Après L’Avare, Molière revient à la comédie-ballet, avec Monsieur de Pourceaugnac. C’est une comédie où on se moque des langages incorrects aux yeux de la cour, comme le picard et l’occitan, où l’on montre que, hors de Paris, tout est naïveté. La conclusion, en elle-même, témoigne du caractère divertissant de la pièce, comme reflet de l’idéologie de la cour :
« Ne songeons qu’à nous réjouir :
La grande affaire est le plaisir. »
Dans la continuité, on a ensuite la comédie-ballet Les Amants magnifiques, joué à l’occasion du carnaval de 1670, au cours des festivités appelées pas moins que Divertissement royal. Louis XIV devait monter sur scène pour danser deux rôles, mais apparemment il ne fit pas (et par ailleurs il ne le fit plus non plus par la suite).
On est là, encore dans l’esprit de la Renaissance et du divertissement pastoral, avec des références à la Grèce, une princesse devant se marier et allant à la chasse, etc.
On est dans la même démarche avec Psyché, une tragi-comédie utilisant également le principe du ballet, durant cinq heures et présenté à Paris pendant de longues périodes : du 24 juillet au 25 octobre 1671, du 15 janvier au 6 mars 1672 et du 11 novembre au 23 janvier 1673.
4000 personnes purent ainsi voir un spectacle faste dans la « Salle des Machines », avec des décors mobiles permettant de multiplier les lieux des différentes scènes. Psyché, une jeune femme, est ainsi transporté dans un palais, dans une campagne sauvage, aux enfers, pour être finalement enlevé enfin par le dieu Amour qui l’emmène au ciel, avec l’accord tant attendu de Vénus et de Jupiter.
On retrouve encore les nymphes et les naïades, des sylvains, bref des esprits des forêts et des eaux. L’une des divinités, Flore, résume l’esprit de la cour :
« Est-on sage,
Dans le bel âge,
Est-on sage
De n’aimer pas ?
Que sans cesse,
L’on se presse
De goûter les plaisirs ici-bas.
La sagesse
De la jeunesse,
C’est de savoir jouir de ses appas
L’Amour charme
Ceux qu’il désarme ;
L’Amour charme,
Cédons-lui tous.
Notre peine
Seroit vaine
De vouloir résister à ses coups :
Quelque chaîne
Qu’un amant prenne,
La liberté n’a rien qui soit si doux. »
Entre ces deux œuvres, Molière a réalisé une autre comédie-ballet, qui est extrêmement connu en France : Le Bourgeois gentilhomme.
C’est une pièce qui, de fait, prolonge l’ambiguïté de la situation de Molière. Là encore, comme dans L’Avare, on a un personnage plus conforme aux exigences de la cour que de celles de la bourgeoisie.
On a ainsi un bourgeois, « Monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête ».
Le personnage tente de saisir les règles de la cour, et il est simplement ridicule, incapable de devenir réellement raffiné. En même temps, cela révèle une certaine vanité et un certain ridicule des nobles eux-mêmes.
On a ainsi en même temps une cour qui se moque des « ploucs » et des bourgeois se moquant de la rigidité des nobles, le tout dans une œuvre qui terminera dans une apothéose délirante absolument incroyable.
Voici un extrait présentant bien le caractère de Monsieur Jourdain, celui dont on se moque dans toute l’oeuvre.
« Madame Jourdain
Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies, et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse.
Monsieur Jourdain
Lorsque je hante la noblesse, je fais paraître mon jugement, et cela est plus beau que de hanter votre bourgeoisie.
Madame Jourdain
Çamon vraiment ! il y a fort à gagner à fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré avec ce beau Monsieur le comte dont vous vous êtes embéguiné.
Monsieur Jourdain
Paix ! Songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savez pas de qui vous parlez, quand vous parlez de lui ? C’est une personne d’importance plus que vous ne pensez, un seigneur que l’on considère à la cour, et qui parle au Roi tout comme je vous parle. N’est-ce pas une chose qui m’est tout à fait honorable, que l’on voie venir chez moi si souvent une personne de cette qualité, qui m’appelle son cher ami, et me traite comme si j’étais son égal ? Il a pour moi des bontés qu’on ne devinerait jamais ; et, devant tout le monde, il me fait des caresses dont je suis moi-même confus.
Madame Jourdain
Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses ; mais il vous emprunte votre argent.
Monsieur Jourdain
Hé bien ! ne m’est-ce pas de l’honneur, de prêter de l’argent à un homme de cette condition-là ? et puis-je faire moins pour un seigneur qui m’appelle son cher ami ?
Madame Jourdain
Et ce seigneur, que fait-il pour vous ?
Monsieur Jourdain
Des choses dont on serait étonné, si on les savait.
Madame Jourdain
Et quoi ?
Monsieur Jourdain
Baste, je ne puis pas m’expliquer. Il suffit que si je lui ai prêté de l’argent, il me le rendra bien, et avant qu’il soit peu.
Madame Jourdain
Oui, attendez-vous à cela.
Monsieur Jourdain
Assurément. : ne me l’a-t-il pas dit ?
Madame Jourdain
Oui, oui : il ne manquera pas d’y faillir.
Monsieur Jourdain
Il m’a juré sa foi de gentilhomme.
Madame Jourdain
Chansons. »
On a donc l’opposition entre la femme, rationnelle et attachée à la bourgeoisie, et l’homme qui délire et essaie de basculer dans l’aristocratie, au point de refuser un mari pour sa fille car n’appartenant pas à l’aristocratie, dont lui-même n’est pourtant pas issu, malgré ses dénégations.
« Monsieur Jourdain
Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille.
Madame Jourdain
Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis ?
Monsieur Jourdain
Taisez-vous, ma femme : je vous vois venir.
Madame Jourdain
Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?
Monsieur Jourdain
Voilà pas le coup de langue ?
Madame Jourdain
Et votre père n’était-il pas marchand aussi bien que le mien ?
Monsieur Jourdain
Peste soit de la femme ! Elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.
Madame Jourdain
Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre, et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait, qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.
Nicole
Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne et le plus sot dadais que j’aie jamais vu.
Monsieur Jourdain
Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille, je n’ai besoin que d’honneur, et je la veux faire marquise. »
Le bourgeois voulant devenir gentilhomme, en fait, n’est qu’un vaniteux, totalement hors de propos :
« Maître tailleur
Voulez-vous mettre votre habit ?
Monsieur Jourdain
Oui, donnez-le-moi.
Maître tailleur
Attendez. Cela ne va pas comme cela. J’ai amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes d’habits se mettent avec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres. Mettez cet habit à Monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité.
Quatre garçons tailleurs entrent, dont deux lui arrachent le haut-de-chausses de ses exercices, et deux autres la camisole ; puis ils lui mettent son habit neuf ; et M. Jourdain se promène entre eux, et leur montre son habit, pour voir s’il est bien. Le tout à la cadence de toute la symphonie.
Garçon tailleur
Mon gentilhomme, donnez, s’il vous plaît, aux garçons quelque chose pour boire.
Monsieur Jourdain
Comment m’appelez-vous ?
Garçon tailleur
Mon gentilhomme.
Monsieur Jourdain
« Mon gentilhomme ! » Voilà ce que c’est de se mettre en personne de qualité. Allez-vous-en demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point : « Mon gentilhomme ». Tenez, voilà pour « Mon gentilhomme ».
Garçon tailleur
Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.
Monsieur Jourdain
« Monseigneur », oh, oh ! « Monseigneur » ! Attendez, mon ami : « Monseigneur » mérite quelque chose, et ce n’est pas une petite parole que « Monseigneur ». Tenez, voilà ce que Monseigneur vous donne.
Garçon tailleur
Monseigneur, nous allons boire tous à la santé de Votre Grandeur.
Monsieur Jourdain
« Votre Grandeur ! » Oh, oh, oh ! Attendez, ne vous en allez pas. à moi « Votre Grandeur ! » Ma foi, s’il va jusqu’à l’Altesse, il aura toute la bourse. Tenez, voilà pour Ma Grandeur.
Garçon tailleur
Monseigneur, nous la remercions très humblement de ses libéralités.
Monsieur Jourdain
Il a bien fait : je lui allais tout donner.
Les quatre garçons tailleurs se réjouissent par une danse, qui fait le second intermède. »
Les situations sont cocasses au possible, comme la leçon sur les voyelles, où la vanité du pédantisme intellectuel saute aux yeux :
« Maître de philosophie
La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.
Monsieur Jourdain
O, O. Il n’y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, I, I, O.
Maître de philosophie
L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
Monsieur Jourdain
O, O, O. Vous avez raison, O. Ah ! la belle chose, que de savoir quelque chose ! »
L’oeuvre termine dans une apothéose anti-féodale. En théorie, le roi Louis XIV voulait une pièce pour se moquer des Ottomans, car un de leurs émissaires n’a pas été impressionné par un de ses luxueux habits.
En pratique, on se moque ici de la tyrannie et de la religion : sous couvert de se moquer de la tyrannie régissant l’empire ottoman et de l’obscurantisme musulman, c’est en fait la religion chrétienne dont on se moque, avec également la conception d’un tyran dont on célébrerait le culte sans aucune réalité de civilisation.
Monsieur Jourdain se croit nommé « mamamouchi », comme paladin de l’empire ottoman, par un ottoman qui est en fait le fiancé déguisé. La scène est délirante au possible :
« Six Turcs entrent gravement deux à deux, au son de tous les instruments. Ils portent trois tapis fort longs, dont ils font plusieurs figures, et, à la fin de cette première cérémonie, ils les lèvent fort haut ; les Turcs musiciens, et autres joueurs d’instruments, passent par dessous ; quatre Derviches qui accompagnent le Mufti ferment cette marche.
Alors les Turcs étendent les tapis par terre, et se mettent dessus à genoux ; le Mufti est debout au milieu, qui fait une invocation avec des contorsions et des grimaces, levant le menton et remuant les mains contre sa tête comme si c’était des ailes. Les Turcs se prosternent jusqu’à terre, chantant Alli, puis se relèvent, chantant Alla, ce qu’ils continuent alternativement jusqu’à la fin de l’invocation ; puis ils se lèvent tous, chantant Alla ekber.
Alors les Derviches amènent devant le Mufti le Bourgeois vêtu à la turque, rasé, sans turban, sans sabre, auquel il chante gravement ces paroles :
Le Mufti
Se ti sabir,
Ti respondir ;
Se nou sabir,
Tazir, tazir.
Mi star Mufti :
Ti qui star ti ?
Non intendir :
Tazir, tazir.Deux Derviches font retirer le Bourgeois (…).
Le Mufti
Star bon Turca Giourdina ? Bis.
Les Turcs
Hey valla. Hey valla. Bis.
Le Mufti chante et danse.
Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.Après que le Mufti s’est retiré, les Turcs dansent, et répètent ces mêmes paroles.
Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.
Le Mufti revient, avec son turban de cérémonie qui est d’une grosseur démesurée, garni de bougies allumées, à quatre ou cinq rangs.
Deux Derviches l’accompagnent, avec des bonnets pointus garnis aussi de bougies allumées, portant l’Alcoran : les deux autres Derviches amènent le Bourgeois, qui est tout épouvanté de cette cérémonie, et le font mettre à genoux le dos tourné au Mufti, puis, le faisant incliner jusques à mettre ses mains par terre, ils lui mettent l’Alcoran sur le dos, et le font servir de pupitre au Mufti, qui fait une invocation burlesque, fronçant le sourcil, et ouvrant la bouche, sans dire mot ; puis parlant avec véhémence, tantôt radoucissant sa voix, tantôt la poussant d’un enthousiasme à faire trembler, en se poussant les côtes avec les mains, comme pour faire sortir ses paroles, frappant quelquefois les mains sur l’Alcoran, et tournant les feuillets avec précipitation, et finit enfin en levant les bras, et criant à haute voix : Hou.
Pendant cette invocation, les Turcs assistants chantent Hou, hou, hou, s’inclinant à trois reprises, puis se relèvent de même à trois reprises, en chantant Hou, hou, hou, et continuant alternativement pendant toute l’invocation du Mufti.
Après que l’invocation est finie, les Derviches ôtent l’Alcoran de dessus le dos du Bourgeois, qui crie Ouf, parce qu’il est las d’avoir été longtemps en cette posture, puis ils se relèvent.
Le Mufti s’adressant au Bourgeois.
Ti non star furba ?Les Turcs
No, no, no.Le Mufti
Non star forfanta ?Les Turcs
No, no, no.Le Mufti aux Turcs.
Donar turbanta. Donar turbanta.
Et s’en va.Les Turcs répètent tout ce que dit le Mufti, et donnent en dansant et en chantant, le turban au Bourgeois.
Le Mufti revient et donne le sabre au Bourgeois.
Ti star nobile, non star fabola.
Pigliar schiabola.Puis il se retire.
Les Turcs répètent les mêmes mots, mettant tous le sabre à la main ; et six d’entre eux dansent autour du Bourgeois auquel ils feignent de donner plusieurs coups de sabre.
Le Mufti revient, et commande aux Turcs de bâtonner le Bourgeois, et chante ces paroles.
Dara, dara, bastonara, bastonara, bastonara.
Puis il se retire.
Les Turcs répètent les mêmes paroles, et donnent au Bourgeois plusieurs coups de bâton en cadence.
Le Mufti revient et chante.
Non tener honta :
Questa star l’ultima affronta.Les Turcs répètent les mêmes vers.
Le Mufti, au son de tous les instruments, recommence une invocation, appuyé sur ses Derviches : après toutes les fatigues de cette cérémonie, les Derviches le soutiennent par-dessous les bras avec respect, et tous les Turcs sautant dansant et chantant autour du Mufti, se retirent au son de plusieurs instruments à la turque. »
On a ici une production de très haut niveau, d’une très grande subtilité, bien loin de la simple « farce ».