Du point de vue du matérialisme dialectique, la partie historiquement progressiste de Georges Bernanos – une partie restreinte, mais de haute valeur, à l’instar de Pierre Drieu La Rochelle – peut être qualifié d’expressionniste, c’est-à-dire de chemin tourmenté, inabouti, vers la dignité du réel.
Le décor a une architecture troublée où plus aucune symétrie ne prédomine, les sens sont en éveil jusqu’à harceler l’esprit, l’être humain est réduit à une présence effective immédiate, tourmentée. Dans Histoire de Mouchette, une partie de Sous le soleil de Satan, on lit par exemple :
« Le vent fraîchit : au loin les fenêtres à petits carreaux flambèrent une à une ; l’allée sablée ne fut plus au-dehors qu’une blancheur vague, et le ridicule petit jardin s’élargit et s’approfondit soudain sans mesure, à la dimension de la nuit…
Germaine s’éveilla de sa colère, comme d’un rêve. Elle sauta du lit, vint écouter à la porte, n’entendit plus rien que l’habituel ronflement du brasseur et le solennel tic-tac de l’horloge, revint vers la fenêtre ouverte, fit dix fois le tour de sa cage étroite, sans bruit, souple et furtive, pareille à un jeune loup… Hé quoi ? Minuit déjà ?
Un profond silence, c’est déjà le péril et l’aventure, un beau risque ; les grandes âmes s’y déploient comme des ailes. Tout dort ; nul piège… « Libre ! » dit-elle tout à coup, de cette voix basse et rauque que son amant n’ignorait pas, avec un gémissement de plaisir… Elle était libre, en effet. »
C’est là la vigueur exceptionnelle de Georges Bernanos, qui parle dans ses romans du cœur qui se serre, de l’anxiété, du choc nerveux, de l’hyperesthésie (c’est-à-dire l’hyper-éveil des sens, notamment de la vue), de l’embarras, de « lutte intérieure » et de « conscience engourdie », etc.
Rien de plus physique, indéniablement, et ce jusqu’à la description, expressionniste jusqu’à aboutir à une sorte de fascination érotique morbide, du religieux se flagellant dans Histoire de Mouchette :
« La chaîne était entre ses doigts raidis à chaque coup plus souple et plus vive, étrangement agile et perfide, avec un bruissement léger (…).
La chair de ses reins n’était qu’une plaie ardente, cent fois mâchée et remâchée, baignée d’un sang écumant, et cependant toutes ces morsures ne faisaient qu’une seule souffrance – indéterminée, totale, enivrante – comparable au vertige du regard dans une lumière trop vive lorsque l’œil ne discerne plus rien que sa propre douleur éblouissante… »
Dans La tentation du désespoir, également une partie de Sous le soleil de Satan, on a un passage tout aussi expressionniste, dont la vigueur est facile à comprendre. : Georges Bernanos réutilise le principe chrétien de l’allégorie.
Cet homme seul perdu, se retrouvant dans l’obscurité, attendant un signe pour l’orienter, revenant systématiquement au même endroit malgré plusieurs tentatives pour avancer, c’est bien sûr l’Homme en tant que tel.
« Ses yeux, qu’il avait tenus grands ouverts dans les ténèbres, étaient maintenant pleins de sommeil. « J’escaladerai le talus, se disait-il ; il est impossible que je ne trouve pas là-haut ce que je cherche. Le moindre signe me permettra bien de m’orienter… »
Il répétait mentalement la même phrase avec une insistance stupide. Et il souffrit étrangement dans tout son corps lorsque, se décidant enfin, il se hissa des mains et des genoux dans l’herbe glacée.
Se dressant debout en gémissant, il fit encore quelques pas, cherchant à deviner la ligne de l’horizon, tournant sur lui-même.
Et à sa profonde surprise il se retrouva au bord d’un champ inconnu dont la terre, récemment retournée, luisait vaguement. Un arbre, qui lui parut immense, tendait au-dessus de lui ses rameaux invisibles dont il entendait seulement le bruissement léger.
Au-delà d’un petit fossé qu’il franchit, le sol plus ferme et plus clair, entre deux lignes sombres, décelait la route. Du talus gravi, plus trace. De tous côtés, la plaine immense, devinée plutôt qu’entrevue, confuse, à la limite de la nuit, vide (…).
Il court plus fort, d’ailleurs poussé en avant par la pente, le dos arrondi, sa soutane drôlement troussée sur ses jambes maigres – ridicule fantôme, si drôlement actif et gesticulant, à travers les choses immobiles.
Tête basse, il s’écroule enfin sur une muraille molle et froide, que ses mains pressent ; il glisse doucement sur le côté, dans la boue, en fermant les yeux. Et, avant de les ouvrir, il sait déjà qu’il est revenu. »
Cela va jusqu’à la brutalité, comme dans La tentation du désespoir, également une partie de Sous le soleil de Satan, avec une scène de suicide qui, en quelques lignes, fait littéralement froid dans le dos :
« Déjà elle était de nouveau chez elle, face à la glace, dressée sur la pointe de ses petits pieds, le menton jeté en arrière, sa gorge tendue, offerte… Quelle que fût son envie, elle n’y jeta pas sa lame, elle l’y appliqua férocement, consciemment et l’entendit grincer dans sa chair.
Son dernier souvenir fut le jet de sang tiède sur sa main et jusqu’au pli de son bras. »
Georges Bernanos n’obéit nullement aux principes du romantisme, ni au raffinement du symbolisme : son romantisme est mystique, mais affrontant la réalité sensuelle ; c’est un expressionnisme.