En tant que recueil poétique, Les Tragiques reflètent à la fois une démarche de rupture avec le féodalisme porté par le calvinisme, mais également l’échec du calvinisme français de par la base de sa direction largement soumise à des fractions aristocratiques.
C’est une œuvre significative de tout un processus historique ayant eu une importance capitale en France, puisque conditionnant les modalités de l’affirmation de la monarchie absolue.
Cela représente également la preuve que le calvinisme en français, dans sa charge anti-féodale, malgré sa correspondance aux attentes de la bourgeoisie et du capitalisme, a été porté, dans sa direction, par une partie de l’aristocratie.
Théodore Agrippa d’Aubigné lui-même est un aristocrate, dont l’histoire familiale témoigne de cette catastrophe que connut le calvinisme en France. Né en 1552, il a eu comme père un juge de la ville de Pons qui était de grande instruction humaniste ; sa mère mourut à sa naissance, ce qui lui valut son prénom, du latin aegre partus, accouchement difficile.
Pour l’anecdote, il est tout à fait possible, ce que les commentateurs bourgeois n’ont pas vu, que le nom fasse référence au Pons Agrippae, un pont à Rome en l’honneur de Marcus Agrippa – la famille d’Aubigné venant de Pons, dans le Sud-Ouest.
Théodore Agrippa d’Aubigné apprit dès l’enfance le français, le latin, le grec, l’hébreu. S’il s’était converti tardivement au calvinisme, son père y prit part de manière décidée et fit jurer à son fils de venger les martyrs de la conjuration d’Amboise, alors que ceux-ci avaient leurs têtes coupées posées sur des pieux.
Mais cet engagement ne sera que l’épisode d’une génération. Son fils Constant sombra dans la décadence, devenant un débauché ayant tué sa première femme, sa petite-fille Françoise devint marquise de Maintenon, maîtresse de Louis XIV, avec qui elle finit par se marier secrètement à la fin de sa vie.
C’est tout à fait représentatif : la génération calviniste fut brillante, mais éphémère. Elle fut portée par l’humanisme et la bourgeoisie naissante, mais dominée par les fractions aristocratiques cherchant d’un côté à s’émanciper du clergé, de l’autre à refuser la centralisation inévitable du pays.
Théodore Agrippa d’Aubigné, dans Les Tragiques, oscille invariablement entre deux pôles. D’un côté, il développe une tonalité militante, de nature anti-féodale, de l’autre il bascule dans le pessimisme, la passivité, le chaos propre à une couche sociale en train de mourir.
La conséquence en est une œuvre donnant une terrible impression de fourre-tout, puisqu’on voit pas les contours, ni les lignes directrices. Le mélange des références à l’antiquité gréco-romaine et de celles à la Bible trouble, tout comme les constats d’échecs et d’impuissance accouplés à des appels à la révolte généralisée.
Cela produit une nostalgie absurde d’une royauté idéale, dans l’esprit des monarchomaques dénonçant le « tyran », sans voir que ce regard anti-féodal ne pouvait être porté que par la bourgeoisie, non pas par une aristocratie anti-centralisatrice.
Voici une dénonciation représentative de l’esprit de Théodore Agrippa d’Aubigné, que l’on trouve dans le troisième livre de son recueil :
« Jadis nos rois anciens, vrais pères et vrais rois,
Nourrissons de la France, en faisant quelquefois
Le tour de leur pays, en diverses contrées,
Faisaient par les cités de superbes entrées.
Chacun s’éjouissait : on savait bien pourquoi ;
Les enfants de quatre ans criaient : Vive le roi !
Les villes employaient mille et mille artifices
Pour faire comme font les Meilleures nourrices,
De qui le sein fécond se prodigue à s’ouvrir,
Veut montrer qu’il en a pour perdre et pour nourrir.
Il semble que le pis, quand il est ému, voie :
Il se jette en la main, dont ces mères de joie
Font rejaillir, aux yeux de leurs mignons enfants,
Du lait qui les regorge : à leurs Rois triomphants,
Triomphants par la paix, ces villes nourricières,
Prodiguaient leur substance, et, en toutes manières,
Montraient au ciel serein leurs trésors enfermés,
Et leur lait et leur joie à leurs Rois bien-aimés.
Nos tyrans aujourd’hui entrent d’une autre sorte ;
La ville qui les voit a visage de morte ;
Quand son prince la foule, il la voit de tels yeux
Que Néron voyait Rome en l’éclat de ses feux.
Quand le tyran s’égaie en la ville où il entre,
La ville est un corps mort, il passe sur son ventre,
Et ce n’est plus du lait qu’elle prodigue en l’air,
C’est du sang (…). »
Or, cette approche est contradictoire : soit le calvinisme veut aller de l’avant et donc dépasser le féodalisme – ce qu’il a fait par exemple aux Pays-Bas – soit il veut retourner vers une forme passée, mais cette forme était par définition liée à la féodalité.
Théodore Agrippa d’Aubigné exprime le point de vue des aristocrates refusant la centralisation et donc regardant en arrière, mais opposé au clergé et donc regardant en avant.
Mais le fait même de vouloir aller de l’avant annule la position aristocratique, tout comme le fait de vouloir retourner à une forme passée annule la charge anti-cléricale. La conséquence en est une incohérence qui a, davantage que la répression, fait s’effondrer le calvinisme français.
C’est la raison pour laquelle Les Tragiques n’eurent aucun écho historique, laissant seulement une trace.