Paul Cézanne (1839-1906) n’est pas seulement un peintre, c’est un drapeau. C’est qui lui parvient à faire passer la peinture académique dans l’impressionnisme et inversement, d’où son statut de père de la peinture dite moderne, d’ancêtre des avant-gardes, etc.
Le principe est simple et assez insignifiant : on prend une peinture académique, mais on l’individualise au moyen de coups de peintures incisifs et d’un jeu sur les couleurs et la lumière.
Ce qui compte en fait réellement c’est que Paul Cézanne joue sur le volume. On n’est plus dans une représentation traditionnelle, au sens où désormais la peinture a elle-même un volume, une dimension propre, comme si elle formait quelque chose de nouveau.
Voici ce qu’un critique d’art, Charles Ponsonailhe remarque au sujet de cette question du volume, dans La revue illustrée du 15 octobre 1904 :
« J’étais en train d’admirer innocemment des pommes aux tons vigoureux lorsqu’un de mes amis très initié me voulut bien montrer que j’avais l’optique d’un clerc de notaire.
Ce qui est merveilleux, c’est dans une ou deux esquisses de composition antique le volume géométral des bras, des jambes ; un volume plein d’imagination, m’affirmait l’adepte.
M. Cézanne par là continue Phidias. Un portrait d’homme quelconque (que je croyais être celui d’un gazier endimanché) le rattache au Poussin. Pour moi, je veux bien, mais je manque d’éducation de l’oeil. »
C’est pour cela que le cézannisme prendra une forme géométrique, qu’on appellera le cubisme. Si l’on ne fait pas attention à cet aspect, on ne saisit pas l’importance historique de la peinture de Paul Cézanne pour la progression vers un subjectivisme assumant l’abstraction.
L’approche est éminemment subjectiviste ; au sens strict c’est une manière de forcer l’impressionnisme dans la peinture académique. Paul Cézanne se considérait comme un novateur, tout en considérant que les impressionnistes allaient trop loin.
Il contribue ainsi au subjectivisme en démolissant la peinture académique de l’intérieur et pour cette raison il est dénoncé pour son approche grossière. Dans Le Journal du 14 octobre 1904, Marcel Fouquier démolit ainsi Paul Cézanne précisément pour sa démarche :
« Ce qui distingue, à première vue, la peinture de M. Cézanne, c’est la gaucherie du dessin et la lourdeur des coloris. Ses natures mortes, qu’on a beaucoup vantées, sont d’un rendu brutal et d’un effet terne.
On a prédit qu’un jour elles iraient au Louvre, tenir compagnie à Chardin. Cet heureux temps n’est pas pour demain. »
En fait, chez Paul Cézanne, la peinture a une approche relevant de la sculpture, avec beaucoup d’épaisseur et un goût pour l’affrontement physique avec un volume.
Il faut citer ici l’éloge de Gustave Courbet fait par Paul Cézanne à Joachim Gasquet :
Un bâtisseur. Un rude gâcheur de plâtre. Un broyeur de tons. Il maçonnait comme un romain. Et lui aussi un vrai peintre.
Il n’y en a pas un autre dans ce siècle qui le dégote [=surpasse]. Il est profond, serein, velouté. Il y a de lui des nus, dorés comme une moisson, dont je raffole. Sa palette sent le blé (…).
Courbet est le grand peintre de la nature. Son grand apport, c’est l’entrée lyrique de la nature, de l’odeur des feuilles mouillées, des parois moussues de la forêt, dans la peinture du XIXe siècle, le murmure des pluies, l’ombre des bois, la marche du soleil sous les arbres.
La mer. Et la neige, il a peint la neige comme personne ! J’ai vu, chez votre ami Mariéton, la diligence dans les neiges, ce grand paysage blanc, plat, sous le crépuscule grisâtre, sans une aspérité, tout ouaté. C’était formidable, un silence d’hiver.
La peinture de Paul Cézanne est un volume qui est littéralement pris à-bras- le-corps. C’est en fait une appropriation subjectiviste de la peinture académique.
En raison de cette approche par volume, une critique récurrente faite à Paul Cézanne était qu’il n’allait pas au bout de l’oeuvre. Le roman d’Emile Zola L’oeuvre se veut une critique fraternelle mais dure à son vieil ami connu depuis l’enfance (qui s’éloigna toutefois de Zola une fois celui-ci installé dans une demeure de grand bourgeois avec petit personnel, etc.).
L’Encyclopédie contemporaine du 25 octobre 1904 parle de « sa peinture heurtée et son dessins problématique », le New-York Herald du 17 octobre 1905 le présente comme « le pontife de la maladresse réfléchie », alors que le Petite Gironde d’octobre 1904 assène :
« M. Cézanne n’est pas un incompris ; c’est un incomplet. »
Dans la Revue d’art, 1re année, 1899, n°6, Georges Lecomte expose bien cette impression de manque :
« Comme Cézanne n’a d’autre guide que sa sensibilité, il tâtonne, il hésite. Il a les maladresses et les imperfections d’un vrai primitif.
Ainsi peint-il des paysages ? Il en saisit le caractère, la couleur, la lumière. Il en traduit l’intimité et la grandeur, mais il échoue dans l’art d’espacer les plans, de donner l’illusion de l’étendue. Son maigre savoir le trahit. »
Ce que le critique d’art rate ici, c’est que l’aspect non terminé de l’oeuvre était tout à fait en phase avec le scepticisme de la bourgeoisie, sa réfutation de la synthèse. Cela ne donnait en fait que d’autant plus de force à l’approche subjectiviste.
Le Figaro, le 25 octobre 1906 avec Arsène Alexandre, pressent pourtant cette dimension qui deviendra précisément systématique avec l’art dit moderne, contemporain :
« Ce qui frappe tout esprit impartial en examinant un tableau de Cézanne, c’est, à côté d’une incontestable noblesse dans la plantation, dans le point de départ, une impuissance absolue d’arriver au bout de la route.
Or, n’arrivent au bout du chemin que ceux qui peuvent exprimer et rendre durable l’émotion qu’ils ont ressentie. L’art ne peut, sinon, se réjouir, du moins s’enrichir avec de simples intentions. »
Ce principe de la simple intention, Paul Cézanne l’a exprimé de manière très nette, mais c’est un autre néo-impressionniste qui va précisément être adulé par la bourgeoisie pour cette dimension incomplète, limitée à l’intention : Vincent Van Gogh.