Les questions nationales austro-hongroises dans la social-démocratie

Les questions nationales en Autriche et Hongrie, empire à deux têtes sous hégémonie autrichienne, formèrent un problème titanesque à la social-démocratie. Non seulement il y avait plusieurs peuples, mais en plus les répartitions n’étaient bien souvent pas uniformes territorialement parlant.

Or, cette division rentrait en opposition frontale avec une sociale-démocratie obtenant de très bons résultats. Il y avait ainsi la grève de 85 000 mineurs en Bohême-Moravie en 1900, une grève générale à Trieste en 1902 suivi d’une grève de 80 000 ouvriers métallurgistes dans les territoires autrichiens au sens strict et tchèque, alors que 250 000 travailleurs participèrent à l’agitation et aux grèves du prolétariat rural en Galicie.

La zone dépendant de la Hongrie connut de nombreuses luttes en 1903-1904, dont une grève de 40 000 cheminots en avril 1904, paralysant le pays et stoppée finalement par l’intervention de l’armée.

La situation du pays était marquée par le compromis de 1867. L’Autriche avait l’hégémonie, mais le territoire impérial était divisé en deux zones, gérées par l’Autriche d’un côté, la Hongrie de l’autre. Cette alliance se scellait principalement sur les dos des peuples slaves présents sur le territoire, et ce depuis suffisamment de temps pour que leurs dimensions nationales soient devenues pratiquement inexistante.

Du côté hongrois, le développement fut lent et laborieux, malgré un bon départ. Léo Frankel, une figure de la première Internationale ayant participé à la Commune de Paris en 1871 avant de rejoindre Karl Marx à Londres, diffusa le marxisme en Hongrie et réussit à fonder le Parti. Le terme « social-démocrate » étant interdit, il prit la dénomination de Parti Ouvrier Général de Hongrie, avec 113 délégués de 29 villes.

Léo Frankel, avant 1896

Léo Frankel fut cependant contraint à l’exil et les opportunistes prirent alors le dessus, jusqu’à finalement la fondation d’un Parti social-démocrate en tant que tel, en 1890. La répression de 1895 donna naissance à une vague d’opportunisme complet cherchant à submerger le Parti, mais la tentative fut brisée. Le réformisme l’emporta cependant insidieusement, dans un contexte pourtant d’explosions sociales notamment de mineurs (hongrois et roumains), ainsi que de paysans.

Un Parti socialiste indépendant se forma ainsi comme expression démocratique paysanne, témoignant de la mise en échec programmatique de la social-démocratie hongroise malgré ses développements et ses luttes. Preuve également de l’incapacité à saisir la question nationale en Hongrie même – plus de la moitié de la population n’étant pas hongroise (mais roumaine, slovaque, croate, serbe, italienne, allemande, ruthène…), la social-démocratie slovaque forma ses propres organisations en 1904.

Les principales langues en Autriche-Hongrie : l’allemand, le hongrois, du côté slave le tchèque, le slovaque, le polonais, l’ukrainien, le slovène, le serbo-croate, enfin dans la famille latine le roumain et l’italien.

Du côté autrichien, la situation était totalement différente, à part pour la question nationale. En effet, dans l’empire austro-hongrois, n’avaient connu réellement l’industrialisation justement que la partie autrichienne, avec la Bohême, la Moravie et la Basse-Autriche, relativement le Vorarlberg et la Silésie, en partie en Styrie. L’arriération était par contre très grande, voire catastrophique, en Bucovine, en Galicie, au Tyrol, à Salzbourg, en Haute-Autriche.

Les progrès du mouvement ouvrier autrichien doivent beaucoup à Andreas Scheu (1844-1927), qui fut membre de la première Internationale et diffusa le marxisme en se confrontant aux « modérés ». Prenant la tête des radicaux, il réussit à les faire s’unifier à la social-démocratie tchèque, pour le congrès de Neudörfl en avril 1874. 74 délégués y représentaient 25 000 ouvriers.

Andreas Scheu

Il faut également souligner le rôle essentiel de Victor Adler (1852-1918), qui s’appuyait sur son ami Friedrich Engels. Lénine, dans son article suite au décès de Friedrich Engels, le mentionne de la manière suivante :

« Le social-démocrate autrichien Adler à fait très justement remarquer qu’en éditant les livres II et III du Capital Engels a élevé à son génial ami un monument grandiose sur lequel il a, sans s’en douter, gravé son propre nom en lettres ineffaçables.

Ces deux livres du Capital sont en effet l’œuvre de deux hommes: Marx et Engels. Les légendes antiques rapportent des exemples touchants d’amitié.

Le prolétariat d’Europe peut dire que sa science a été créée par deux savants, deux lutteurs, dont l’amitié surpasse tout ce que les légendes des Anciens offrent de plus émouvant. Engels, avec juste raison, somme toute, s’est toujours effacé devant Marx. «Auprès de Marx, écrivait-il à un vieil ami, j’ai toujours été le second violon.»

Son affection pour Marx vivant et sa vénération pour Marx disparu étaient sans bornes. Ce militant austère et ce penseur rigoureux avait une âme profondément aimante. »

Le congrès d’Atzgersdorf en 1877 mit ensuite en place une organisation spécifique pour les Tchèques, dans le cadre de la social-démocratie autrichienne. Cela donna la naissance en 1878 du Parti social-démocrate tchécoslovaque, la ligne prédominante chez les Tchèques étant l’union nécessaire avec les Slovaques, qui eux étaient opprimés par la Hongrie.

La confrontation avec les modérés continua toutefois de manière virulente, des scissions se produisirent, alors qu’apparurent des courants anarchistes dans un contexte de sévère répression. La social-démocratie allemande intervient alors au début de l’année 1884 afin d’épauler la social-démocratie autrichienne et l’aider à se structurer.

Les sociaux-démocrates tchèques finirent par se réunifier à Brno les 25 et 26 décembre 1887, la social-démocratie autrichienne en général à Hainfeld le 30 décembre 1888, en le Parti Ouvrier Social-Démocrate, avec 15 500 membres. Le programme dit de Hainfeld fut d’un haut niveau, ancré dans le marxisme, reflétant une approche social-démocrate solide, même si connaissant des faiblesses.

Il se mit à distance du parlementarisme et souligne le rôle central de la conscience socialiste, attribuant au Parti politique la fonction principale.

Victor Adler vers 1900

Dans Que faire ?, Lénine aborde la question du rôle de la conscience pour la social-démocratie et s’appuie sur un long passage de Kautsky au sujet du programme de Hainfeld, auquel il a contribué. Staline fait également référence à ce programme, dans l’article de 1905 Coup d’œil rapide sur les divergences dans le parti, œuvre en défense de l’approche social-démocrate.

La question nationale vint alors perturber la progression. Au second congrès, en 1891 à Vienne, la social-démocratie disposait de 219 associations avec 47 100 membres. Chaque province avait son organe central et les Autrichiens désiraient que les organisations de chaque province en dépendent.

Les Tchèques refusèrent et en Moravie il y eut un organe pour la population « allemande », un pour les Tchèques. Ce processus amena également le départ des dirigeants d’un courant socialiste national tchèque, et l’exclusion de leurs membres.

La crise fut accentuée lorsqu’à la fin de l’année il y eut un congrès de la social-démocratie tchèque, y compris pour les Tchèques des zones directement autrichiennes, comme Vienne ou la Basse-Autriche. La scission syndicale des Tchèques en janvier 1897 renforça encore davantage la différenciation avec les « Allemands », alors qu’à l’arrière-plan, la partie tchèque était plus industrielle, les Tchèques d’une plus grande tradition démocratique, le réveil national portée notamment par la bourgeoisie était réel.

Aux élections de mars 1897 – élections non universelles, où 5500 grands propriétaires terriens avaient 85 députés, 5,5 millions de votants ayant quant à eux seulement 72 députés – ce sont les zones tchèques seulement qui témoignèrent d’un engouement pour la social-démocratie. Et au congrès de juin 1897, la social-démocratie autrichienne posa le principe d’être une fédération de six partis sociaux-démocrates nationaux.

Le congrès de 1899 à Brno posa l’alternative d’une autonomie territoriale pour les nations vivant en Autriche, ou bien d’une autonomie nationale-culturelle, sans lien avec le territoire. La première option fut portée par la direction autrichienne, la seconde par les Yougoslaves, alors que les Polonais et les Ukrainiens se posaient l’auto-détermination comme perspective.

Le congrès de 1899 à Brno

Le principe de l’autonomie territoriale prévalut, mais l’idée d’autonomie nationale-culturelle devint particulièrement prégnante. L’austro-marxiste Otto Bauer, qui devint le grand chef de file de l’austro-marxisme et ce jusqu’en 1934, écrivit par la suite La question des nationalités et la social-démocratie, en 1907, où il était expliqué justement que :

« Le principe de personnalité absolue cherche à constituer la nation non comme une corporation territoriale, mais uniquement comme une association de personnes.

Les corporations nationales régies par le droit public ne seraient des corporations territoriales que dans la mesure où elles ne pourraient naturellement pas étendre leur ressort au-delà des frontières de l’Empire.

Mais à l’intérieur de l’État, le pouvoir ne serait pas attribué dans une région aux Allemands, dans une autre aux Tchèques : ce sont les nations, où qu’elles vivent, qui se regrouperaient en une corporation administrant ses affaires nationales en toute indépendance.

Dans la même ville, deux nations ou plus organiseraient très souvent côte à côte leur auto administration nationale sans se gêner les unes les autres, créeraient leurs établissements nationaux d’éducation – tout comme dans une ville où catholiques, protestants et juifs règlent eux-mêmes côte à côte leurs affaires religieuses en toute indépendance.

Le principe de personnalité suppose que la population soit divisée par nationalités. Mais ce n’est pas à l’État de décider qui doit passer pour allemand ou pour tchèque ; c’est plutôt à tout citoyen majeur que devrait être accordé le droit de décider lui-même à quelle nationalité il veut appartenir.

À partir d’une libre déclaration de nationalité des citoyens majeurs serait établi un répertoire national qui devrait comporter l’index le plus complet possible des citoyens majeurs de chaque nationalité. »

Autonomie territoriale ou autonomie nationale-culturelle, de la manière dont c’était posé par la social-démocratie autrichienne, c’était à la fois une capitulation devant les divisions nationales ancrées dans le féodalisme et un abandon du principe d’autodétermination, sans parler d’une certaine soumission tant à la lecture impériale du régime qu’au pangermanisme séparateur et dominateur.

Le triomphe des forces centrifuges aboutira à l’implosion de la social-démocratie d’Autriche-Hongrie, confirmant la critique faite par Lénine de la théorie de « l’autonomie culturelle » et du manque de mise en perspective de l’internationalisme prolétarien amenant l’assimilation naturelle des nations les unes par les autres.

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