Si Pierre Drieu La Rochelle n’a par la suite pas du tout été compris du côté communiste, c’est en raison de l’infiltration d’éléments intellectuels grands-bourgeois cherchant à tout prix à nier la démarche rupturiste de celui-ci. Les deux grandes figures de cette opération furent Louis Aragon et Jean-Paul Sartre.
Initialement, Pierre Drieu La Rochelle fréquente en effet un milieu intellectuel bourgeois et son grand ami est Louis Aragon. Les soirées et la fréquentation des prostituées accompagnent une posture rebelle d’esprit grand bourgeois au-dessus des normes.
Une rupture se produisit cependant entre Pierre Drieu La Rochelle et tout le milieu qui relevait du surréalisme. Cela se produisit à l’occasion, le premier juillet 1925, d’une « Lettre ouverte à M. Paul Claudel », formant un « Tract surréaliste » et consistant en une réponse à des propos tenus par celui-ci lors d’une interview.
La voici :
« Lettre ouverte à M. Paul Claudel
Ambassadeur de FRANCE au JAPON
« Quant aux mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une véritable rénovation ou création. Ni le dadaïsme, ni le surréalisme qui ont un seul sens : pédérastique.
Plus d’un s’étonne non que je sois bon catholique, mais écrivain, diplomate, ambassadeur de France et poète. Mais moi, je ne trouve en tout cela rien d’étrange. Pendant la guerre, je suis allé en Amérique du Sud pour acheter du blé, de la viande en conserve, du lard pour les armées, et j’ai fait gagner à mon pays deux cents millions. »
« Il Secolo », interview de Paul Claudel reproduite par « Comœdia », le 17 juin 1925.
Monsieur,
Notre activité n’a de pédérastique que la confusion qu’elle introduit dans l’esprit de ceux qui n’y participent pas.
Peu nous importe la création. Nous souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu’en Orient la vermine et nous appelons cette destruction comme l’état de choses le moins inacceptable pour l’esprit.
Il ne saurait y avoir pour nous ni équilibre ni grand art. Voici déjà long-temps que l’idée de Beauté s’est rassise. Il ne reste debout qu’une idée morale, à savoir par exemple qu’on ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète.
Nous saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui est français, en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la trahison et tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, peut nuire à la sûreté de l’État beaucoup plus conciliable avec la poésie que la vente de « grosses quantités de lard » pour le compte d’une nation de porcs et de chiens.
C’est une singulière méconnaissance des facultés propres et des possibilités de l’esprit qui fait périodiquement rechercher leur salut à des goujats de votre espèce dans une tradition catholique ou gréco-romaine. Le salut pour nous n’est nulle part. Nous tenons Rimbaud pour un homme qui a désespéré de son salut et dont l’œuvre et la vie sont de purs témoignages de perdition.
Catholicisme, classicisme gréco-romain, nous vous abandonnons à vos bondieuseries infâmes. Qu’elles vous profitent de toutes manières ; engraissez encore, crevez sous l’admiration et le respect de vos concitoyens. Écrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille.
Paris, le 1er juillet 1925.
Maxime Alexandre, Louis Aragon, Antonin Artaud, J.-A. Boiffard, Joë Bousquet, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, T. Fraenkel, Francis Gérard, Éric de Haulleville, Michel Leiris, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Marcel Noll, Benjamin Péret, Georges Ribemont-Dessaignes, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Roland Tual, Jacques Viot, Roger Vitrac. »
Ce fut le prétexte pour Pierre Drieu La Rochelle d’une rupture avec surréalistes, au moyen d’une sorte de lettre ouverte en août 1925 : La véritable erreur des surréalistes, publié dans la Nouvelle Revue Française. On y lit entre autres :
« Vous êtes tout bonnement en train de prendre position. L’hiver dernier, vous aviez déjà pris position littéraire : le surréalisme, une position solide, détaillée, abondamment pourvu de doctrines, d’exemples, de précédents, d’autorité, de disciples, de camelots (…).
Maintenant, vous doublez votre art poétique d’une ligne d’appui politique selon un procédé périodiquement utilisé par les littérateurs en France.
Vous vous installez en face des néo-classiques, dans le même secteur étroit, encombré de vieux cadavres et de galimatias de l’autre siècle (…).
Comme de vieux républicains vous criez quelque chose d’exotique : « Vive Lénine ». Mais prudents vous prenez une position moyenne à garder, entre Blum et Cachin. »
Pierre Drieu La Rochelle considère que les surréalistes s’institutionnalisent ; il attaque nommément Louis Aragon, tout en se définissant lui-même comme « républicain national, impressionné d’action française ».
Ce qu’il reproche au fond, c’est la perte d’une charge qu’on doit qualifier de futuriste. Pierre Drieu La Rochelle entend maintenir cette charge. Il sait très bien que les positions des surréalistes ne sont qu’un simulacre d’engagement révolutionnaire.
Lui-même, de par sa base philosophique nietzschéenne, peut alors librement se tourner vers la droite contestataire, d’où sa référence à l’Action française. Cette dernière, dans un article de son organe de presse du 5 août 1925 l’enjoignit alors à rejoindre le camp monarchiste.
Cependant, Pierre Drieu La Rochelle esquiva tout engagement à ce niveau : il n’en était là que sur le mode de la posture.
Par la suite, en septembre, parut dans la Nouvelle Revue Française la réponse de Louis Aragon, où on lit entre autres :
« Comme tu as peur d’être dupe: ça pourrait ne pas être parisien le mot République que tu me reproches, parce que je ne t’ai jamais caché, tant pis pour le ridicule, que j’étais prêt à mourir pour ce mot-là (…).
Je ne veux pas te répondre que je n’ai pas crié : Vive Lénine! Je le braillerai demain, puisqu’on m’interdit ce cri, qui après tout salue le génie et le sacrifice d’une vie; tes coquetteries à Maurras me semblent plus intéressées.
Vive Lénine, Drieu, quand je te vois ainsi te complaire à ce vague intellectuel, à cet esprit de compromission où pas une idée ne tient, pas un critérium moral (…).
Regarde, encore une fois mon ami, avec quelles gens tu te ligues, dans le sens de quelles gens tu abondes (…). Eh bien, va, mon garçon, puisque tu leur as fait risette, voilà leur appeau, et à demi-voix ils te laissent entendre ce qu’ils diront de toi si tu résistes. Tu sais de reste que je tiens les gens d’Action Française pour des crapules (…).
Il me faut aujourd’hui ce ton pour te parler ce langage. Mais es-tu bien celui qui était mon ami? Celui-ci était un homme triste, qui n’avait pas d’espoir, qui rongeait sa vie comme un frein, un homme irrésolu (…).
Si un instant j’essaye de m’élever à cette notion, Dieu, je me révolte qu’elle puisse en aucun cas servir d’argument à un homme. Tu n’es qu’un homme comme les autres, et pitoyable, et peu fait pour montrer leur chemin aux hommes, un homme perdu, et que je perds. Tu t’en vas, tu t’effaces. Il n’y a plus personne au lointain, et, tu l’as bien voulu, ombre, va-t’en, adieu. »
Quant on sait que Louis Aragon et Pierre Drieu La Rochelle était inséparable, qu’une année auparavant, Louis Aragon dédicaçait Libertinage à Pierre Drieu La Rochelle, que ce dernier dédicaçait quelques mois auparavant L’homme couvert de femmes à Louis Aragon, on voit la profondeur humaine de l’affrontement.