La question de la maternité et de la sexualité par rapport à l’éducation et l’activité sociale a été un problème fondamental, comme en témoigne Les femmes savantes.
Cependant, ce n’était pas le seul écueil à l’appui fait par Molière aux femmes et à leur quête de savoir : il y a également la question de la famille. Comment s’expriment les contradictions au sein du peuple ?
Comment les contradictions villes-campagnes jouent-elles dans les rapports au sein du couple ? Comment éviter que les progrès de la culture ne tombent dans le pédantisme, et comment éviter que le pragmatisme bourgeois ne sombre dans la facilité ?
C’est encore là un problème essentiel d’une modernité très grande ; ce qui est vrai au 17e siècle l’est encore au début du 21e siècle.
C’est par exemple le thème d’une discussion d’un couple au sujet de l’expression « rustique » d’une servante : cela semble intolérable à la femme, et tout à fait secondaire vis-à-vis du mari placide et pragmatique.
« PHILAMINTE
Vous voulez que toujours je l’aie à mon service,
Pour mettre incessamment mon oreille au supplice ?
Pour rompre toute loi d’usage et de raison,
Par un barbare amas de vices d’oraison,
De mots estropiés, cousus par intervalles,
De proverbes traînés dans les ruisseaux des Halles* ?
BÉLISE
Il est vrai que l’on sue à souffrir ses discours.
Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours ;
Et les moindres défauts de ce grossier génie,
Sont ou le pléonasme, ou la cacophonie.
CHRYSALE
Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,
Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas ?
J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes,
Elle accommode mal les noms avec les verbes,
Et redise cent fois un bas ou méchant mot,
Que de brûler ma viande, ou saler trop mon pot.
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage,
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots.
PHILAMINTE
Que ce discours grossier terriblement assomme !
Et quelle indignité pour ce qui s’appelle homme,
D’être baissé sans cesse aux soins matériels,
Au lieu de se hausser vers les spirituels !
Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,
D’un prix à mériter seulement qu’on y pense,
Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin ?
CHRYSALE
Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin,
Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère. »
Le problème est, bien sûr, que le refus du pédantisme bascule vite dans le refus de voir les femmes être savantes :
« CHRYSALE.
C’est à vous que je parle, ma sœur.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite :
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas,
Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble* inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville ;
M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans,
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l’aspect importune :
Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie, et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie,
Doit être son étude et sa philosophie.
Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien ;
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,
Et leurs livres un dé, du fil, et des aiguilles,
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs,
Elles veulent écrire, et devenir auteurs.
Nulle science n’est pour elles trop profonde,
Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde.
Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,
Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir.
On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne, et Mars, dont je n’ai point affaire ;
Et dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot dont j’ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire ;
Raisonner est l’emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison ;
L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,
L’autre rêve à des vers quand je demande à boire ;
Enfin je vois par eux votre exemple suivi,
Et j’ai des serviteurs, et ne suis point servi. »
Ce n’est pas tout : le rapport mère-fille rencontre le même problème : si la jeune femme veut être épanouie et méprise les pédants au nom, en quelque sorte, de la dignité du réel, la mère pour autant connaît la valeur de l’éducation…
« HENRIETTE
C’est prendre un soin pour moi qui n’est pas nécessaire,
Les doctes entretiens ne sont point mon affaire.
J’aime à vivre aisément, et dans tout ce qu’on dit
Il faut se trop peiner, pour avoir de l’esprit.
C’est une ambition que je n’ai point en tête,
Je me trouve fort bien, ma mère, d’être bête,
Et j’aime mieux n’avoir que de communs propos,
Que de me tourmenter pour dire de beaux mots.
PHILAMINTE
Oui, mais j’y suis blessée, et ce n’est pas mon compte
De souffrir dans mon sang une pareille honte.
La beauté du visage est un frêle ornement,
Une fleur passagère, un éclat d’un moment,
Et qui n’est attaché qu’à la simple épiderme ;
Mais celle de l’esprit est inhérente et ferme.
J’ai donc cherché longtemps un biais de vous donner
La beauté que les ans ne peuvent moissonner,
De faire entrer chez vous le désir des sciences,
De vous insinuer les belles connaissances ;
Et la pensée enfin où mes vœux ont souscrit,
C’est d’attacher à vous un homme plein d’esprit,
Et cet homme est Monsieur que je vous détermine
À voir comme l’époux que mon choix vous destine. »
On est, ici encore, dans une contradiction au sein du peuple, avec différents aspects.