C’est un phénomène historique qui a eu relativement peu d’importance en France, voire qui a été insignifiant. Pourtant, il a exercé une fascination continuelle dans la petite-bourgeoisie intellectuelle. Cela est tellement vrai que les professeurs de français, en classe de première, y accordent encore aujourd’hui systématiquement toute leur attention.
Il y a une bonne raison pour cela : le jansénisme possède, en son cœur, quelque chose qui frappe la petite-bourgeoisie intellectuelle, qui l’attire, qui exerce une fascination qui ne s’est jamais démentie. C’est une forme ambiguë, une manière de voir les choses qui aboutit à une démarche visant à faire pression, pas à contester ou à révolutionner.
Or, dans notre pays, on apprécie historiquement la demi-mesure, notamment bien sûr de par l’importance de la petite-bourgeoisie, mais également historiquement en tant que faiblesse de notre histoire nationale.
En effet, le protestantisme, qui portait les valeurs essentielles de la société bourgeoise, n’a pas triomphé. Et ce n’était pas un phénomène d’importation : c’est en France qu’est né le calvinisme.
Or, il portait en lui le principe bourgeois d’autonomie, d’individu responsable. Au lieu de cela, c’est la figure du catholique prenant des libertés avec ses propres principes qui a triomphé. Et les jésuites ont développé l’approche permettant de justifier ce double jeu des catholiques : il suffirait de respecter les formes de la religion et cela suffirait pour aller au paradis.
Ce qui a été appelé le jansénisme, et dont le chef de file fut Antoine Arnauld (1612-1694), réfute cela au nom de l’amour de Dieu ; c’est un fanatisme mystique exigeant des gémissements dans la prière, un amour de tout son cœur pour Jésus, et certainement pas la simple reconnaissance formelle de la religion.
Ce qu’on appelle jansénisme est ainsi une fracture dans le développement de la société française, au moment de la monarchie absolue. Il y a un refus de la modernisation, au nom d’un spiritualisme catholique.
C’est un débat interne au catholicisme, car au XVIe siècle, l’humanisme n’est pas allé très loin dans son affirmation de par le blocage provoqué par l’influence de la renaissance italienne ; humanisme et renaissance (italienne) n’ont strictement rien à voir, c’est justement propre à la situation française que d’assimiler les deux phénomènes.
L’origine de la confusion vient de ce que le catholicisme a pu maintenir nombre de ses positions, au prix d’une adaptation et en en profitant pour effacer la distinction entre humanisme et renaissance, en gommant historiquement l’existence du calvinisme en France. On ne trouve trace du calvinisme dans aucun manuel scolaire d’Histoire d’aujourd’hui. La relecture catholique a triomphé, révisant l’histoire des faits et leur interprétation en son sens.
De fait, c’est la méthode de l’adaptation qui amène le conflit entre les jésuites et ceux qui furent désignés par le terme de jansénistes. C’est un phénomène unique en Europe, qui a marqué les esprits de par sa vivacité, plus que de par sa teneur. C’est que l’identité française en formation alors y pesait de tout son poids.
Il faut bien avoir en tête ici que la monarchie absolue est féodale de par sa reconnaissance de l’aristocratie, mais déjà ouverte à la bourgeoisie de par les attentes de l’État d’une administration moderne et d’une économie efficace. La culture française naît en ce XVIIe siècle, son grand siècle, en combinant des choses très différentes, en s’appliquant à cultiver la demi-mesure, l’unité des contraires, pour parvenir à avancer au-delà des blocages.
Dans une même logique historique spécifiquement française, le protestant Henri IV est devenu catholique, René Descartes a proposé un matérialisme mais dans une forme ouvertement liée à la religion, Jean de La Fontaine écrit des fables destinées au Roi où il se moque pourtant de la cour, le grand mathématicien Blaise Pascal a basculé dans le mysticisme religieux, Pierre Corneille écrit des pièces pour le Roi où est célébrée la noblesse indépendante, tout comme par la suite Voltaire était radical verbalement mais un déiste ami des despotes éclairés, Jean-Jacques Rousseau théorisera la République tout en étant radicalement anti-social sur le plan personnel, etc.
Des auteurs comme Jean de La Bruyère, François de La Rochefoucauld, Jean Racine… abordent au XVIIe siècle les contradictions, notamment psychologiques, mais ne sachant pas comment les résoudre, ils tendent à l’union des contraires, comme « résolution ».
La forme de « compromis » fut très appréciée en France et on en connaît encore les effets ; si le principe de dialectique n’a jamais été compris, c’est qu’on a toujours apprécié dans notre pays la synthèse comme union de la thèse et de l’antithèse, et non comme son dépassement.
Cela tient à la nature du régime, à la monarchie absolue, compromis historique entre bourgeoisie et aristocratie, sous l’égide de l’État central qui en a besoin.
La fascination pour le jansénisme tient à cela : rien n’est plus dans la demi-mesure, justement, que le jansénisme, jusqu’au nihilisme. Le jansénisme considère en effet qu’il faut refuser ce qui est naturel, surtout les passions, afin de toujours se maîtriser, jusqu’à la négation de la réalité et du bonheur s’il le faut, pour démontrer la supériorité de l’esprit, sa capacité à pratiquer la demi-mesure.
L’exemple le plus célèbre de ce nihilisme de type janséniste, et célébré par les mêmes personnes, est La Princesse de Clèves, roman de Madame de La Fayette. L’héroïne refuse de se marier avec l’homme qu’elle a aimé durant tout le roman, par respect d’un principe moral qui la rendrait supérieure, qui donnerait à son esprit une supériorité, par sa capacité à accepter la demi-mesure.
Tout cela est absolument catholique, mais sans nulle besoin de théologie : c’est un style de vie. Comme la bourgeoisie a toujours prétendu du jansénisme qu’il s’agissait d’un phénomène « inexplicable », il existe une fascination d’autant plus grande pour cela de la part de couches sociales petites-bourgeoises cherchant à nier la grande contradiction de classe entre prolétariat et bourgeoisie. C’est cela l’intérêt de l’utilisation idéologique et culturelle du jansénisme aujourd’hui : diffuser une attitude psychologique qui célèbre la demi-mesure.
Au-delà de la réalité historique, que le matérialisme dialectique peut bien entendu analyser tout à fait avec justesse, il y a donc une dimension importante : il faut également porter son attention sur la façon dont le jansénisme propose une perspective pratique pour des couches sociales intermédiaires entre les principales classes sociales, parce que sa démarche est idéaliste, irrationnelle, formant un fondamentalisme religieux.