Pensée-guide pour la France : le mouvement ouvrier a considéré de manière erronée que le capitalisme était un féodalisme renouvelé, avec la rente et la corvée

Pour faire la révolution dans un pays, il faut comprendre son cheminement historique : d’où il vient, où il va, où il en est. C’est une tâche difficile qui demande de combiner la théorie et la pratique.

Il ne s’agit pas seulement d’enquêter ou de participer à la lutte des classes, ou encore d’expérimenter des formes de lutte. Il est nécessaire d’atteindre une dimension historique, ce qui est beaucoup plus exigeant.

C’est sur cet écueil que viennent se briser beaucoup de gens sincères. Ces derniers constatent la comédie contestataire et ils partent à la recherche d’une approche véritablement révolutionnaire.

Cependant, comme ils apparaissent « étranges », comme ils sont en décalage sur le plan des idées par rapport à l’opinion publique, ils sombrent vite dans une certaine marginalité intellectuelle ou militante, et ils finissent par capituler.

Périodiquement, on a ainsi de nouveaux groupes révolutionnaires qui apparaissent, portés par des gens jeunes ou très jeunes, qui pensent avoir découvert la « méthode » ultime pour faire avancer les choses. Cela s’agite un temps, puis ça s’arrête.

C’est, au fond, qu’ils recherchaient une « clef » pratique, quelque chose qui fasse bouger les lignes. Or, ce n’est pas ce qu’il faut ; ce qu’il faut atteindre, c’est une dimension historique. C’est alors seulement que ce qu’on fait peut avoir une réelle portée.

Nous voulons à ce titre exposer un aspect essentiel de la société française, du mouvement ouvrier en particulier. Il ne s’agit pas d’une idée que nous avons eu, c’est le fruit d’une synthèse politico-idéologique reposant sur notre activité révolutionnaire.

Une activité révolutionnaire qu’on ne saurait confondre avec l’agitation et la propagande, même si elles sont nécessaires : ce qui compte avant tout c’est l’affirmation stratégique de l’idéologie communiste, telle que posée par Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao Zedong.

Une idéologie qui est passée par le marxisme, puis le marxisme-léninisme et le marxisme-léninisme-maoïsme, ce que nous appelons désormais le matérialisme dialectique afin d’en souligner le caractère synthétique.

Une idéologie qui consiste en la vision du monde du prolétariat et affirme la nécessité de l’océan des masses armées afin d’établir la république socialiste mondiale, comme produit de la révolution mondiale avec les révolutions socialistes dans les pays impérialistes et les révolutions démocratiques dans les pays semi-féodaux semi-coloniaux.

Si on regarde l’histoire du mouvement ouvrier, dans la seconde moitié du 19e siècle et tout le 20e siècle, on a une idée fixe : celle que la bourgeoisie est injuste.

Elle est injuste, car elle s’enrichit, alors qu’une partie grandement majoritaire de la société vit dans la pauvreté – cela, c’est pour la seconde moitié du 19e siècle et la première partie du 20e siècle.

Elle est injuste, car elle parasite largement les fruits de la croissance économique – cela, c’est pour la seconde partie du 20e siècle.

Le mouvement ouvrier français n’a pas considéré que la bourgeoisie exploitait, il a considéré que la bourgeoisie parasitait. Pour le syndicaliste de la fin du 19e siècle, pour les socialistes et les communistes du 20e siècle, le bourgeois est un rentier.

C’est ce qui explique paradoxalement qu’il y ait toujours eu une France une Droite populaire : les masses ont bien vu que les patrons charbonnaient, que les entrepreneurs s’activaient. Ne comprenant pas l’accusation de la Gauche, considérée comme injuste, le peuple a accepté la Droite au nom du travail (et de la propriété).

Naturellement, la dénonciation de l’exploitation a existé durant toute cette période, que ce soit dans la seconde partie du 19e siècle ou tout au long du 20e siècle. Mais cette exploitation n’était pas comprise comme Karl Marx l’a fait dans Le Capital.

Pour Karl Marx, le capitalisme est un mode de production, et chaque fois qu’un prolétaire travaille, une partie du fruit de son travail « disparaît » comme plus-value pour le capitaliste. Pour le mouvement ouvrier français, l’exploitation vient au bout du processus productif, au moment de la répartition.

C’est là une conception syndicaliste et il faut bien voir l’importance de la CGT à la fin du 19e siècle et au tout début du 20e siècle. Le style « syndicaliste révolutionnaire » a été massivement présent dans notre pays, il a réussi à s’ancrer et à maintenir une tradition. Même en 2025, on retrouve à la CGT des approches caractéristiques du syndicalisme révolutionnaire.

Ce qui révèle la justesse de notre analyse, c’est qu’en raison de tout cela, la bourgeoisie n’est pas dénoncée comme classe au sein d’un mode de production.

Ceux qui sont la vindicte d’une telle approche, ce sont les rentiers, l’oligarchie, le néo-libéralisme, éventuellement (mais de moins en moins) le grand capital.

Nous ne voulons pas ici rentrer trop loin dans l’analyse idéologique, car il ne s’agit pas d’extrapoler ; en même temps, il faut bien souligner l’aspect suivant, qui explique bien des choses.

Le matérialisme dialectique critique le capital en général ; bien entendu, il faut différencier le petit du grand, le capital industriel et le capital financier, etc. Cependant, l’ennemi, c’est la classe capitaliste.

Le fascisme est né comme mouvement populiste prônant une distinction, une séparation entre un capital productif (national et bon) et un capital parasitaire (cosmopolite et mauvais).

Heureusement, le mouvement ouvrier français n’est pas fasciste ; il faut en même temps noter que la tendance idéaliste visant les « rentiers » se retrouve immanquablement en écho avec le populisme fasciste. C’est que le mouvement ouvrier français se place historiquement en écho de la révolution française, qu’il souhaite rééditer.

Si on regarde les positions historiques du mouvement ouvrier français, si on discute avec des « anticapitalistes » en 2025, on retrouvera deux ennemis : les riches et l’État.

Les riches sont considérés comme des néo-féodaux : grâce à leur argent, ils parasitent l’économie. Ils font l’acquisition de leur capital en attendant leurs rentes, tout comme la noblesse dans le féodalisme.

L’État est considéré comme exigeant et expéditif, il est au service des riches et il impose l’équivalent de la corvée au moyen-âge.

Il va de soi qu’il est impossible de réellement combattre le capitalisme avec une telle approche. Le capitalisme n’est pas un féodalisme capitaliste, où l’argent a remplacé les titres de noblesse. C’est pourtant ainsi que voient 99,9 % des gens dénonçant le capitalisme en France en 2025.

Les origines d’une telle position sont faciles à comprendre. Tout d’abord, la révolution française a été un très long processus, qui a marqué les esprits et a connu de nombreux soubresauts, reculs et avancées, de 1789 jusqu’à 1870 et l’instauration pour toute la nouvelle période de la république bourgeoise.

Ensuite, le mouvement ouvrier français a connu sur le plan des conceptions une hégémonie du socialisme français, qui assumait ouvertement de faire triompher la République « jusqu’au bout ».

C’était de l’opportunisme, car ainsi le mouvement ouvrier se mettait à la remorque des républicains bourgeois et de la franc-maçonnerie qui avaient besoin d’alliés pour combattre la droite monarchiste.

C’est ce qui explique la défaite du Front populaire, où au lieu de déborder les « radicaux », les socialistes et les communistes les ont mis sur un piédestal, avant de se faire trahir par eux (et les socialistes trahissant alors les communistes).

C’est ce qui explique que les armes ont été rendues après la victoire sur l’Allemagne nazie, ou bien que mai 68 n’a pas eu d’expression politique révolutionnaire continue.

Tant les socialistes que les communistes ont systématiquement voulu rester dans le cadre de la « république », car la république doit aller jusqu’au bout, et ce serait ça le socialisme.

C’est ce qui explique inversement le programme commun de 1981. L’objectif de nationaliser les banques et d’avoir un Etat dirigé par la Gauche correspondait entièrement au combat contre les rentes et la corvée.

C’est également ce qui permet de comprendre pourquoi les ouvriers sont passés en masse dans un vote pour l’extrême-droite dans les années 2000-2010-2020 : ils on retrouvé chez Marine Le Pen la dénonciation des rentiers et de la corvée, à travers la dénonciation de la mondialisation et des décisions des élites de l’appareil d’État.

Il suffit de se tourner vers ce que raconte la gauche contestataire pour retrouver les mêmes obsessions. Les prétentions à disposer d’une économie politique s’effacent devant la tradition française de dénoncer les rentes et la corvée. Dans sa version modernisée, ce vise les riches « hors-sol » et l’État.

Fin mai 2025, Lutte Ouvrière propose une caricature où le ministre de l’intérieur (et désormais chef de la Droite) Bruno Retailleau veut construire des prisons. Un jeune avec des cités à l’arrière-plan lui dit : « Pour les voleurs capitalistes et leurs politiciens corrompus ? ». Sont ici exactement visées les rentes et la corvée.

Le Parti Communiste Français explique dans une résolution de la mi-mai 2025 que « le pouvoir national comme les actionnaires s’enferment dans l’impératif de rentabilité avec comme seule variable d’ajustement les salaires ». On retrouve les rentiers et la corvée.

Pour La France Insoumise, « La concentration des pouvoirs entraîne une dérive autoritaire. Elle favorise le pouvoir des milliardaires. » C’est encore les rentes et la corvée.

On peut continuer longtemps ainsi, qu’on ait affaire à des partis électoralistes (donc ouvertement pro-républicains) ou à des mouvements d’ultra-gauche (étrangers à l’idéologie républicaine).

C’est dans la matrice du mouvement ouvrier français, c’est la tradition dominante à l’arrière-plan, qui rattrape tout le monde.

Le PRCF appelle à une « République sociale et souveraine au service du peuple et du monde du travail », le NPA constate qu’« il y en a ras-le-bol des politiques gouvernementales et patronales visant à prendre l’argent dans les poches de ceux qui travaillent pour les distribuer aux actionnaires ».

Les « jeunes révolutionnaires » expliquent que « tout le monde a en tête décembre 2018, où ‘‘le peuple’’ attendait le triangle magique : Gilets jaunes, CGT, quartiers populaires… Nous pouvons imaginer réciproquement que tous les parasites de France (bourgeois monopolistes, banquiers, boursicoteurs, politicards achetés, Généraux, juges et flics pourris, mafieux) devaient trembler dans leurs redingotes face à cette possibilité. »

Il ne faut pas s’étonner ici de la référence aux « gilets jaunes » de 2018, un mouvement populiste typique de la dénonciation des « rentes et de la corvée », tout comme avant eux Nuit debout en 2016, les bonnets rouges en 2013, etc.

Si on veut parvenir à la révolution en France, il faut s’arracher à cette logique visant à se focaliser sur un capitalisme interprété comme un féodalisme renouvelé.

Cela ne veut pas seulement dire qu’il faille éviter cette erreur. Il faut lui opposer également la ligne rouge, sans quoi inévitablement on retomberait dans un tel travers, tellement c’est ancré en France.

Cette question de l’interprétation du capitalisme comme féodalisme renouvelé rejoint également bien d’autres questions, comme celle de savoir pourquoi il n’y a pas eu de social-démocratie révolutionnaire en France avant 1914, pourquoi Maurice Thorez et le Parti Communiste Français basculent dans les années 1930 dans le culte de la « République ».

En fait, cela explique pourquoi, à chaque fois, la contestation a été intégrée par le capitalisme, par l’intermédiaire de la « République ».

C’est la raison également pour laquelle les forces de répression visent en France systématiquement la désescalade. Si on met de côté la démagogie qui imagine la France comme Etat policier, on peut constater une ligne droite de mai 1968 à aujourd’hui, où les préfectures tolèrent les manifestations et la casse, afin d’éviter toute polarisation, en visant une réintégration « républicaine » progressive.

Cela rejoint également la question du rôle des syndicats comme soutiens permanents au régime, au nom de la République ; tout révolutionnaire sérieux sait que depuis les années 1960, la CGT a joué un rôle contre-révolutionnaire majeur.

Mais ce n’est pas le lieu pour systématiser cette hypothèse fondamentale, qui sonne juste et éclaire par-là même tellement de choses.

Pour parvenir en France à la révolution, il faut comprendre le capitalisme pour ce qu’il est, et il n’est pas un féodalisme renouvelé.

Il faut donc mettre en avant deux choses : d’une part, la dialectique qui permet de comprendre comment l’exploitation a lieu réellement, non pas après la production et dans la répartition, mais dans la production elle-même. Le Capital de Karl Marx est ici incontournable.

D’autre part, le principe de mode de production, qui seul permet d’appréhender la réalité et sa transformation historique, depuis le matriarcat et l’esclavagisme jusqu’au féodalisme, au capitalisme, puis le socialisme et enfin le communisme.

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