Pourquoi René Descartes maintient-il la fiction de l’existence de Dieu ? Parce qu’il n’a pas trouvé d’autres moyens pour proposer le « libre-arbitre. » Le principe de « libre-arbitre » est essentiel dans la religion, c’est une base du patriarcat et de l’anthropocentrisme.
Or, par définition, le matérialisme nie l’existence du libre-arbitre, puisque l’individu n’est que de la matière liée à la matière en général, ses options n’étant pas « choisies » mais rendues nécessaires par la configuration de la matière.
Descartes ne pouvait donc pas se tourner vers le matérialisme authentique. Il aurait pu alors se tourner vers le protestantisme, puisque cette religion souligne le libre-arbitre individuel, coupé du clergé et par là des forces féodales.
Il aurait dû se tourner vers le protestantisme, mais donc il ne le pouvait pas, la bourgeoisie française a essayé d’aller en ce sens, mais les forces féodales avaient triomphé. Au XVIIe siècle, il est déjà clair que l’affirmation du protestantisme est un échec.
La bourgeoisie française se replie par conséquent, et la forme que va prendre ce repli consiste précisément en la conception cartésienne.
On reconnaît bien la bourgeoisie à la manœuvre quand on voit comment Descartes conçoit Dieu. Il n’utilise jamais des principes religieux, il n’y a pas de références au Christ, à l’incarnation, aux miracles ou toutes autres balivernes.
Il expose Dieu de manière purement théorique et abstraite. Il explique que s’il pense et qu’il conçoit l’infini, alors c’est qu’un autre être pensant lui a donné la pensée, et que cet être soit justement infini : puisque Descartes ne l’est pas mais peut concevoir ce dont il s’agit, alors l’autre doit justement l’être !
C’est un tour de passe-passe qui ne saurait convaincre personne. Mais le catholicisme n’était pas la question ici : il fallait seulement une arme pour la bourgeoisie, et peu importe si la construction est bancale.
Par la suite, les philosophes des Lumières se chargeront de combler ce manque cartésien en développant le thème du Dieu horloger, qui a créé le monde, puis est parti.
Mais voici comment Descartes justifie, selon lui, l’existence de Dieu qu’il ne pourrait que concevoir :
« comme j’ai déjà dit auparavant, c’est une chose très évidente qu’il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause que dans son effet; et partant, puisque je suis une chose qui pense, et qui ai en moi quelque idée de Dieu, quelle que soit enfin la cause de mon être, il faut nécessairement avouer qu’elle est aussi une chose qui pense et qu’elle a en soi l’idée de toutes les perfections que j’attribue à Dieu. »
« Car y a-t-il rien de soi plus clair et plus manifeste que de penser qu’il y a un Dieu, c’est-à-dire un Être souverain et parfait, en l’idée duquel seul l’existence nécessaire ou éternelle est comprise, et par conséquent qui existe? »
« sachant déjà que ma nature est extrêmement foible et limitée, et que celle de Dieu au contraire est immense, incompréhensible et infinie, je n’ai plus de peine à reconnoître qu’il y a une infinité de choses en sa puissance desquelles les causes surpassent la portée de mon esprit; et cette seule raison est suffisante pour me persuader que tout ce genre de causes, qu’on a coutume de tirer de la fin, n’est d’aucun usage dans les choses physiques ou naturelles; car il ne me semble pas que je puisse sans témérité rechercher et entreprendre de découvrir les fins impénétrables de Dieu. »
Et voici où l’arrière-plan du tour de passe-passe est évident, là où est soulignée la dimension centrale : celle du libre-arbitre :
« on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage; et il n’est pas aussi nécessaire que cette marque soit quelque chose de différent de cet ouvrage même: mais, de cela seul que Dieu m’a créé, il est fort croyable qu’il m’a en quelque façon produit à son image et semblance, et que je conçois cette ressemblance, dans laquelle l’idée de Dieu se trouve contenue, par la même faculté par laquelle je me conçois moi-même, c’est-à-dire que, lorsque je fais réflexion sur moi, non seulement je connois que je suis une chose imparfaite, incomplète et dépendante d’autrui, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur et de plus grand que je ne suis, mais je connois aussi en même temps que celui duquel je dépends possède en soi toutes ces grandes choses auxquelles j’aspire et dont je trouve en moi les idées, non pas indéfiniment et seulement en puissance, mais qu’il en jouit en effet, actuellement et infiniment, et ainsi qu’il est Dieu. »
Avec Descartes et Molière, la bourgeoisie française disposait de deux titans capables d’affûter ses armes dans des conditions pourtant inadéquates.