Le grand auteur norvégien Knut Hamsun n’est compréhensible que par rapport à la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, à celle entre villes et campagnes. Cela était au moins relativement clair à l’époque pour les communistes et s’il a choisi le fascisme, il était frappant qu’il aurait pu et dû basculer de l’autre côté.
La question est alors la suivante : pourquoi Le feu follet, publié en 1931, n’a-t-il pas été considéré en France comme relevant fondamentalement de l’approche soulevée par le matérialisme dialectique ?
Lire la nouvelle avec une connaissance ne serait-ce qu’élémentaire du marxisme fait qu’il saute littéralement aux yeux qu’il n’est parlé que de la marchandise, du sens de la vie dans une grande ville, des rapports sociaux mensongers et manipulateurs, du besoin existentiel d’une autre vie.
Et même si on le voit pas à l’initial, rien que les dernières lignes où le protagoniste de la nouvelle, lassé même de l’héroïne, se suicide, le disent clairement :
« Bien calé, la nuque à pile d’oreilles, les pieds au bois du lit, bien arc-bouté. La poitrine en avant, nue, bien exposée. On sait où l’on a le coeur.
Un revolver, c’est solide, c’est en acier. C’est un objet. Se heurter enfin à l’objet. »
Le niveau de conscience est ici d’une puissance extrême et on comprend pourquoi, dans sa quête d’un rapport non aliéné à l’objet, Pierre Drieu La Rochelle, dans sa méconnaissance du marxisme, ait été obligé de puiser dans l’antisémitisme un anticapitalisme romantique qui expliquerait pourquoi la vie se fuit elle-même.
Le feu follet heureusement, tout comme Rêveuse bourgeoisie, échappe à un tel anticapitalisme romantique : on est ici encore dans le romantisme en tant que tel, au moment où il peut basculer encore dans le bon camp. On échappe cependant pas, naturellement, le romantisme noir, celui des décadentistes. L’approche reste fin de siècle, avec une vision de dandy tourmenté se dépassant jusqu’à une protestation romantique contre le vide de la société capitaliste moderne.
Ce qui caractérise d’ailleurs cette œuvre magistrale et incontournable, c’est d’ailleurs tout comme dans Rêveuse bourgeoisie, le besoin d’être soi-même tout le temps, dans chaque geste, sans faux semblants, sans aliénation.
Tout est résumé dans les lignes suivantes :
« Alain rapprocha Urcel de Dubourg. Celui-ci commençait aussi à transposer sa vitalité, pour sauver ce qui lui en restait, dans un monde incontrôlable.
Peut-être cette opération est-elle commune à tous les hommes qui vivent d’imagination et de pensée, surtout quand ils arrivent au milieu de leur âge.
Mais la passion, la folie d’Alain qui pourtant n’avait jamais vécu, c’était de supposer qu’on peut vivre dans un seul plan, engager toute sa pensée dans chacun de ses gestes. Faute de pouvoir le faire, il demandait à mourir. »
Être soi-même, tout le temps, sans être brisé par les conventions sociales qui déforment la personnalité et façonnent les mentalités : tel est le souci romantique de Pierre Drieu La Rochelle. Mais comment trouver une voie ?
Le feu follet est, en pratique, une sorte de biographie du surréaliste Jacques Rigaut (1898-1929). Pierre Drieu La Rochelle, pour une fois, a été en mesure de parler de quelqu’un d’autre que lui et cet autre qui a servi de miroir a permis de transcender sa propre vision, d’aller à une véritable dénonciation romantique du monde.
Mais sa situation personnelle, sa vie de bourgeois à l’écart des masses, sa pratique de décadent couchant avec n’importe qui au milieu de gens très riches, tout cela a affaibli son romantisme au point d’espérer une reprise de l’intérieur de la société elle-même.
Son romantisme dénaturé, mis en rapport avec la tentative de coup d’État fasciste de février 1934, va l’amener à devenir le théoricien français du fascisme.