Spinoza pousse jusqu’au bout et donc jusqu’à l’absurde le raisonnement de la religion juive selon lequel Dieu ne réagit pas à quoi que ce soit de par sa toute-puissance. La création du monde se trouve alors difficile à justifier, puisqu’elle se réalise à un moment donné, alors que Dieu est au-delà du temps et des événements.
La création est alors attribuée à la volonté ou la bienveillance de Dieu, ce qui aboutit à deux problèmes respectivement: soit Dieu est alors « personnalisé » ce qui est en contradiction avec sa nature telle qu’elle est définie religieusement, soit Dieu est résumé en une forme entièrement bonne dont émanent des formes secondaires, des « intelligences », donnant naissance au monde au cours d’une longue procession.
Le premier type de réponse est formulé par les partisans traditionnels des religions, le second type par les courants s’appuyant sur le néo-platonisme (avec notamment Plotin, Jamblique, Proclus).
Dans les deux cas, il y aussi le souci de savoir pourquoi le monde a cette nature si compliquée et si difficile à vivre, donnant l’impression que Dieu n’a pas fini le travail, soit qu’il n’a pas voulu (mais alors sa nature ne serait plus si « bonne »), soit qu’il n’a pas pu (mais alors ses émanations sont faibles et il perd son aspect « tout-puissant »).
Le néo-platonisme pouvait s’en tirer, au moyen de la tradition grecque opposant de manière unilatérale Dieu à la matière. Mais comme on le sait la religion juive et les monothéismes qui en sont issus réfutent ce dualisme, cette séparation complète.
Par conséquent, Spinoza peut pousser la logique monothéiste jusqu’au bout et affirmer que les éléments du monde réel n’existent que de manière relative, puisque la seule réalité est Dieu. Les éléments de la réalité sont des composantes relatives de Dieu qui est absolu et au sens strict, aucune définition des éléments de la réalité n’a de sens, puisque ce sont que des éléments de tout un système qui lui seul a une identité propre.
Formulons cela différemment : dans les monothéismes, Dieu existe et a créé le monde, qui a certaines caractéristiques. Il y a eu un débat historique au sujet de savoir dans quelle mesure ces caractéristiques avaient été prédéfini par Dieu; c’est le débat sur ce qu’on a appelé le nominalisme.
Le problème de fond pour les partisans de l’unicité divine – le christianisme, mais moins que l’Islam, et ce dernier – le plus souvent – moins que le judaïsme – ne peuvent pas accepter que le Dieu qui est « un » puisse produire le multiple. Le texte principal du judaïsme, le Chéma Israël, est principalement une insistance sur l’unicité divine.
Le judaïsme a dû ainsi se contorsionner en utilisant d’un côté des noms de Dieu seulement relatifs – adonaï, shaddaï, etc. – lorsque Dieu a un rapport concret, d’intervention matérielle ou spirituelle avec notre monde, de l’autre un nom masqué, secret, représentant la nature seule et unique qui lui est propre – le fameux tétragramme YHVH.
De ce fait, les différentes formes d’existence matérielle ne sont que des modes de la totalité divine, représentant une plus ou moins grande proportion de cette même totalité.
C’est le monothéisme poussé jusqu’au bout, les caractéristiques de la réalité n’ayant pas de nature « à part », car cela forcerait à diviser la totalité divine qui est pourtant par définition unique. C’est, au sens strict, exactement la même thèse que celle du grand théologien hindouiste Cankara, à ceci près que lui a fait le contraire de Spinoza, niant l’existence de la réalité matérielle pour n’en faire qu’une composante d’un grand tout qui est lui seul réalité car purement spirituel.
Cankara dit aussi qu’il n’y a qu’une réalité, qu’absolument tout est un mode de l’expression du divin, mais un mode illusoire ; la Bhagavad Gîtâ dit précisément la même chose. Il faut donc être satisfait de quitter le monde matériel.
Spinoza dit lui le contraire : les modes exprimés par la réalité suprême ne sont rien d’autre que cette réalité suprême elle-même. Là où Cankara tente de combler le manque de fondements de toute religion par la négation complète du réel comme simple illusion de la réalité divine, comme simple sous-produit, Spinoza applique l’aristotélisme le plus strict en niant l’existence d’un monde « au-dessus », de nature divine, telle que présentée notamment par Platon dans l’allégorie de la caverne.
Spinoza peut ainsi affirmer dans l’Éthique :
« Dieu, autrement dit une substance constituée par une infinité d’attributs, dont chacune exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement. »
Il y a ici un tour de passe-passe matérialiste, car la phrase signifie littéralement : « L’univers, autrement dit la totalité infinie composée d’une infinité d’éléments, dont chacun est éternel et infini puisque relevant de l’univers éternel et infini, existe nécessairement. »
Ou bien encore, comme le dit Spinoza lui-même de manière ouverte dans l’Éthique:
« Et, continuant ainsi à l’infini [de considérer que des sous-parties des sous-parties peuvent connaître le mouvement ou le repos, différents degrés de vitesse, etc. sans modifier la nature de la partie elle-même, tout comme le fait d’être enrhumé ou pas ne modifie pas la nature humaine d’un être humain], nous concevrons que la Nature entière est un seul individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de manières, sans aucun changement de l’individu total. »