L’esprit français et la révolution

La France est un pays qui a son propre parcours historique et la révolution sera nécessairement le fruit de ce parcours spécifique. C’est pour cela qu’il faut maîtriser parfaitement la trajectoire nationale française, l’évolution de la société et des modes de production, cet ensemble posant le cadre où les contradictions s’expriment et mettent en perspective l’avenir comme fruit du passé.

La France est née au 16e siècle, lorsque l’unification réalisée par la monarchie, avec François Ier principalement, permet d’établir un cadre d’ampleur suffisante à la langue française, un territoire profitant d’une homogénéité relative sur le plan de l’unification, une économie commune au moins significativement, une culture assez active pour établir une formation psychique.

Cependant, la France naissante affronte les guerres de religion qui vont la traumatiser, et le maintien de son existence est passée par l’existence d’un appareil d’État centralisé mis en place par les « Politiques ». Ceux-ci mettaient de côté les religions et les luttes de factions ; leur mot d’ordre était le « scepticisme » afin de maintenir un certain rationalisme. Son philosophe fut Montaigne, qui était au premier rang pour épauler Henri IV. Ce dernier changea six fois de religion dans sa vie, la dernière fois afin de devenir roi de France.

Ce scepticisme à prétention rationaliste est l’essence de l’esprit français ; même au 17e siècle, où le rationalisme triomphe en tant que tel avec l’esprit classique, les penseurs et écrivains s’activent à porter un regard sceptique sur la nature humaine et les mœurs, avec l’espoir de les corriger (Molière, Racine, La Fontaine, La Rochefoucauld, La Bruyère, etc.).

Par la suite, les Lumières se poseront surtout comme un scepticisme généralisé de l’idéologie dominante, de la monarchie absolue et du catholicisme ; la démarche reste principalement au niveau du regard critique, de la critique mordante dont Voltaire est le plus grand représentant. S’il a bien existé un matérialisme français (Diderot, d’Holbach, Helvétius, La Mettrie) dont l’Encyclopédie est la somme, il ne s’est jamais élevé à une synthèse et ne s’est jamais généralisé en un système de pensée. Pour cette raison, la révolution française passée, il s’étiola très rapidement.

En France, le protestantisme a donc échoué au 16e siècle, le classicisme du 17e siècle n’a jamais composé de monument théorique et la vision des Lumières du 18e siècle ne s’est jamais non plus établie en système complet. C’est vrai pour le 19e siècle également. Aucun des mouvements le marquant profondément n’aura érigé de doctrine : ni la franc-maçonnerie, ni le royalisme de l’Action française, ni le radicalisme républicain, ni le mouvement ouvrier (qu’il soit socialiste ou syndicaliste).

Le scepticisme reste la substance qu’on retrouve en filigrane dans l’esprit français et si on regarde bien, on peut voir que son pendant est le légitimisme. L’esprit français étant à prétention rationaliste, il considère tant que les choses sont, il y aura moyen de les prolonger d’une manière ou d’une autre. Pour qu’il y ait un engouement nouveau, il faut au préalable qu’une nouvelle légitimité ait pu être instaurée.

Les Lumières n’ont pour cette raison pas été un mouvement de masse en France ; elles ont été un mouvement de conquête de légitimité des idées nouvelles, ouvrant la porte à une transformation du scepticisme français qui est alors passé du scepticisme pour le nouveau, au scepticisme pour l’ancien.

Pareillement, le Front populaire et la Résistance n’ont pas été des mouvements de masse : c’est après leur installation et en raison d’une situation historique « bloquée » que les masses, reconnaissant leur légitimité, se sont précipitées à leur suite.

Cette question de la légitimité explique la défaite complète de Mai-1968 dont l’irruption brutale ne sut pas s’inscrire dans la société française, sauf par François Mitterrand et le long travail de légitimité menée depuis 1945 par la « seconde gauche » ; elle permet également de comprendre le triomphe complet du coup d’État du général de Gaulle en 1958, porté par la légitimité de son action en réponse à la défaite de 1940.

Si la question de la légitimité nouvelle joue toujours un rôle fondamental dans l’établissement d’un nouveau régime, il faut bien en saisir les modalités par rapport à l’esprit français sceptique à prétention rationaliste. C’est un écueil qui ne se contourne pas et qu’il faut affronter comme la grande épreuve pour parvenir à la révolution en France.