La grande preuve du caractère indéniablement moderne, français de la tragédie classique française est que la première tragédie écrite et mise en scène l’a été par un protestant, Théodore de Bèze (1519-1605).
En raison des persécutions à l’encontre du calvinisme, Abraham sacrifiant fut jouée à Lausanne, en 1550. Théodore de Bèze était pas moins que le successeur de Jean Calvin, et il est significatif sur le plan de l’histoire de la formation nationale de la France qu’il a qualifié sa pièce de « tragédie française ».
Le paradoxe est qu’elle fut écrite suite à la demande de l’université de Lausanne, alors que lui-même était professeur de grec. La raison pour cela est que le calvinisme avait conquis la Suisse, et c’est depuis ce pays qu’il devait revenir en France. La tragédie a été utilisée afin de souligner la contradiction intérieure, psychologique, propre à la situation des protestants français.
Le premier vers de la tragédie est ainsi « Depuis que j’ay mon païs delaissé », Abraham expliquant dans une plainte à Dieu que ce dernier l’a fait tout quitter :
« Or donc sortir tu me fis de ces lieux.
Laisser mes biens, mes parens & leurs dieux,
Incontinent que j’eus ouy ta voix. »
Le choix du thème est significatif : Abraham doit sacrifier son fils, à la demande de Dieu : cela le tourmente. Cela le place face à un dilemme.
Il en va de même pour les protestants ayant abandonné leur pays, leur famille, leurs amis, pour se lancer dans une bataille au nom de Dieu. Le parallèle s’exprime culturellement par la tragédie. Naturellement, il faut obéir, mais les tourments restent.
On retrouve ici la dimension militante et extrêmement morale propre au calvinisme, qui réactive les références à l’Ancien Testament chrétien. On a même Sarah et Abraham chantant ensemble un cantique de louange à Dieu qui fait tout et décide de tout :
« Terre et mer il conduit,
La pluye & le beau temps,
L’automne & le printemps,
Et le jour & la nuict. »
Satan est également présent, comme toujours prêt à influencer la psychologie des gens, à intervenir pour amener les mauvais choix. On a là les composantes élémentaires de la tragédie à la française.
Pour réaliser cette tragédie, Théodore de Bèze s’est appuyé sur la tragédie Iphigénie d’Euripide, mais ce qui compte surtout c’est que le langage employé est très clair, l’auteur expliquant par ailleurs dans son Avis aux lecteurs qu’il s’est refusé à « user de termes ni de manières de parler trop éloignés du commun ».
La tragédie est clairement éducatrice ; elle est un moyen de prêcher. Le principe sera repris pour la troisième tragédie écrite en français, Aman, Tragédie sainte, tirée du VII. chapitre de la Sainte Bible, d’André de Rivaudeau (1540-1580), représentée en 1561 à Poitiers pour la première fois et publiée en 1566.
Le père d’André de Rivaudeau avait été valet de chambre d’Henri II et anobli, mais déjà lettré ; bien qu’il le reconnaissait comme une figure très importante, André de Rivaudeau était en concurrence avec Pierre de Ronsard, la principale figure reconnue alors par le régime et ardent partisan du catholicisme et d’une ligne anti-protestante.
A ce titre, il a apporté quelque chose en plus à l’initiative de Théodore de Bèze : les principes rigoureux dans la forme, en s’inspirant des principes d’Aristote et surtout d’Horace.
André de Rivaudeau formule cela dans une sorte de préface à la pièce, intitulée Avant-parler d’André de Rivaudeau à Monsieur de La Noue Chavaigne de Bretagne. Voici comment il présente la question des machines :
« Un moindre vice est de ce qu’ils appellent les Machines, c’est-à-dire, des moyens extraordinaires et surnaturels pour délier le nœud de la Tragédie, un Dieu fabuleux en campagne, un chariot porté par Dragons en l’air, et mille autres grossières subtilités, sans lesquelles les poètes mal fournis d’inventions, ou d’art ou méprisant ce dernier, ne peuvent venir à bout de leur fusée, ni dépêtrer le nœud Gordien, sinon de la façon du grand Alexandre, à coups de bâton. »
De la même manière, André de Rivaudeau exige qu’il y ait une unité de temps ; l’unité de lieu n’est pas vraiment respectée dans sa pièce. Mais ce qui compte également et ce à quoi il faut apporter une très grande attention, c’est sa remarque selon laquelle il faut une « tragédie française ».
Ayant parlé de références pour bien étudier les principes élaborés pour la tragédie dans l’antiquité gréco-romaine, références auxquelles il renvoie, il ajoute la nécessité de connaître la période que vit le pays, son atmosphère, les caractéristiques de sa langue :
« Par quoi je les renvoie là cependant, fors [=excepté] en ce qui n’est si bien rapporté à l’état de notre temps, à l’humeur de notre nation, et à la propriété de notre langue : sans quoi le plus habile Grec de Chrétienté, ni le Philosophe même qui en a écrit, encore qu’ils entendissent notre langage, sauraient bien bâtir une Tragédie Française. »
Cela montre ici que la tragédie s’exprime très nettement dans le cadre de la polémique catholicisme/protestantisme, avec une opposition poésie/théâtre moralisateur, dans la mesure où les protestants vivent un déchirement, une tragédie.
Ainsi, le choix d’Aman se rapporte à un épisode biblique où un vizir du même nom cherche à exterminer la population juive minoritaire, Esther sauvant la situation. C’est une allusion à la situation des protestants en France, la reine de Navarre Jeanne d’Albret, protestante, faisant pratiquement figure d’Esther, l’œuvre lui étant même dédiée.
Culturellement, la dimension moraliste d’André de Rivaudeau profite de sa connaissance et de son appréciation des auteurs stoïciens, notamment Sénèque mais également Épictète, dont il fut le premier à traduire son œuvre compilée par un disciple et intitulée le Manuel. A ce Manuel, André de Rivaudeau ajoute même des « observations » chrétiennes.
On est là en effet dans la confluence du stoïcisme, qui enseigne l’acceptation du destin, à la patience protestante face aux événements. En fait, le christianisme a intégré dès le départ des éléments stoïciens (ainsi que, évidemment et surtout, des éléments platoniciens), mais là avec le calvinisme français la dimension stoïcienne est revigorée.
Voici ce que dit Mardochée dans Aman, Tragédie sainte, tirée du VII. chapitre de la Sainte Bible, dans une allusion ouverte à la situation des protestants français :
« Israël ne fut plus qu’une poignée d’hommes
Bannis de leur pays, le demeurant nous sommes
De ce nombre petit, qui, tous les jours mourons
Et pires que la mort, mille tourments souffrons,
Depuis que cet Amman gouverne la contrée
Et a vers nôtre Roi si favorite entrée.
Il me hait par sur tous, et dépite à grand tort
Par tous moyens qu’il peut me pourchasse la mort.
Il m’a fait élever une croix vergogneuse
Pour contenter un peu son âme furieuse,
Jusqu’à ce qu’à loisir il impètre du Roi
Les têtes en un jour de mes frères et moi.
Mais Dieu dispose tout, une humble patience
Peut surmonter d’Aman la roide violence. »