L’origine du culte de Simón Bolívar : Francisco de Miranda

Le culte de Simón Bolívar ne date pas d’après sa mort, c’est un aspect essentiel de la question du nationalisme latino-américain.

Simón Bolívar a été porté aux nues par les élites criollos en raison de l’échec de Francisco de Miranda ; afin de compenser cet échec, il a fallu un symbole jusqu’au-boutiste.

C’est que les élites criollos n’allaient pas se lancer de gaieté de cœur dans un affrontement avec la métropole espagnole, alors qu’elles étaient privilégiées.

Rien ne les forçait à se mettre en jeu de manière politique et militaire.

On ne parle pas ici d’une classe, comme la bourgeoisie, le prolétariat, l’aristocratie ; on parle de couches parasitaires utilisées par la monarchie espagnole pour utiliser les colonies.

Car contrairement aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, la monarchie espagnole n’a jamais su faire autre chose que parasiter, sans apporter jamais de développement capitaliste.

Les criollos naissent comme parasites et cherchent à maintenir leur position ; ce sont des hommes façonnés par le patriarcat, habitués à mépriser complètement ceux en dessous d’eux, et à se faire rabaisser par les Espagnols venus de la métropole, les « péninsulaires ».

Bons du trésor des États-Unis du Vénézuela, 1811

C’est pourquoi il y aura chez les criollos, forcément, certains éléments à l’esprit aventurier, prêts à chercher à rejouer le coup des conquistadors, s’éloignant d’une majorité bien plus craintive et attentiste.

Il y a également l’attraction pour le capitalisme qui joue, avec des éléments pré-bourgeois ou bourgeois prêts à se lancer dans la grande aventure de l’accumulation du capital.

C’est là où intervient Francisco de Miranda. Venu d’une famille qui s’était enrichie à Caracas, il a rejoint l’armée espagnole et à ce titre combattu les Britanniques aux côtés des indépendantistes fondant les États-Unis d’Amérique.

Il a rompu avec l’Espagne pour diverses raisons personnelles et s’en est allé aux États-Unis, puis en Europe dans de nombreux pays ; il fait alors partie des « élites » et à ce titre a même rencontré Catherine II de Russie.

En France, il participa dans le contexte révolutionnaire à la bataille de Valmy (il a son nom gravé sous l’Arc de triomphe de l’Étoile), puis essaya de convaincre les Britanniques d’un plan pour chasser les Espagnols d’Amérique.

François Miranda, général de division à l’armée du Nord en 1792, Georges Rouget, 1835,

Le projet ayant échoué, il proposa la même chose au président américain Thomas Jefferson et son secrétaire d’État James Madison, qui fournirent un appui financier et logistique.

Francisco de Miranda recruta alors des mercenaires, toutefois l’entreprise fut un échec.

C’est qu’on avait là des projets artificiels, fruit de tentatives somme toute féodales de s’approprier le pouvoir au moyen d’une collusion avec une puissance ennemie de celle dominante.

Survint alors l’invasion de l’Espagne par Napoléon. Les élites criollos virent la situation comme un bon prétexte pour acquérir davantage d’influence.

Elles prirent l’initiative de rejeter le nouveau capitaine général du Venezuela, Vicente Emparan.

Celui-ci avait été nommé par le roi Joseph Ier, frère de Napoléon Bonaparte, placé sur le trône d’Espagne à la place de Ferdinand VII.

C’est donc par « fidélité » au roi face à l’usurpateur que les élites criollos remirent en cause le rapport à la métropole espagnole.

Francisco de Miranda fit alors office d’aiguillon en faveur de l’indépendance, alors que la « Confédération américaine du Venezuela » fut officialisée en 1811.

Francisco de Miranda salué lors de son arrivée à La Guaira,
lavis de Johann Moritz Rugendas, vers 1840

Francisco de Miranda avait l’appui des États-Unis, ainsi que du Royaume-Uni.

Les choses fonctionnèrent suffisamment pour qu’en 1812 il soit nommé « Dictador Plenipotenciario y Jefe Supremo de los Estados de Venezuela » par le Congrès vénézuélien.

Il fut cependant nommé alors qu’un terrible tremblement de terre avait pratiquement détruit Caracas, et que l’intervention espagnole dirigée par Domingo Monteverde était un grand succès.

Il capitula alors très rapidement devant l’Espagne et chercha à s’enfuir avec l’aide des Britanniques.

Simón Bolívar intervint toutefois, l’arrêta et le remit aux Espagnols, recevant en échange un passeport pour s’enfuir, qu’il aurait eu de toute manière en raison de l’amnistie.

Cet événement historique est considéré comme étrange.

Pourquoi, malgré la défaite, Francisco de Miranda a-t-il capitulé aussi facilement, alors qu’il avait comme ambition l’établissement d’une « Colombie » unissant tous les pays latino-américains, du futur Mexique au futur Chili, sous l’égide d’une famille impériale ?

Francisco de Miranda avait écrit des projets et des essais, réalisé des cartes ; il parlait espagnol, allemand, français, anglais, italien… et lisait le latin et le grec. Il avait une immense ambition.

Pourquoi a-t-il accepté une reddition négociée ?

Quoi qu’il en soit, il mourut en prison, dans des conditions terribles, en Espagne ; Simón Bolívar devint alors un mythe, en contrepoint de Francisco de Miranda.

Miranda en La Carraca, peinture d’Arturo Michelena (1896)

En effet, Simón Bolívar a porté la ligne jusqu’au-boutiste en livrant Francisco de Miranda le « traître ». Une année après, en 1813, il réalisa la « Campagne Admirable » battant les troupes de Domingo Monteverde.

Et la même année, il publia le « Décret de guerre à mort », qui appelait à mettre à mort les Espagnols, en posant une opposition absolue entre Américains et Espagnols.

C’est bien entendu une fiction, puisque les « Américains » sont eux-mêmes des Espagnols, et le « Décret de guerre à mort » a comme seul but de masquer une logique de guerre de factions derrière une prétendue opposition « nationale », sur une base jusqu’au-boutiste du point de vue des criollos.

Mais voilà en tout cas pourquoi Simón Bolívar a été transformé en mythe. Il est l’outil pour assumer la ligne indépendantiste, initialement représentée par Francisco de Miranda.

Celui-ci ayant cessé le combat, dont la nature était de toute façon artificielle, il fallait un nouveau levier idéologique pour la démarche féodale de prise totale de commande de l’administration.

Portrait de Simón Bolívar par Arturo Michelena :
El Libertador en traje de campaña (1895)

Simón Bolívar a été utilisé comme porteur de l’idéologie de la rupture totale avec l’Espagne de la part des criollos ; il symbolise dès son vivant, de manière « incarnée », l’idée d’aller jusqu’au bout.

La construction idéologique est une tautologie : Simón Bolívar se bat pour l’indépendance du pays, c’est donc qu’il y a un pays et une indépendance nécessaire.

Et inversement, s’il y a une indépendance à obtenir pour le pays, alors il y a Simón Bolívar.

Si on regarde bien, on a exactement la même chose avec Fidel Castro, qui a fait passer Cuba d’une domination américaine à une domination de la part du social-impérialisme soviétique, tout en lançant le slogan « la patrie ou la mort ».

L’assimilation Cuba – Fidel Castro fut toujours une constante de la part du régime cubain et l’incarnation nationale par le « caudillo » une tendance idéologique traditionnelle en Amérique latine.

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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)