Le souci de la dimension initiatique est qu’il est nécessaire de la justifier, surtout que le message de Jésus est universel. Comment combiner un message universel avec une démarche hiérarchisée et sélective, non universaliste ?
Pseudo-Denys l’Aréopagite se voit obliger de justifier le clergé en se fondant sur le principe de Proclus : l’illumination ne touche pas tout le monde pareillement, il faut une purification qui est un cheminement avec plusieurs étapes, selon les « forces » spirituelles qu’on est capable de mettre en branle.
Mais en ce qui concerne le divin, Pseudo-Denys l’Aréopagite prolonge la perspective de Plotin, au point de ne même plus définir Dieu autrement que par la négative.
Ce qui caractérise le discours de Pseudo-Denys l’Aréopagite, c’est ainsi un lyrisme rempli de paradoxes, d’éloge de la non-connaissance, exprimés parfois de manière pratiquement provocatrice, comme lorsqu’il dit :
« Nous osons tout nier de Dieu, afin de pénétrer dans cette sublime ignorance. »
Pseudo-Denys l’Aréopagite n’a, en fait, pas le choix. Le seul moyen de justifier la hiérarchie sur Terre, qui contredit l’appel universaliste de Jésus mais qui reflète de manière matérialiste la société terrestre hiérarchisée malgré l’effondrement de l’esclavagisme, c’est de faire de Dieu une entité indéfinissable.
Voici comment, conformément à la « théologie négative » qu’il inaugure en pratique, il définit Dieu négativement :
« Voici encore ce que nous disons en élevant notre langage : Dieu n’est ni âme, ni intelligence; il n’a ni imagination, ni opinion, ni raison, ni entendement; il n’est point parole ou pensée, et il ne peut être ni nommé, ni compris : il n’est pas nombre, ni ordre; grandeur, ni petitesse; égalité, ni inégalité; similitude, ni dissemblance.
Il n’est pas immobile, pas en mouvement, pas en repos. Il n’a pas la puissance, et n’est ni puissance ni lumière. Il ne vit point, il n’est point la vie.
Il n’est ni essence, ni éternité, ni temps. Il n’y a pas en lui perception.
Il n’est pas science, vérité, empire, sagesse; il n’est ni un, ni unité, ni divinité, ni bonté. Il n’est pas esprit, comme nous connaissons les esprits; il n’est pas filiation, ou paternité, ni aucune des choses qui puissent être comprises par nous, ou par d’autres.
Il n’est rien de ce qui n’est pas, rien même de ce qui est.
Nulle des choses qui existent ne le connaît tel qu’il est, et il ne connaît aucune des choses qui existent, telle qu’elle est.
Il n’y a en lui ni parole, ni nom, ni science; il n’est point ténèbres, ni lumière; erreur, ni vérité.
On ne doit faire de lui ni affirmation, ni négation absolue ; et en affirmant, ou en niant les choses qui lui sont inférieures, nous ne saurions l’affirmer ou le nier lui-même, parce que cette parfaite et unique cause des êtres surpasse toutes les affirmations, et que celui qui est pleinement indépendant, et supérieur au reste des êtres, surpasse toutes nos négations. »
La conséquence est alors inévitable : tout comme chez Plotin, la connaissance du divin est impossible, la rationalité inutile.
Chez Pseudo-Denys l’Aréopagite la parole peut nommer mais ne permet pas d’arriver à une explication, la pensée peut concevoir, mais pas connaître.
Dieu est tellement au-dessus que le seul moyen de le percevoir est de faire en sorte que son âme soit en quelque sorte sur la même longueur d’onde que lui. On est ici dans une perspective cosmique irrationnelle, où la théologie mystique n’est pas connaissance, mais aventure mystique.
Cela était nécessaire, afin de justifier coûte que coûte la valeur de la hiérarchie sur Terre, qui ne pouvait prendre de sens qu’en-dehors de la rationalité, dans la mystique tournée vers des cieux imaginaires.
Le mysticisme vient ici maintenir une religion hiérarchisée appelant à la fin cosmique de toute hiérarchie.
Pseudo-Denys l’Aréopagite pose la problématique de la manière suivante :
« La théologie mystique est la science expérimentale, affective, infuse de Dieu et des choses divines.
En elle-même et dans ses moyens elle est surnaturelle; car ce n’est pas l’homme qui, de sa force propre, peut faire invasion dans le sanctuaire inaccessible de la Divinité : c’est Dieu, source de sagesse et de vie, qui laisse tomber sur l’homme les rayons de la vérité sacrée, le touche, l’enlève jusqu’au sein de ces splendeurs infinies que l’esprit ne comprend pas, mais que le cœur goûte, aime et révère.
La prière seule, quand elle part de lèvres pures, peut incliner Dieu vers nous et nous mériter la participation aux dons célestes.
Le but de la théologie mystique, comme de toute grâce divine, est de nous unir à Dieu, notre principe et notre fin : voilà pourquoi le premier devoir de quiconque aspire à cette science est de se purifier de toute souillure, de toute affection aux choses créées; de s’appliquer à la contemplation des adorables perfections de Dieu, et, autant qu’il est possible, d’exprimer en lui la vive image de celui qui, étant souverainement parfait, n’a pas dédaigné de se nommer notre modèle.
Quand l’âme, fidèle à sa vocation, atteint enfin Dieu par ce goût intime et ce sentiment ineffable que ceux-là peuvent apprécier, qui l’ont connu et expérimenté, alors elle se tient calme et paisible dans la suave union dont Dieu la gratifie.
Rien ne saurait donner une idée de cet état : c’est la déification de la nature. »
Ce dernier point est d’une importance capitale. Au VIe siècle, une telle phrase relève de l’irrationalisme, purement et simplement. Mais cette conception d’une humanité capable de s’élever jusqu’au divin va être au cœur de la Renaissance, qui va détourner cette approche de Pseudo-Denys l’Aréopagite vers une lecture humaniste-panthéiste, avec notamment Marsile Ficin, dont l’un des disciples sera Jean Pic de La Mirandole.
Ce retour au néo-platonisme en Italie, en Toscane, n’est toutefois pas conforme, malgré son inspiration, à la démarche de Pseudo-Denys l’Aréopagite, pour qui l’incarnation de Jésus est le point culminant du néo-platonisme, car permettant de comprendre sans comprendre le divin, les rituels sacrés permettant d’avoir une voie certaine pour y accéder.
Ce que dit Pseudo-Denys l’Aréopagite d’une certaine façon, c’est que toute la théologie est obscure, mais en même temps lumineuse, même si on n’y comprend rien ou justement parce qu’on est dépassé, le chemin est là :
« Trinité supra-essentielle, très divine, souverainement bonne, guide des chrétiens dans la sagesse sacrée, conduisez-nous à cette sublime hauteur des Écritures, qui échappe à toute démonstration et surpasse toute lumière.
Là, sans voiles, en eux-mêmes et dans leur immutabilité, les mystères de la théologie apparaissent parmi l’obscurité très lumineuse d’un silence plein d’enseignements profonds : obscurité merveilleuse qui rayonne en splendides éclairs, et qui, ne pouvant être ni vue ni saisie, inonde de la beauté de ses feux les esprits saintement aveuglés.
Telle est la prière que je fais. »
Il faut, comme il l’explique, nier la raison, basculer dans la vision propre au mysticisme :
« Exercez-vous sans relâche aux contemplations mystiques; laissez de côté les sens et les opérations de l’entendement, tout ce qui est matériel et intellectuel, toutes les choses qui sont et celles qui ne sont pas, et d’un essor surnaturel, allez vous unir, aussi intimement qu’il est possible, à celui qui est élevé par-delà toute essence et toute notion. »
C’est ni plus ni moins qu’une réutilisation du platonisme, qui justifiait son système de castes au nom du Beau, du Bon, du Bien, avec toute une hiérarchie selon qu’on en soit proche. Mais cette fois on n’est plus dans un système de castes organisé dans le cadre de l’esclavagisme ; on est dans un irrationnel propre à l’effondrement de l’esclavagisme justement.