Au sens strict, il est incorrect de parler d’impressionnisme, car chaque impressionniste se veut avant tout livré à lui-même. Ce sont ses propres impressions qui comptent, au-delà de toute recherche de représentation de quelque chose.
Les impressionnistes affirment que le monde n’est pas suffisant, que tout aurait déjà été montré et que, de toutes façons, l’essentiel ne serait pas là. Conformément à la vision du monde de la bourgeoisie triomphante en 1848 et devenue réactionnaire, seul compterait le moi.
L’impressionnisme est l’ennemi juré du réalisme. L’immense peintre russe Ilya Répine a compris que l’impressionnisme c’était, en fin de compte, une lecture subjectiviste prenant la couleur comme prétexte. Dans une lettre, le peintre russe Ivan Kramskoï lui dit :
« Il faut certes aller vers la lumière, vers les couleurs et l’air, mais… comment faire pour ne pas perdre la qualité la plus précieuse de l’artiste – le cœur? »
Ilya Répine lui répond par la négative :
« Vous dites qu’il faut aller vers la lumière, vers les couleurs. Pas du tout. Et ici, notre tâche est satisfaite. Le visage, l’âme d’une personne, le drame de la vie, les impressions de la nature, sa vie et son sens, l’esprit de l’histoire – ce sont nos thèmes, me semble-t-il ; les couleurs sont notre outil … »
Le conflit entre le réalisme et l’impressionnisme est celui entre le matérialisme et l’idéalisme. Le réalisme pose que le monde existe et qu’on peut tirer une synthèse d’un de ses aspects ; l’impressionnisme que seule une partie du monde est saisie et amène éventuellement une impression personnelle qu’on peut représenter de manière particulière.
La peinture russe des Ambulants est ainsi en contradiction complète avec l’impressionnisme. Ilya Répine entra dans l’exposition du mouvement Valet de carreau, regroupant les impressionnistes russes, cracha et sortit.
Lorsque le célèbre galeriste Pavel Tretiakov se procura en 1889 le tableau Fille éclairée par le soleil peint l’année précédente par Valentin Serov, le titan du réalisme Vladimir Makovski lui asséna :
« Depuis quand, Pavel Mikhailovich, avez-vous commencé à inoculer la syphilis dans votre galerie? »
C’était là se moquer des effets impressionnistes sur le visage, rapprochés des effets de la maladie qu’est la syphilis ; c’était également dénoncer une mise en perspective individualiste, subjectiviste, somme toute malsaine.
L’absence de reconnaissance pour l’impressionnisme était d’ailleurs à l’origine équivalent à celle de l’art contemporain aujourd’hui ; tout comme la bourgeoisie s’est séparée de la société à partir de 1848, l’impressionnisme est séparé de la société : même la bourgeoisie le prend directement comme un produit de consommation.
On a ainsi la comédie de 1877 La Cigale, de Henry Meilhac et Ludovic Halévy, ainsi que Les Impressionnistes, comédie-vaudeville en 1 acte, de Victor Bernard et Eugène Grangé, en 1879. Dans cette dernière pièce, l’opportunisme moderniste est bien résumé dans le passage suivant :
Alaric
Il n’y a, vois-tu, que mon système.
Anatole
Ton système ?…
Alaric
Impressionniste, mon cher, impressionniste !… Pour réussir en toutes choses, c’est comme en peinture, il faut frapper fort, épater le vulgaire, être impressionniste enfin !… C’est le clou du succès.
Voici des passages de La cigale, où les impressionnistes et tous les artistes du genre sont présentés comme des hurluberlus vaniteux et vains.
Marignan
Vous devez être de mon avis, alors. Adèle et puis Michu, ça n’est vraiment pas une société… Moi à la rigueur, je pourrais encore aller. Je ne suis ni baronne, ni marquis, mais…
Le marquis
Qu’est-ce que vous êtes ?
Marignan, rapidement, escamotant un peu le mot.
Moi ? Je suis luministe…
Le marquis
Est-il possible ?
Marignan, même jeu.
Oui, je suis luministe…
Le marquis
De quoi ?
Marignan
Plaît-il ?
Le marquis
Vous me dites que vous êtes le ministre… Je vous demande de quoi… de l’intérieur, de l’agriculture ????
Marignan
Eh ! Non, je ne vous ai pas dit que j’étais le ministre.
Le marquis
Ça m’étonnait aussi, à cause d’Adèle…
Marignan, disant cette fois le mot très nettement
Luministe… Je vous ai dit, je suis luministe… je comprends la lumière d’une certaine façon, et alors dans mes tableaux…
Le marquis
Ah ! Bon, vous êtes peintre ?…
Marignan
Oui, mais je fais de la peinture qui n’est pas de la peinture…
Le marquis
J’y suis, vous êtes impressionniste.
Marignan
Pas tout à fait… je suis luministe. Je vois les choses d’une certaine manière, et je les fais comme je les vois. Ainsi, je vous vois en lilas : si je faisais votre portrait, je vous ferais lilas (…).
Marignan, revenant avec un tableau. Ce tableau, tout en longueur, entouré d’un cadre blanc, se compose uniquement de deux bandes de couleur qui, couchées horizontalement, coupent le tableau en deux parties égales ; l’une de ces bandes est bleue, l’autre est d’un ton rougeâtre.
Voici, messieurs, ce que les intentionnistes ont de plus nouveau à vous offrir…
Le marquis
Les inten…
Marignan
…tionnistes. Nous ne sommes plus impressionnistes, maintenant, nous sommes intentionnistes, nous avons des intentions.
Edgard
Ça vous suffit…
Marignan, appuyant le tableau sur le baquet
Regardez, messieurs, regardez… C’est un tableau à deux fins.
Edgard
Comment, à deux fins ?…
Marignan
Oui… Regardez de ce côté… (Montrant la bande bleue) C’est la mer, la mer immense… (Montrant la bande rouge) illuminée par un magnifique coucher de soleil… Tournez maintenant le tableau de l’autre côté… (Aidé par Michu, il retourne le tableau ; montrant la bande rouge) C’est le désert… les sables brûlants du désert… et au-dessus (montrant la bande bleue) un ciel d’azur.
Le marquis
C’est admirable ! (…)
La cigale, prenant un petit tableau
Qu’est-ce que ça représente, ça ?
Marignan
Ça ?
La cigale
Oui…
Marignan
Attendez donc un peu… attendez donc… je ne me rappelle pas bien…
La cigale
Comment, vous ne vous rappelez pas ?…
Marignan
Non… mais ça doit être écrit derrière… Vous n’avez qu’à regarder… j’ai l’habitude, quand j’ai fini un tableau, d’écrire le sujet…
La cigale, lisant
Paysage… c’est un paysage
Marignan
Oui, oui, je me souviens maintenant… c’est paysage rustique.
La bourgeoisie n’a pas dépassé tout ce qu’on retrouve là ; la pièce Art de Yasmina Reza, de 1994, avec son tableau blanc (« une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux) ne fait que reprendre ce qu’on a déjà avec la « peinture à deux fins » de La cigale en 1877…
À ceci près que le caractère vain de tout cela était à l’époque encore apparent, contrairement aux prétentions métaphysiques et transcendantales de l’art contemporain.