Port-Royal entendait refuser l’approche des jésuites, visant à aller sur le terrain de ceux qui sont opposés à Dieu. Mais comment faire pour synthétiser cette approche sans basculer dans le mysticisme pur et simple?
C’est là qu’on voit que Port-Royal est une école de pensée, qui n’est pas parvenu à établir une doctrine, mais qui a tenté d’aller en ce sens.
Étant donné que c’est une force sociale qui était représentée – il restera à déterminer laquelle précisément – la religion est une expression idéologique qui dépasse très largement la simple théologie ; la question est celle d’une vision du monde tout à fait concrète. Port-Royal n’a jamais été un simple appel à refuser le monde, à s’en isoler.
Port-Royal a donc tenté de formuler une vision du monde et Antoine Arnauld a ainsi écrit des textes philosophiques ; il a débattu avec René Descartes, acceptant de formuler une critique de ses Meditationes de Prima Philosophia, in quibus Dei existentia et animae humanae immortalitas demonstrantur (Méditations sur la philosophie première, dans lesquelles sont démontrées l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme), connues sous le nom de Méditations métaphysiques. Le manuscrit circulait en effet à la demande de René Descartes, avec une « Lettre à MM. les Doyens et Docteurs », pour obtenir des remarques et des critiques.
Or, René Descartes avait une démarche farouchement opposé aux jésuites : c’était un scientifique et un croyant ; il appliquait en pratique le principe de double vérité averroïste : la religion est d’un côté, la science de l’autre, les deux se rejoignent.
Pour cette raison, les jésuites luttèrent contre René Descartes, puisqu’eux considéraient que la science se développait à travers la religion, l’intégration par Thomas d’Aquin d’un Aristote corrigé du point de vue catholique faisant du catholicisme une véritable science.
Rappelons ici que la répression à l’encontre de Galilée ne fut pas tant pour sa vision du système solaire que justement pour sa manière de la formuler. L’Église acceptait la science, mais présentée de manière adéquate ; les jésuites étaient en première ligne pour assumer les études scientifiques orientées de manière « correcte » du point de vue théologique.
L’approche de René Descartes était radicalement différente, étant donné qu’il séparait science et religion, sans pour autant les opposer. C’est pour cela qu’il avait demandé des remarques et critiques à des gens d’Église. Il espérait avoir découvert le versant scientifique du monde, parallèlement à la religion. A l’opposé (très vraisemblablement) d’Averroès ou (absolument clairement) de Spinoza pour qui c’était un choix tactique, il était sincère dans sa démarche.
C’est pourquoi Arnauld va se tourner vers lui, aidé de Pierre Nicole : tous deux vont massivement reprendre les thèses de René Descartes, les mêlant à celles d’Augustin. Le but était de s’appuyer sur la philosophie de René Descartes qui fait l’éloge de l’individu, pour élaborer la conception de l’individu selon ce qui serait alors la philosophie janséniste.
Puisque les jésuites mettent en avant un individu à la conscience peu claire, peu fiable, même pas consciente de ses propres intentions et donc difficilement condamnables, alors les jansénistes vont mettre en avant l’individu ayant une conscience individuelle absolue, entièrement capable de cohérence, de logique, de pertinence, une conscience pratiquement mathématique.
Le moi de René Descartes, la conception cartésienne du cogito ergo sum correspond parfaitement à ce besoin d’opposer la froide logique de l’Église aux calculs jésuites justifiant et tolérant les faiblesses humaines.
Cela va aboutir à une œuvre appelée La Logique ou l’art de penser, publié initialement, en 1662, sans nom d’auteur.
L’idée de départ était d’apprendre la logique au fils du Duc de Luynes, qui avait par ailleurs justement traduit en français les Méditations métaphysiques de René Descartes, écrite en latin. Il y eut alors l’idée de généraliser cette expérience et de l’ériger comme modèle pour former les esprits dans le sens de Port-Royal. Voici ce qui est précisé dans les premières lignes du premier discours d’un manuel sur la logique, intitulé « La logique ou l’art de penser » :
« Il n’y a rien de plus estimable que le bon sens et la justesse de l’esprit dans le discernement du vrai et du faux. Toutes les autres qualités d’esprit ont des usages bornés ; mais l’exactitude de la raison est généralement utile dans toutes les parties et dans tous les emplois de la vie.
Ce n’est pas seulement dans les sciences qu’il est difficile de distinguer la vérité de l’erreur ; mais aussi dans la plupart des sujets dont les hommes parlent, et des affaires qu’ils traitent.
Il y a presque partout des routes différentes, les unes vraies, les autres fausses, et c’est à la raison d’en faire le choix.
Ceux qui choisissent bien sont ceux qui ont l’esprit juste ; ceux qui prennent le mauvais parti sont ceux qui ont l’esprit faux ; et c’est la première et la plus importante différence qu’on peut mettre entre les qualités de l’esprit des hommes. »
Il est souvent dit de la part des commentateurs bourgeois que le « jansénisme » est en rupture avec l’esprit du XVIIe siècle et de la cour prônant des attitudes correctes, policées, etc. On voit bien ici aux lignes du début de ce « manuel » écrit par Antoine Arnauld et celui qui lui fait office de bras droit, Pierre Nicole, qu’on est tout à fait et absolument dans l’esprit du XVIIe siècle.
On s’aperçoit alors que le courant de pensée de Port-Royal est une variante « de droite » de l’idéologie de René Descartes.
Ce dernier, du point de vue du matérialisme dialectique, « contourne » le blocus catholique anti-protestant, en présentant son point de vue comme résolument scientifique, neutre, objectif. L’objectif est la mise en avant de la pratique, nécessité bourgeoise de l’époque ; il s’agit de valoriser l’être humain devant être « comme maître et possesseur de la nature ».
Port-Royal dit la même chose que René Descartes quant à la valorisation de la logique, mais sans le côté pratique. Port-Royal appelle à penser, pas simplement à raisonner, mais cette pensée se limite aux attitudes. Il n’y a pas la science et la perspective, de ce fait, est élitiste.
D’ailleurs, dès le début du manuel, et c’est Pierre Nicole qui écrit, il y a une critique de René Descartes. Dans son Discours de la méthode, René Descartes dit que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » ; sa méthode s’ouvre à tout le monde. Le « manuel » est quant à lui élitiste :
« Le sens commun n’est pas une qualité si commune que l’on pense. Il y a une infinité d’esprits grossiers et stupide que l’on ne peut réformer en leur donnant l’intelligence de la vérité, mais en les retenant dans les choses qui sont à leur portée, et en les empêchant de juger ce qu’ils ne sont pas capables de connaître. »
René Descartes a joué un rôle en faveur de l’ouverture d’un espace pour les sciences, mais lui-même reste en grande partie un religieux, un réactionnaire, qui célèbre l’âme individuelle : c’est ce côté que Port-Royal souligne et place comme aspect principal, aux dépens des sciences. Au début du premier discours du manuel de logique, on lit ainsi :
« On se sert de la raison comme d’un instrument pour acquérir les sciences, et l’on devrait se servir, au contraire, des sciences comme d’un instrument pour perfectionner sa raison ; la justesse de l’esprit étant infiniment plus considérable que toutes les connaissances spéculatives auxquelles on peut arriver par le moyen des sciences les plus véritables et les plus solides : ce qui doit porter les sages à ne s’y engager qu’autant qu’elles peuvent servir à cette fin, et à n’en faire que l’essai et non l’emploi des forces de leur esprit. »
Tout comme chez René Descartes, on trouve une terrible sécheresse : ce n’est pas la réalité qui compte, mais la méthode. L’esprit doit obéir à la méthode et cela serait la garantie du succès. René Descartes n’était rien d’autre, dans son approche, que l’outil de la bourgeoisie pour exiger la science pratique, pour l’arracher à la féodalité. Port-Royal fait de la méthode une fin en soi. Comme dans il est dit dans les deux discours introductifs du manuel :
« La capacité de l’esprit s’étend et se resserre par l’accoutumance, et c’est à quoi servent principalement les mathématiques, et généralement toutes les choses difficiles, comme celles dont nous parlons ; car elles donnent une certaine étendue à l’esprit, et elles l’exercent à s’appliquer davantage et à se tenir plus ferme dans ce qu’il connaît. »
Les discours introductifs au manuel de logique souligne donc que la géométrie, l’astronomie, la physique, même tous les sciences spéculatives en général, n’ont de valeur qu’intellectuelle :
« Non seulement ces sciences ont des recoins et des enfoncements fort peu utiles ; mais elles sont toutes inutiles, si on les considère en elles-mêmes pour elles-mêmes.
Les hommes ne sont pas nés pour employer leur temps à mesurer des lignes, à examiner les rapports des angles, à considérer les divers mouvements de la matière : leur esprit est trop grand, leur vie trop courte, leur temps trop précieux pour l’occuper à de si petits objets ; mais ils sont obligés d’être justes, équitables, judicieux dans tous les discours, dans toutes leurs actions et dans toutes les affaires qu’ils manient, et c’est à quoi ils doivent particulièrement s’exercer et se former. »
Ce discours anti-scientifique va à l’opposé absolu de la démarche des jésuites. Ces derniers disent que justement, la science avançant, il faut être aux premières loges, afin de la conduire comme il se doit. C’est ainsi que la théorie du « Big Bang » fut inventé par un abbé lié aux jésuites et diffusé par le Vatican.
Les jésuites prolongent Thomas d’Aquin, qui avait décidé que face aux averroïstes latins, il fallait batailler pour s’approprier Aristote, pour l’arracher au camp matérialiste. C’est l’adaptation religieuse à l’évolution scientifique, pour la renverser.
Port-Royal défend de son côté la version spiritualiste, appelant à rejeter la science, à se débarrasser d’Aristote. Le « jansénisme » français est donc absolument conforme à la contre-réforme et totalement réactionnaire, mais en proposant une version plus fondamentaliste du catholicisme.
Le fait que Blaise Pascal abandonne la science pour le spiritualisme, au sein du « jansénisme », témoigne de ce jeu de massacre anti-intellectuel.