La grande qualité du XVIIe siècle est sa réfutation de la vanité, défaut si présent à la Cour, en raison de la centralisation complète et de la nécessité de plaire pour avancer dans les institutions. Il s’ensuit un éloge de l’ego absolument insoutenable, avec une élite totalement obnubilée par son amour-propre. C’est une véritable vision du monde, où tout est évalué selon la satisfaction de son amour-propre.
Cela est bien sûr renforcé par le développement du capitalisme. Les commentateurs bourgeois ont omis cela, faisant comme si les mœurs capitalistes commençaient uniquement à partir de 1789, ou bien au XVIIIe siècle avec les Lumières.
En réalité, si les idées bourgeoises triomphent avec les Lumières, les mœurs bourgeoises se développent bien entendu bien avant, dès l’émergence de la bourgeoisie en tant que classe, sous la forme des commerçants, artisans et marchands dans les bourgs devenant les villes.
La preuve en est que le calvinisme est déjà apparu, justement comme théorie bourgeoises des mœurs. On ne peut donc pas du tout limiter le XVIIe siècle à une sorte d’aristocratie maniérée et parasitaire et d’ailleurs lorsque François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère critiquent les mœurs de leur époque, ils constatent bien le mélange de valeurs aristocrates et bourgeoises. Ne sachant d’où vient le problème, ils en viennent justement à regretter les anciennes mœurs aristocrates.
La raison de cela est que c’est l’individualisme qui s’étend à grande vitesse. L’amour-propre devient l’orientation principale des couches sociales dominantes. François de La Rochefoucauld constate par exemple :
« L’amour-propre nous augmente ou nous diminue les bonnes qualités de nos amis à proportion de la satisfaction que nous avons d’eux ; et nous jugeons de leur mérite par la manière dont ils vivent avec nous. »
Jean de La Bruyère a présenté cet amour-propre dans des petites scènes, pour montrer quel est le type d’attitude à laquelle on a affaire.
En voici une :
« Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard a placé auprès de vous dans une voiture publique, à une fête ou à un spectacle ; et il ne vous coûtera bientôt pour le connaître que de l’avoir écouté : vous saurez son nom, sa demeure, son pays, l’état de son bien, son emploi, celui de son père, la famille dont est sa mère, sa parenté, ses alliances, les armes de sa maison ; vous comprendrez qu’il est noble, qu’il a un château, de beaux meubles, des valets, et un carrosse. »
Le grand problème bien entendu, c’est de trouver la source de cette vanité, de cet amour-propre. Naturellement, en raison de la nature de cette époque, c’est introuvable. Il ne reste alors plus qu’à basculer dans la généralisation, d’attribuer à la nature humaine un défaut propre aux classes dominantes. L’idéalisme permet de trouver la clef du problème, tout au moins en apparence.
Il y a pourtant des intuitions formidables. François de La Rochefoucauld tente par exemple d’expliquer que l’amour-propre, la vanité, tient au fait même d’exercer une profession, car cela va de pair avec un masque social. Il formule cela ainsi :
« Dans toutes les professions chacun affecte une mine et un extérieur pour paraître ce qu’il veut qu’on le croie. Ainsi on peut dire que le monde n’est composé que de mines. »
C’est là constater le principe de l’apparence du vendeur, du marchand, du négociant, dans la vente de marchandises. Il y a là une perception très nette des mœurs propres au capitalisme.
De son côté, Jean de La Bruyère considère pareillement que cela provient de toute la société, même s’il entrevoit finalement que le cœur, c’est la cour, qui contamine le reste de la société avec ses valeurs, son style, ses approches, son idéologie. Il constate, de manière désabusée :
« La ville dégoûte de la province ; la cour détrompe de la ville, et guérit de la cour. »
Ce dernier exemple rappelle la figure du Misanthrope dans la pièce éponyme de Molière : prétendre vivre à la marge des valeurs de la cour, c’est quitter toute socialisation, c’est échouer dans la vie, aussi regrettable que soit le culte des apparences.
D’ailleurs, Jean de La Bruyère trouve ici une vraie parade dialectique, en expliquant que le vertueux n’a pas refusé la cour, mais qu’il en a fait le tour, qu’il en a saisi les aspects contradictoires. C’est là tout à fait différent d’un désengagement comme le propose à la même époque le jansénisme.
Voici l’explication tout à fait dialectique de Jean de La Bruyère :
« Il faut qu’un honnête homme ait tâté de la cour : il découvre en y entrant comme un nouveau monde qui lui était inconnu, où il voit régner également le vice et la politesse, et où tout lui est utile, le bon et le mauvais. »
Il y a également là une grande différence avec François de La Rochefoucauld, car ce dernier ne pense justement pas que l’on puisse aller dans le sens de la vertu ; l’amour-propre commande tout dans l’être humain et il dit ainsi :
« Nous ne ressentons nos biens et nos maux qu’à proportion de notre amour-propre. »
Toutefois, et c’est une nécessité, Jean de La Bruyère ne peut pas être d’un trop grand optimisme au sujet de la vertu. Il sent bien que la base de la société fait que les tentatives sont fragiles, que les apparences sont trompeuses. Seule une toute petite minorité, forgée dans la vertu, peut résister.
Il présente la chose ainsi :
« Il ne faut pas juger des hommes comme d’un tableau ou d’une figure, sur une seule et première vue : il y a un intérieur et un cœur qu’il faut approfondir. Le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de l’hypocrisie cache la malignité. Il n’y a qu’un très petit nombre de connaisseurs qui discerne, et qui soit en droit de prononcer ; ce n’est que peu à peu, et forcés même par le temps et les occasions, que la vertu parfaite et le vice consommé viennent enfin à se déclarer. »
Cela montre à quel point François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère avaient pour ainsi dire senti la superstructure du mode de production, sans parvenir à en établir la nature. Inévitablement, on trouve chez eux une constatation du développement du mode de production capitaliste à travers le féodalisme, avec un basculement dans le pessimisme.
Jean de La Bruyère sentira par contre plus que François de La Rochefoucauld que le pessimisme n’est qu’une fuite. C’est pour cela que l’écrivain décadentiste Jules Barbey d’Aurevilly, ultra-réactionnaire, affirmera au sujet de Jean de La Bruyère, dans Femmes et moralistes :
« Ce prestigieux écrivain, le plus piquant du XVIIe siècle, qui, à force de style, s’est fait croire un grand moraliste, quoique son observation aille plus au costume qu’à la personne, à la convention sociale qu’au tréfond de la nature humaine, — en cela inférieur à François de La Rochefoucauld, qui n’a pas tout dit non plus, mais qui a vu plus loin que Jean de La Bruyère dans la misère constitutive de l’homme ».