Ni Ariel, ni Caliban, mais Gonzalo

Le vrai nom de Gonzalo, le dirigeant historique du Parti Communiste du Pérou des années 1970-1990, est Manuel Rubén Abimael Guzmán Reynoso.

Pourquoi a-t-il choisi ce nom comme pseudonyme révolutionnaire ?

Gonzalo ne l’a jamais expliqué directement, cependant, maintenant que nous avons compris Ariel, nous pouvons le comprendre.

Dans la fameuse interview qu’il a donné en 1988, Abimael Guzmán a expliqué la chose suivante :

« Souvent je n’ai pas le temps de lire ce dont j’ai envie. Ce que j’aime lire ? Je lis beaucoup de biographies ; la littérature me semble une grande expression de l’art.

J’aime lire par exemple Shakespeare, l’étudier aussi ; je pense qu’en l’étudiant, on rencontre des problèmes politiques, des leçons bien claires, dans « Jules César » ou dans « Macbeth » par exemple.

La littérature me plaît mais la politique l’emporte toujours et m’amène à rechercher le sens politique, le problème de fond, car, en fin de compte, derrière chaque grand artiste, il y a un homme politique, il y a un homme de son temps qui combat dans la lutte de classes. »

Ici, Gonzalo montre sa compréhension magistrale de la pensée comme reflet de la réalité. Sa position, ici, est celle du réalisme socialiste ; il savait que l’art est en substance une forme d’expression du mouvement global de la réalité, de la lutte des classes.

Abimael Guzmán dit Gonzalo, Augusta La Torre dit Norah, le couple ayant joué un rôle essentiel dans la reconstitution du Parti Communiste du Pérou

Nous voyons qu’il parle de Shakespeare, alors on pense tout de suite à La tempête. Trouve-t-on un personnage dénommé Gonzalo dans cette pièce de théâtre ?

Effectivement, c’est bien le cas, nous avons un personnage dénommé Gonzalo, qui tient un célèbre discours politique – ce qui est conforme à l’esprit de ce dont Gonzalo a parlé.

Dans la pièce, Gonzalo est un conseiller plein d’honnêteté du roi de Naples Alonso. À un moment, il prononce un discours utopique, dans l’esprit de Thomas More et Montaigne.

Citons la pièce de Shakespeare, où Gonzalo expose une société idéale, sans exploitation ni oppression.

GONZALO

Seigneur Sébastien, les vérités que vous dites manquent de bienveillance et d’opportunité. Vous irritez la blessure lorsqu’il faudrait y verser du baume.

SÉBASTIEN

Bien dit.

ANTONIO

Et on ne peut plus chirurgicalement.

GONZALO, au Roi

Seigneur, le temps est sombre pour nous quand votre front se couvre de nuages.

SÉBASTIEN

Le temps est sombre ?

ANTONIO

Très sombre.

GONZALO

Si j’étais chargé de coloniser cette île, seigneur…

ANTONIO

Il y sèmerait des orties.

SÉBASTIEN

Ou des ronces, ou de l’ivraie.

GONZALO

Et si j’en étais le roi, savez-vous ce que je ferais ?

SÉBASTIEN

Il s’abstiendrait de s’enivrer faute de vin.

GONZALO

Dans ma république, tout serait l’opposé de ce qui existe ; je n’y admettrais aucun commerce, aucune dignité ni magistrature ; les lettres y seraient ignorées ; point de serviteurs, ni pauvreté ni richesse ; point de contrats, point de successions ; point de limites entre les cultures, ni argent, ni blé, ni vin, ni huile ; plus de travail ; tous les hommes resteraient à rien faire, et les femmes aussi ; mais elles seraient chastes et pures ; point de souveraineté…

SÉBASTIEN

Et cependant il en serait le roi.

ANTONIO

La fin de sa république en oublie le commencement.

GONZALO

Tous les biens de la terre seraient en commun, et produits sans travail ni sueur ; point de trahison, de félonie, d’épée, de lance, de poignard, de mousquet, ni d’arme d’aucune sorte ; mais la nature fournirait spontanément et en abondance de quoi nourrir mon peuple innocent.

SÉBASTIEN

Point de mariages parmi ses sujets ?

ANTONIO

Non, certes ; ce serait une république de fainéants, un peuple de courtisanes et de vauriens.

GONZALO

Je gouvernerais mon état, seigneur, dans une perfection qui éclipserait l’âge d’or.

SÉBASTIEN

Dieu conserve sa majesté !

ANTONIO

Vive Gonzalo !

On comprend tout de suite où Abimael Guzmán veut en venir. Il a choisi Gonzalo, pour affirmer qu’il ne choisit pas Ariel.

Et il ne choisit pas Caliban non plus, ce qu’il aurait pu faire s’il avait été un romantique valorisant la force brute (c’est le choix de l’auteur « post-colonial » Aimé Césaire dans sa réécriture de La tempête où Caliban devient le personnage clef).

Le choix du nom de Gonzalo est, bien entendu, d’une importance secondaire, c’est symbolique plus qu’autre chose. Cela reflète cependant à l’arrière-plan la reconnaissance du juste choix de José Carlos Mariátegui.

Ce sont les masses qui font l’Histoire, c’est le principe du communisme ; à l’opposé, Ariel de José Enrique Rodó reflète les intérêts d’une minorité féodale, hostile au peuple.

L’idéologie latino-américaine, produite artificiellement, est un piège visant à masquer la réalité nationale des pays latino-américains, en attente de la révolution démocratique pour apparaître pleinement sur la scène de l’Histoire.

C’est alors que les pays latino-américains, fusionnant réellement à partir du vécu des masses, de la culture produite ensemble, pourront affirmer une Amérique latine démocratique et populaire, qui lèvera le drapeau du socialisme et contribuera à son immense mesure à la révolution mondiale.

Il faut que chaque pays d’Amérique latine ait son José Carlos Mariátegui, son étude du parcours historique où on dépasse la lecture unilatérale d’une nation née par miracle (et en réalité par en haut), pour observer comment les masses s’installent dans la réalité quotidienne.

C’est alors qu’il sera possible de saisir les tâches national-démocratiques à mener et de faire en sorte que les nations latino-américaines naissent vraiment, par en bas, comme production démocratique des masses et non comme cadre prétexte au maintien d’une base féodale se prolongeant sous la forme d’un capitalisme bureaucratique.

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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)