N’ayant pas lu Le capital, ne comprenant pas le principe de l’accumulation du capital, avec les marchandises, le travail accumulé, Pierre Drieu La Rochelle peut donc se contenter de formuler le point de vue suivant : il n’y a pas deux classes, il n’y a pas d’État comme expression d’une situation d’une classe par une autre.
Il y a des individus, dans une société, avec une élite qui dirige de manière plus ou moins par contingence, en collant le plus possible à l’équilibre précis des couches sociales d’une société à un moment donné.
C’est précisément la même conception que Georges Sorel.
Voilà comment il exprime son point de vue en termes de philosophie politique :
« Avec des caractères effrayants, le prolétariat s’est manifesté peu à peu dans les grandes villes du monde à mesure que s’y développait le règne complexe de l’industrie scientifique, du capitalisme et de la démocratie (…).
Le marxisme est tout entier dans la conception précise et étroite qu’il se fait du prolétariat, de son origine, de ses souffrances, de ses vertus, de ses possibilités, de son destin. Il faut de cette conception tranchée le fondement de toute pensée socialiste (…).
On croit qu’une classe, à tel moment, domine politiquement par sa masse la masse des autres classes, qu’elle détient le pouvoir politique en tant que masse. Par exemple, on croit que la noblesse et le clergé ont détenu collectivement le pouvoir, et qu’ensuite la bourgeoisie a repris collectivement ce pouvoir.
Cette prémisse peut être absolument niée. Une classe est formée d’un grand nombre d’individus ; or, le pouvoir n’est jamais tenu et exercé en fait que par un petit nombre d’individus. Il est donc a priori abusif et erroné de dire qu’une classe détient le pouvoir politique, « la souveraineté politique totale. » (…)
En réalité, il n’y a jamais qu’une petite élite qui gouverne et qui, pour gouverner, s’appuie sur une ou plusieurs classes, en fait toujours sur un complexe de classes. Cette élite est formée d’éléments d’aventure. Chaque personne qui y entre s’impose individuellement (…).
Il faut insister sur les caractères humains qui président à la formation de l’élite gouvernementale. Ce sont des caractères psychologiques qui semblent constants dans l’espèce humaine et qui donc débordent le point de vue des classes.
Le fait de la valeur individuelle implique un nombre trop grand d’éléments subtils pour pouvoir être soumis aux conditions d’une époque et d’un milieu (…).
La masse d’une classe ne gouverne pas ; en conséquence, lors d’un grand changement politique et social, une classe gouvernante n’est pas remplacée par une des classes gouvernées. Il y a un simple remplacement d’une élite de gouvernement par une autre élite, animée d’un nouvel esprit, d’une nouvelle technique (…).
L’évolution économique (1) exige à un moment donné une nouvelle technique gouvernementale et un nouvel esprit dans la législation sociale. Une société commerciale et industrielle a besoin d’autres loi et d’autres chefs qu’une société agricole et militaire.
(1) Nous semblons admettre le point de vue du matérialisme historique ; mais il n’en est rien.
Si nous parlons constamment de la pression des événements économiques sur les événements politiques, dans notre esprit qu’est-ce qui caractérise un événement économique ? Comme pour Marx le changement dans les forces de production.
Mais qu’est-ce qui change les forces de production ? Les inventions. Rien de moins matériel. L’invention de la vapeur n’est pas un fait plus matériel que l’invention du calcul différentiel ou l’invention de la Joconde. »
Pierre Drieu La Rochelle est ainsi un disciple de Georges Sorel et on voit bien à ces lignes qu’il tente comme lui, désespérément, de maintenir la fiction de la permanence de l’individu à travers les changements sociaux. L’individu n’est pas ici naturel, et donc une composante d’un mode de production, mais une existence autonome existant de manière relative seulement dans une société donnée.