ses destructeurs, c’est-à-dire, des conquérants, n’est ignorée de personne. Cependant c’est peut-être chez les Artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience & de ses ressources. »
Le XVIIIe siècle est en effet marqué par des découvertes, des progrès techniques notables, une généralisation du savoir scientifique à travers les livres. Le XVIIIe siècle, c’est ainsi l’eau de Javel, la mayonnaise, l’aréomètre, l’électromètre, l’utilisation du charbon, l’opération de la cataracte par ablation du cristallin, la machine à vapeur, le bidet, la mécanisation du textile, etc…
Les scientifiques et inventeurs ne sont plus isolés, travaillant de manière artisanale, comme pendant l’Humanisme du XVIe siècle : ils sont désormais en contact les uns avec les autres, ils se lient aisément à des entrepreneurs, des clubs scientifiques se forment pour suivre le cours des choses dans différents domaines en tant que « sociétés savantes ». Les capacités se rassemblent, se concentrent et peuvent donc s’élancer de manière prolongée dans le cadre d’entreprise collective.
De l’autre, les Lumières sont un produit qualitatif du développement de la bourgeoisie en quête de la mise en place d’un marché capitaliste unifié au moins au niveau du pays, portant de ce fait en soi la dimension nationale, ainsi que le matérialisme.
Des ouvrages comme De l’esprit des lois de Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (1748) et Le contrat social de Jean-Jacques Rousseau (1762), reflètent cette quête d’un ordre social légitime, car national-étatique, en conformité avec la réalité possible et nécessaire du peuple français d’alors.
Mais plus encore, Denis Diderot provoque un choc idéologique en 1749 avec la publication de sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, qui le conduit au donjon de Vincennes en raison des thèses matérialistes résolument conséquentes qui y sont diffusées. Denis Diderot était en effet à la pointe du matérialisme d’alors, avec Julien Offray de La Mettrie (1709-1751), Claude-Adrien Helvétius (1715-1771), Paul Thiry, baron d’Holbac (1723-1789).
Voltaire diffuse un Dictionnaire philosophique portatif et connaît un très grand succès pour son Candide, ou l’Optimisme (1759), dans lequel il propose un matérialisme relativiste ; il est également un fervent activiste en faveur des inculpés victimes de la pression religieuse (l’affaire Calas, le chevalier de la Barre…), lui-même prenant comme mot d’ordre « Écrasez l’Infâme » pour désigner les valeurs réactionnaires.
Cependant, le mouvement des Lumières n’est pas unifié et il est même puissamment contradictoire. Il s’oppose aux valeurs du régime, mais connaît une tendance à prôner un « despotisme éclairé », s’adressant parfois directement à l’élite de France et d’Europe.
Il est anti-religieux mais on trouve des athées et des déistes, qui croient en un « grand architecte ». Ce dernier aspect est d’ailleurs très révélateur, car il se développe une « franc-maçonnerie » au sein de la bourgeoisie, de manière clandestine dans sa forme en raison de l’interdiction de former des associations.
Cette franc-maçonnerie entend modifier le régime de l’intérieur, connaissant même d’importants appuis au sein des monarchies européennes ; elle appelle à l’unification sans conflits des tenants du « progrès », se résumant aux avancées intellectuelles rationalistes, censées de lui-même modifier la situation générale.
Les Lumières sont ainsi un courant d’idées et un mouvement d’opinions, mais récusant la politique et espérant de fait que le processus historique français débouche sur une monarchie parlementaire comparable à celle du Royaume-Uni en Grande-Bretagne.
Née au sein de la féodalité avec les débuts du marché capitaliste, la bourgeoisie espère d’abord simplement prolonger son élan et le pousser le plus possible. Les conditions historiques sont toutefois particulièrement différenciées et déséquilibrées dans le cadre propre à la France d’alors, et amènent une exigence révolutionnaire, exprimée par un certains nombres de nécessités.