Robert Garnier – Bradamante (1582) – première partie

A Monseigneur de Cheverny, chancelier de France

Je ne vous presente pas ces vers, Monseigneur, pour en penser honorer vostre illustre nom; car, au contraire, je prétens les authoriser de luy: estimant que ce leur seroit une honte de se vanter avoir esté nez sous vostre siecle, et ne pouvoir testifier aux races à venir (si d’avanture ils peuvent donner jusques là) qu’ils ayent onques esté cogneuz et gratifiez de vous, qui, souverain directeur de la justice de France, ne dedaignez au milieu de tant d’affaires de poix (dont vostre esprit capable de toutes choses grandes est journellement chargé) de recueillir de bon oeil et favoriser ceux qui se vont avoüant d’Apollon.

Et c’est pourquoy je vous puis icy veritablement protester que si vos vertus fussent moindres, vostre qualité plus basse, et qu’il n’y eust eu telle moisson et fertilité d’excellens Poëtes auprès de vous, plus dignes que moy pour appliquer leur industrieux labeur à si honorable sujet, je m’y fusse offert en toute allaigresse et asseurance.

Mais comme ce n’est ma particulière profession, et que je me suis desjà depuis tant d’années retiré de la hantise et communication des Muses, esloigné de leur saint Parnasse, aussi ne me senté-je avoir que bien petite part en leurs graces, et telle que je n’ay occasion de m’en beaucoup prevaloir.

Si est-ce que pour le respect, obeïssance et service que je vous doy, comme au principal chef de nostre vacation Judiciaire, et auquel nostre Roy entre autres choses a de tout temps commis la balance de sa Justice, je ne sembleray faillir par une trop sotte présomption et temeraire outrecuidance, si, tel et si peu que je suis, je m’offre et consacre aussi devotieusement à vous que si j’estois de plus grande estime et valeur: m’asseurant que vostre débonnaireté ne me refusera, bien que du tout inutile, en ceste humble submission, ains sera d’autant plus incitee à me vouloir continuer son ancienne bienvueillance.

Votre très-affectionné serviteur,

R. Garnier.

Argument de la tragecomédie de Bradamante

Après que les Sarasins furent rompus et chassez devant Paris, Roger, embarqué avec autres princes restez de l’armée, est surpris de tourmente en la mer d’Afrique. Les hommes et vaisseaux abysmez, il se sauve à naige sur un rocher, auquel habitoit un vieil hermite, qui l’advertist de son salut, et luy fait recongnoistre Jesus-Christ.

Roland, Olivier et Sobrin y arrivent avec Renaut au retour du conflict de Lipaduse: resjouis de la rencontre de Roger et de sa conversion à nostre Foy, ils accordent mariage entre luy et Bradamante, laquelle il aimoit par mutuelle affection. Et tous ensemble abordez en France, s’acheminent à la Cour, où ils trouvent les ambassadeurs de Constantin, Empereur de Grèce, envoyez pour negotier le mariage de Bradamante et de Leon, son fils, que le pere et la mere desiroyent avoir pour gendre.

Et, pour ce, ne vouloyent point ouïr parler de Roger, simple chevalier. Dequoy demesurement indigné et enflambé de colère contre Leon et son pere, comme estans cause de son mespris, part secrettement de la Cour au desceu mesme de sa soeur Marphize tres-belliqueuse damoyselle: et à fin de n’estre cogneu, change le blason de ses armes, et sur son escu fait peindre une licorne blanche. Il se delibere donner jusques en Grèce pour tuer Leon, et despouiller Constantin de son empire, tant à fin de s’oster cet empeschement là que pour se rendre plus respectable vers Aymon, estant qualifié du nom d’Empereur.

Il arrive à Belgrade sur le poinct que les armees des Grecs et des Bulgares s’alloyent choquer.

Et voyant que, des le commencement de la charge, le roy Vatran mort, ses gens estoyent rompus, et chaudement poursuivis par les Grecs, il se met à donner dedans leurs troupes de toute sa puissance. Il en fait trebuscher un grand nombre, et entre autres le nepveu de l’empereur. Ce qui fait prendre coeur aux Bulgares, qui sous la faveur de cet incogneu repoussent bravement leurs ennemis, avec grande occision. Retournez de la chasse, le prient unanimement d’estre leur Roy: ce qu’il refuse, et passe outre en intention d’executer son dessein.

Il arrive des le soir à Novengrade, où recongneu et decouvert au gouverneur, il est pris et dévalé en une basse fosse, et y est retenu quelque temps, attendant son execution de mort. Leon qui l’avoit veu avec admiration combattre son armee et faire tant de beaux faits d’armes, entendant qu’on le vouloit faire mourir, esmeu de pitié, se resoult de le sauver. Et à ceste fin s’estant fait secrettement introduire de nuit es prisons, il l’en retire et le meine en son logis.

Mais incontinent après, ayant entendu, avoir esté publié par toutes les terres de l’empire d’Occident que quiconque voudroit espouser Bradamante devoit la conquerir à force d’armes, combatant avec elle pair-à-pair, s’advisa de mettre en jeu son chevalier. Et de faict le supplia de vouloir pour luy et sous ses armes entrer contre elle en combat, s’asseurant de la vaincre par sa vertu. Ce que Roger ne luy osa refuser, pour les fraisches obligations qu’il avoit sur luy.

Sur cette fiance ils s’acheminent en France, où Leon se presente à Charlemagne, qui fait trouver Bradamante. Elle, pour se déveloper des importunes poursuittes des ambassadeurs de Leon, s’estoit auparavant advisée d’impetrer de l’empereur ceste déclaration: présumant que Leon ny autre Seigneur chrestien, fors Roger seul, ne la pourroit conquérir.

Roger, contraint par la force de ses promesses, entre en lice avec extreme regret, couvert des armes Imperiales, comme s’il eust esté Leon. Il combat et surmonte Bradamante, puis se retire saisi de merveilleuse tristesse. Il monte sur son cheval et entre au fond d’un bois pour s’y confiner. Leon d’autre part joyeux de sa victoire, va demander Bradamante à Charlemagne, laquelle se trouvoit en une extrême anxieté et perturbation d’esprit.

Marphise maintient qu’elle avoit promis mariage à son frere Roger, et qu’elle ne pouvoit avoir Leon: que s’il y prétendoit droict, qu’il falloit qu’il se batist avec son frere, et que le victorieux l’auroit sans contredict. Leon appuyé sur la valeur de son chevalier, accepte le party.

Mais retourné au logis, il entend qu’il s’en est allé: dont infiniment desplaisant, et en merveilleuse perplexité à cause de sa promesse, se met avec ses gens à le chercher. Il le trouve dans ce bois, faisant de pitoyables regrets, pour son infortune. Leon le prie de luy decouvrir l’occasion de son mal. Il se déclare estre Roger, et s’estre expres acheminé de la Cour pour le tuer: qu’il est resolu de ne vivre plus, après s’estre à son occasion privé de sa maistresse.

Luy estonné de ceste nouvelle, le console, luy remet et resigne sa dame, et promet se deporter de la poursuivre. Et par ce moyen il le rameine et le presente à l’Empereur, auquel il fait ce discours en presence des Princes et Seigneurs qui en sont fort resjouis.

A l’instant arrivent les Ambassadeurs de Bulgarie qui racontent à Roger que le pays l’a esleu pour Roy, et le prient d’en vouloir approuver l’élection et aller recevoir la couronne. Ce que entendant Aymon et Beatrix luy accordent tres-volontiers le mariage de leur fille: laquelle advertie de cet heureux et inesperé succez, en reçoit une indicible allaigresse. Charlemagne baille sa fille Eleonor à Leon, et le fait son gendre.

Ce suject est fort amplement discouru par l’Arioste depuis le quarante-troisième chant jusques à la fin de son livre; fors pour le regard de la fin, adjoustee par l’autheur.

Et par ce qu’il n’y a point de Choeurs, comme aux Tragédies precedentes, pour la distinction des Actes: Celuy qui voudroit faire representer cette Bradamante, sera s’il luy plaist adverty d’user d’entremets, et les interposer entre les Actes pour ne les confondre, et ne mettre en continuation de propos ce qui requiert quelque distance de temps.

Entreparleurs

Charlemagne. Roger.

Nymes, Duc de Bavières. Hippalque.

Aymon. La Montagne.

Beatrix. Marphise.

Renaud. Basile, Duc d’Athenes.

La Roque. Les Ambassadeurs de Bulgarie.

Bradamante.

Leon. Melisse.

Acte I

Scène I

CHARLEMAGNE

Les sceptres des grands rois viennent du Dieu supreme

C’est luy qui ceint nos chefs d’un royal diademe,

Qui nous fait quand il veut regner sur l’Univers,

Et quand il veut fait choir nostre empire à l’envers.

Tout dépend de sa main, tout de sa main procede.

Nous n’avons rien de nous, c’est luy qui tout possede,

Monarque universel, et ses commandemens

Font les spheres mouvoir et tous les elemens.

Il a mis sur mon chef la Françoise couronne;

Il a fait que ma voix toute la terre estonne,

Et que l’Aigle Romain perche en mes estendars,

Guide des escadrons de mes vaillans soudars.

L’Itale m’obeit, la superbe Alemagne,

Et les Rois reculez de l’ondeuse Bretagne.

Ma courageuse France est pleine de guerriers,

Dont les faits ont acquis mille et mille lauriers,

Renommez par le monde autant qu’un preux Achille:

La Grece n’en eut qu’un, et j’en ay plus de mille.

Quel Mars fut onc pareil en force et en renom,

Quelque dieu qu’il peust estre, à la race d’Aymon?

A Roland l’invincible, à qui Dieu favorable

Naissant a composé le corps invulnerable?

Quel est un Olivier, un Griffon, Aquilant?

Combien est un Astolphe et un Ogier vaillant?

Un Huon, un Marbrin, et mille autres encore

Aux armes indomtez, dont ma France s’honore,

Comme d’astres luisants en une espoisse nuit,

Quand le Soleil doré dessous les ondes luit?

C’est toy moteur du ciel, qui la force leur donnes,

Pour estre de ta loy les solides colonnes.

C’est toy qui fais florir ces braves Paladins,

Pour sous ton estendart rompre les Sarasins,

Ennemis de ton nom, pour l’Eglise défendre,

Qu’ils veulent par le fer Mahumétique rendre.

Ils ont domté l’Asie et l’Afrique, courans

De rivage en rivage, ainsi que gros torrens

Qui tombent en Avril des negeuses montagnes,

Et passent en bruyant à travers les campagnes,

Rompent tout, faucent tout, arrachent les ormeaux,

Entraînent les bergers, leurs cases et troupeaux.

Ainsi ces Mécréans debordez de leur terre,

Ont couru, fourragé comme un trait de tonnerre

La blatiere Libye, et l’Asie, où les yeux

Du soleil sont fichez en remontant aux cieux.

Ils avoyent traversé les ondes Herculides,

Et chassé Jesus-Christ des terres Ibérides;

Si que le riche Tage, au beau sable doré,

Voyait au lieu de luy Belzebut adoré.

O Dieu, nostre vray Dieu, qu’il fallut que nos peres

Eussent bien attisé tes dormantes coleres,

T’eussent bien irrité d’execrables forfaits,

Pour monstrer de ta main de si sanglants effets,

Pour nous assujettir à ceste gent Payenne,

Et souffrir profaner ton Eglise chrestienne,

Pour qui en corps mortel du ciel tu descendis,

Et lavant nos mesfaits, ton sang tu respandis!

Toy, Dieu de l’univers, dont la dextre divine

A basti, a formé ceste ronde machine,

Sans forme et sans matiere, et sans object aucun.

Sans outils, sans secours que de toy, qui n’es qu’un.

Ils ne furent contans d’asservir les Hespagnes,

Mais des hauts Pyrenez franchirent les montagnes,

Et en tourbe innombrable ouvrirent les destroits

Des grands rochers moussus qui s’eslevent si droits.

Ils descendent au bord où la viste Garonne

Courant dans l’Océan en ses vagues bourdonne,

Et, jurez ennemis, font execrable voeu

De faire tout passer par le glaive et le feu.

Celuy pourroit nombrer les célestes lumieres,

Les raisins de l’automne, et les fleurs printanières,

Qui auroit peu compter les scadrons aguerris,

Qui avec Agramant vindrent devant Paris.

Ils couvroyent de leurs rangs la poudroyante plaine.

Leurs chevaux espuisoyent les claires eaux de Seine.

L’air resonnoit de cris, les bataillons pressez

Mouvoyent de toutes parts de picques herissez.

Le troupeau baptisé, tapy dedans la ville,

Ainsi que de moutons une bande imbecille,

Retiree en un parc de trois loups assailli,

Souspiroit vers le ciel d’un courage failli.

C’estoit fait de la France, et de toute l’Europe;

Nous estions le butin de l’infidelle trope;

La sainte loy de Christ delaissoit l’Univers,

Si Dieu n’eust dessur nous ses yeux de grace ouvers,

Et pitoyable pere en nostre mal extreme,

N’eust à nostre secours levé sa main supreme.

Comme une mere tendre à son enfant petit,

Après l’avoir tancé pour quelque sien delit,

Le voyant larmoyer de pitié se transporte,

Le baise, le mignarde, et son dueil réconforte,

Ainsi son peuple ayant nostre Dieu chastié

De ses nombreux mesfaits, il en a prins pitié:

A regardé ses pleurs au milieu de son ire.

Et piteux n’a voulu le voir ainsi destruire.

Il a levé le bras de foudres rougissant,

A froncé le sourcy; le courroux pallissant

A son coeur embrasé, la fureur indomtee

Luy est soudainement dans les naseaux montee;

Il a noirci le ciel de nuages espois,

Et comme un tourbillon a desserré sa voix.

L’Océan en frémit, la terre en trembla toute,

Et du ciel estonné branla l’horrible voûte;

Au coeur des ennemis la frayeur descendit;

L’allaigresse et la force aux nostres il rendit.

L’Angleterre s’arma, l’Escossoise jeunesse

Au sang nous ralluma l’antique hardiesse.

Renaud, ains nostre Hector, conducteur du secours,

Les fit en grand carnage abandonner nos tours.

Ils se mirent en route, et la campagne verte

Se veit incontinent de sang payen couverte.

Ils ont quitté la France, et cuidant par les flots

Tromper la main de Dieu qui fondoit sur leur dos,

Ont esté dévorez des ondes aboyantes,

Si que rien n’est resté de ces troupes mechantes.

Marsille dans l’Espagne a retiré son camp;

Mais Agramant, Sobrin et le roy Sérican,

Reliques du naufrage, ayant appris la perte

De l’Empire Africain et le sac de Biserte,

Ont dedans Lipaduse attiré par desfis

Olivier et Roland, qui les ont desconfis.

Ore il faut louer Dieu de si belle victoire,

Et à sa seule grace en addresser la gloire.

Scène II

CHARLEMAGNE, NYMES

CHARLEMAGNE

Nous contenterons-nous de les vaincre à demy?

NYMES

Ne vous suffist-il pas de chasser l’ennemy?

CHARLEMAGNE

Ce ne m’est pas assez de défendre ma terre.

NYMES

Que demandez-vous plus que d’achever la guerre?

CHARLEMAGNE

Un empereur Romain ne se peut dire avoir

Pour chasser un Barbare assez fait de devoir

Qui pourra retourner avec nouvelle force.

NYMES

Son malheureux succez ne luy sert pas d’amorce

Pour franchir de rechef les rochers Pyrenez,

Et repiller encor nos champs abandonnez.

CHARLEMAGNE

Agramant est occis, le roy de Barbarie,

Gradasse et Mandricart, honneur de Tartarie.

Roger a délaissé sa detestable loy,

Comme sa soeur Marphise, et Sobrin, le bon Roy.

Mais le fier Rodomont, Ferragus et Marcille,

Valeureux combatans, et mille autres, et mille

Que l’Espagne et l’Afrique ont nourris, ne sont pas

Semence de grands maux, trebuschez au trespas.

NYMES

Ils sont assez puissans pour leurs terres defendre,

Mais non pas pour oser contre vous entreprendre,

Pour la France assaillir, mère des Chevaliers,

Mère des bons soudars, qu’elle enfante à milliers.

CHARLEMAGNE

Nous avons veu sur nous l’Espagne et la Libye,

Mais non les estendars de l’ardante Arabie,

Non les Soldans d’Egypte, et les rois mécréans

Qui foulent les sablons des bords Cyrénéans.

NYMES

Ceux-là, trop esloignez de nos Chrestiennes terres,

Ne viendront pas icy nous rallumer des guerres.

Laissez leur lamenter leur funèbre accident,

Et vostre aage en plaisirs esbatez ce pendant.

Il nous faut rebastir nos Eglises rompues,

Où se sont par sur tout leurs cruautez repues,

Rebastir nos citez de murailles et tours,

Repeupler de paisans nos villages et bourgs.

Il vous faut rappeller les vertus exilees,

Et les faire honorer, les ayant rappelees.

CHARLEMAGNE

Nos peuples sont beaucoup par la guerre esclaircis,

Mais les vices au lieu sont beaucoup espessis.

NYMES

C’est l’office d’un Roy d’en purger sa contree.

Inutile est la Paix sans sa compagne Astree.

Vous devez en repos vos peuples maintenir,

Et de severes loix leurs offenses punir.

CHARLEMAGNE

Je veux récompenser un chacun de ses peines,

Estrangers, citoyens, soldats et Capitaines,

Bradamante et Roger sous un amour égal

Conjoindre ensemblément d’un lien conjugal.

NYMES

Aymon ne le veut pas, preferant l’alliance

De Leon heritier des sceptres de Bysance.

CHARLEMAGNE

Mais si de la combatre il n’avoit le pouvoir,

Selon mon ordonnance il ne sçauroit l’avoir.

NYMES

Donc comme il falloit vaincre à la course Atalante,

Il faut qu’on puisse vaincre au combat Bradamante.

Acte II

Scène I

Scène I

AYMON, BEATRIX

AYMON

Le party me plaist fort

BEATRIX

Aussi fait-il à moy.

AYMON

J’en suis tout transporté

BEATRIX

Si suis-je par ma foy.

AYMON

Ce que je prise plus en si belle alliance,

C’est qu’il ne faudra point desbourser de finance.

Il ne demande rien.

BEATRIX

Il est trop grand seigneur.

Qu’a besoing de nos biens le fils d’un Empereur?

AYMON

Ce nous est toutefois un notable avantage

De ne bailler un sou pour elle en mariage,

Mesmement aujourdhuy qu’il n’y a point d’amour,

Et qu’on ne fait sinon aux richesses la cour.

La grâce, la beauté, la vertu, le lignage

Ne sont non plus prisez qu’une pomme sauvage.

On ne veut que l’argent: un mariage est saint,

Est sortable et bien fait quand l’argent on estreint.

O malheureux poison!

BEATRIX

Et qu’y sçauriez vous faire?

Faut-il que pour cela vous mettiez en colere?

C’est le temps du jourdhuy.

AYMON

C’est un siecle maudit.

BEATRIX

Mais c’est un siecle d’or, comme le monde vit.

On a tout, on fait tout pour ce metal estrange;

On est homme de bien, on mérite louange;

On a des dignitez, des charges, des estats;

Au contraire, sans luy de nous on ne fait cas.

AYMON

Il est vray: mais j’ay veu au temps de ma jeunesse

Qu’on ne se gesnoit tant qu’on fait pour la richesse.

Alors, vrayment alors, on ne prisoit sinon

Ceux qui s’estoyent acquis un vertueux renom,

Qui estoyent genereux, qui monstroyent leur vaillance

A combatre à l’espee, à combatre à la lance.

On n’estoit de richesse, ains de l’honneur épris.

Ceux qui se marioyent ne regardoyent au prix.

BEATRIX

Le bon temps que c’estoit!

AYMON

Leon le represente,

Qui pour la seule amour recherche Bradamante.

BEATRIX

Voire, mais j’ay grand peur qu’elle ne l’aime pas.

AYMON

Pourquoy? qui la mouvroit? est-il de lieu trop bas?

N’est-il jeune et gaillard? n’est-il beau personnage?

Il faut qu’il soit vaillant et d’un brave courage,

Aux combats resolu, d’estre avecque danger

Venu du bord Grégeois sur ce bord estranger,

Ne craignant d’esprouver son adresse guerriere

Avecques Bradamante aux armes singuliere.

BEATRIX

Il et vray: mais pourtant ne sçavez-vous pas bien

Que Roger est son ame, et sa vie et son bien?

Qu’elle n’aime que luy, que pour n’estre contreinte

D’estre par mariage à un autre conjointe,

Elle a faict tout expres par le monde sçavoir

Que quiconque voudra pour espouse l’avoir

Doit la combatre armee: estimant qu’il n’est homme

Dans l’Empire de Grece et l’Empire de Romme,

Fors son vaillant Roger, qui ne doive mourir,

Si avecques le fer il veut conquerir?

Or j’aurois grand douleur que ce genereux Prince

Venu pour son amour de lointaine province,

Sa vie avanturast, ses forces ne sçachant,

En la voulant combattre avec le fer trenchant:

Qu’au lieu d’une maistresse il trouvast la mort dure,

Et que son lict nopçal fust une sepulture.

Ce seroit grand pitié!

AYMON

Je ne veux point cela.

BEATRIX

Il ne sçauroit l’avoir sans ceste espreuve-là.

AYMON

Pourquoy ne sçauroit-il? ne le puis-je pas faire?

BEATRIX

Non, pource que du Roy l’ordonnance est contraire.

AYMON

Le Roy ne l’entend pas, je l’iray supplier

De revoquer la loy qu’il a fait publier.

BEATRIX

C’est chose malaisée; un prince ne viole

Les Edicts qu’il a faits; il maintient sa parole.

Voire en chose publique, et qui est de grand poix.

Mais en chose privee, on change quelquefois.

Charles luy a permis ce combat dommageable,

Estimant pour le seur que je l’eusse agreable.

Autrement ne l’eust fait, sçachant bien le pouvoir

Que dessur ses enfans un pere doit avoir.

BEATRIX

Encore, mon ami, faudroit premier entendre

Si le party luy plaist, que de rien entreprendre:

Car je crains que Roger soit en son coeur encré.

AYMON

Veut-elle ce Roger avoir contre mon gré?

BEATRIX

Je pense que nenny; elle est trop bien nourrie.

AYMON

Si elle l’avoit faict?

BEATRIX

J’en serois bien marrie.

AYMON

Il luy faut des amours; il luy faut des mignons;

Il faut qu’à ses plaisirs nos vouloirs contraignons.

Quel abus, quel desordre!

BEATRIX

Et qu’y sçauriez-vous faire?

C’est jeunesse.

AYMON

C’est mon: un aage volontaire.

BEATRIX

Si ne devons-nous pas contraindre son desir.

AYMON

Si ne doit-elle pas en faire son plaisir.

BEATRIX

La voudriez-vous forcer en un si libre affaire?

AYMON

Elle doit approuver ce qui plaist à son père.

BEATRIX

L’amour ne se gouverne à l’appetit d’autruy.

AYMON

L’on ne peut gouverner les enfans d’aujourdhuy.

BEATRIX

S’il n’y a de l’amour, ils n’auront point de joye.

AYMON

L’amour sous le devoir des mariages ploye.

BEATRIX

Rien n’y est si requis que leur contentement.

AYMON

Rien n’y est si requis que mon consentement.

BEATRIX

Je ne veux contester: mais pourtant, je puis dire

Que trop vous ne devez son amour contredire.

J’aimerois mieux qu’elle eust un simple chevalier

Qui fust selon son coeur, que de la marier

Contrainte à ce moraque, encor qu’en sa puissance

Il eust l’empire Grec et l’empire de France.

Je vay parler à elle, et feray, si je puis,

Qu’elle me tirera des peines où je suis,

Se depestrant le coeur des laqs d’une amour fole,

Pour libre aimer Leon, que son amour affole.

Dieu me soit favorable, et me face tant d’heur

Que je la puisse induire à changer son ardeur!

Mais, las! voyla mon fils, honneur de nostre race,

L’invincible Renaud, des guerriers l’outrepasse!

Il va trouver Aymon: las! pauvrette, je crains

Qu’il ait autre dessein que ne sont nos desseins.

Il aime ce Roger. Que maudite soit l’heure,

Avolé, que tu vis ceste belle demeure:

Je serois trop heureuse, et ores le Soleil

Ne verroit rien qui fust à mon aise pareil,

Sans toy, sans toy, Roger, qui fraudes mon attente,

Privant du sceptre Grec ma fille Bradamante.

Scène II

RENAUD, AIMON, LAROQUE

RENAUD

Quoy? monsieur, voulez-vous forcer une amitié?

Estes-vous maintenant un pere sans pitié,

Qui vueillez Bradamante, une fille si chere,

Bannir loin de vos yeux, et des yeux de sa mere,

Pour malgré son vouloir, qu’elle ne peut changer,

La donner pour espouse à ce prince estranger?

Elle ne l’aime point, et qu’y voudriez-vous faire?

Vous sçavez que l’amour est tousjours volontaire.

Il ne se peut forcer; c’est une affection

Qui ne se domte point sinon par fiction.

Le coeur tousjours demeure en sa libre franchise,

Mais le front et la voix bien souvent le desguise.

Ne la contraignez point; vous seriez à jamais

Fasché de luy voir faire un mesnage mauvais.

AYMON

Qui te fait si hardy de me venir reprendre?

Penses-tu que de toy je vueille conseil prendre?

De quoy t’empesches-tu? me viens-tu raisonner?

Et quoy? qui t’a si bien appris à sermonner?

O le brave cerveau!

RENAUD

Ce que je viens de dire

N’est pas pour vous prescher ny pour vous contredire.

AYMON

Pourquoy donc? qui te meut?

RENAUD

C’est pour vous déclarer

Ce que probablement vous pouvez ignorer.

AYMON

Et quoy?

RENAUD

Que Bradamante ailleurs a sa pensee.

AYMON

Cela ne rompra pas ma promesse passee.

RENAUD

Quoy? l’avez-vous promise?

AYMON

Ouy bien.

RENAUD

Sans son vouloir?

Et s’il est autre?

AYMON

Et puis, le mien doit prévaloir:

Je cognois mieux son bien que non pas elle mesme.

RENAUD

Luy voulez-vous bailler un mari qu’elle n’aime?

AYMON

Pourquoy n’aimeroit-elle un fils d’un Empereur,

Qui est jeune et dispost, qui a de la valeur,

Qui est beau, qui est sage, et qui modeste égale

Nostre qualité basse à sa grandeur royale?

Depuis la froide Thrace, estendue en desers,

Il a tant traversé de terres et de mers

Pour avoir son amour, qui pas ne le merite,

Et qu’il soit mocqué d’elle après telle poursuitte?

Qu’elle ne l’aime point? qu’elle n’en face cas,

Non plus que s’il estoit issu d’un peuple bas?

Elle est par trop ingrate. Une amour avancee

Doit d’une amour pareille estre récompensee.

O siècle dépravé! non, non, Renaut, dy luy

Que je veux et me plaist qu’il l’espouse aujourdhuy

Autrement… Mais, possible, en vain je me colere,

Et peut estre en cela ne me voudroit desplaire

Non plus qu’en autre chose; elle a le naturel

Trop bon pour emouvoir le courroux paternel.

RENAUD

Monsieur, mais voulez-vous que son ame contreinte

D’un lien conjugal soit à un homme estreinte,

Qui luy rebousche au coeur, et qu’en piteux regrets

Elle traîne ses jours sur les rivages Grecs?

Voulez-vous que de nuit, quand le sommeil se plonge

Dans les yeux d’un chacun, que la douleur la ronge?

Qu’en pleurs elle se bagne? et n’ose toutefois

Pour librement gemir developper sa voix?

Que si sa longue peine en pesanteur assomme

Son ame allangouree, inaccessible au somme,

Et que de ses bras gours elle touche en dormant

Le corps de son espoux, ainçois de son tourment,

Elle tressaille toute (ainsi qu’une Bergere

Qui en son chemin trouve une noire Vipere),

Que frayeur elle en ait, et retire soudain

Des membres odieux son imprudente main?

Que quand il la tiendra cherement embrassee,

Elle se pense alors d’un serpent enlacee,

Tant elle aura d’horreur d’estre serve en ce point

D’un importun mary qu’elle n’aimera point?

AYMON

L’amour tousjours se trouve aux esbats d’Hymenee.

RENAUD

L’on voit de maint Hymen la couche infortunee.

Quelle future amour pourrez-vous esperer

D’un nopçage forcé? c’est bien s’avanturer,

C’est bien mettre au hasard une jeune pucelle,

C’est bien, helas! c’est bien ne faire conte d’elle.

AYMON

Sçauroit-on la placer en un plus digne lieu?

RENAUD

Leon ne luy est propre, ores qu’il fust un dieu.

AYMON

Et que luy faut-il donc?

RENAUD

Un mari qui luy plaise,

Et avecque lequel elle vive à son aise.

AYMON

Elle est bien delicate en son affection.

RENAUD

En la vostre on ne voit que de l’ambition.

AYMON

Que tu es reverend!

RENAUD

J’ay plus de reverence,

Et Bradamante aussi, que vous de bien-vueillance.

AYMON

Je sçay mieux que vous deux quel espous il luy faut.

RENAUD

Voire pour l’elever, pour la mettre bien haut.

J’aimerois mieux, ma soeur, que la mort violente

Vous eust percé le coeur d’une darde poignante,

Qu’une lance Arabesque eust ouvert vostre flanc

Et de vostre poitrine eust espuisé le sang,

Morte sur un guéret estendue en vos armes,

Entre les corps muets d’un millier de gendarmes,

Que de vos durs parens l’outrageuse rigueur

Vous forçast d’un mari qu’abhorre vostre coeur.

Que fussiez-vous plustost une fille champestre,

Conduisant les Taureaux, menant les Brebis paistre

Par les froideurs d’Hyver, par les chaleurs d’Esté,

Roulant vos libres jours en libre pauvreté:

Vous seriez plus heureuse, et vostre dure vie

De tant de passions ne seroit poursuivie.

Car rien n’est si cruel que vouloir marier

Ceux qu’un semblable amour ne peut apparier.

Pensez-y bien, monsieur: c’est un fait reprochable.

Vous en serez un jour devant Dieu responsable.

AYMON

O le bon sermonneur! l’Hermite du Rocher

T’a volontiers appris à me venir prescher.

RENAUD

Je ne vous presche point; mais ce devot Hermite

Qui au milieu des flots sur une Roche habite,

Par lequel fut Sobrin et Olivier guary,

Fut d’advis que Roger de ma soeur fust mary:

Et lors, comme si Dieu par la voix du Prophete

Nous eust dit qu’il voulust ceste chose estre faitte,

Nous l’approuvasmes tous, Roger s’y accorda,

Et sous ceste espérance en France il aborda.

Le voudriez-vous tromper?

AYMON

Arrogant, plein d’audace,

Oses-tu proferer ces mots devant ma face?

Que tu l’as accordee? impudent, eshonté!

RENAUD

Mais cest accord est fait sous vostre volonté.

AYMON

Il ne m’en chaut: et puis, traittes-tu d’alliance

Pour ma fille sans moy? As-tu ceste puissance?

RENAUD

Je sçavois qu’agréable elle auroit le parti.

AYMON

Mais pourquoy n’en estoy-je aussi tost adverti?

RENAUD

Il est encore temps.

AYMON

Ores que j’ay promesse

Avecque Constantin, le monarque de Grece?

RENAUD

Une telle promesse obliger ne vous peut,

Si ma soeur Bradamante approuver ne la veut.

AYMON

Un enfant doit tousjours obeir à son père.

RENAUD

S’il va de son dommage il ne le doit pas faire.

AYMON

Sur ses enfans un pere ha toute authorité.

RENAUD

Quand leur bien il procure et leur utilité.

AYMON

Est-il père si dur qui leur perte pourchasse?

RENAUD

Je croy qu’il n’en est point qui sciemment le face.

AYMON

Qu’est-ce donc que tu dis?

RENAUD

Que vous devez sçavoir

Le vouloir de ma soeur devant que la pourvoir.

Peut estre son desir ne se conforme au vostre:

Vous serez d’un advis qu’elle sera d’un autre,

Que son coeur languira dans les yeux d’un amant,

Qui en repoussera tout autre pensement,

Si bien que cest amour occupant sa poitrine.

Il ne faut qu’un second pense y prendre racine.

L’authorité d’un pere, et d’un Prince, et d’un Roy

Ne sçauroit pervertir ceste amoureuse loy.

Ne la forcez donc point, de peur qu’estant forcee

Un espoux ait le corps, un ami la pensée:

Ce qui produit tousjours un enfer de malheurs,

Plein d’angoisse et d’ennuy, de soupirs et de pleurs,

Par qui vostre vieil aage en sa course derniere

Ne verroit qu’à regret la céleste lumiere,

Ennuyé de ce monde, au lieu que de vos jours

Les termes nous devons vous faire sembler courts.

Ne la gesnez donc point, ains consacrez sa vie

A Roger, dont elle est et l’amante et l’amie.

AYMON

Plustost l’eau de Dordonne encontre-mont ira,

Le terroir Quercinois plustost s’applatira,

Le jour deviendra nuit, et la nuit tenebreuse

Comme un jour de soleil deviendra lumineuse,

Que Roger, ce Roger que j’abhorre sur tous,

Soit tant que je vivray de Bradamante espoux.

RENAUD

Roland et Olivier maintiendront leur promesse

Les armes en la main, contre toute la Grece.

AYMON

Et moy je maintiendray contre eux et contre toy

Qu’on n’a peu disposer de ma fille sans moy.

Non, non, je ne vous crains; présentez-vous tous quatre;

Je ne veux que moy seul pour vous aller combatre.

Encor que je sois vieil j’ay du coeur ce qu’il faut

Et de la force aussi.

RENAUD

Vous le prenez trop haut

AYMON

Page, ça mon harnois, mon grand cheval de guerre.

Apporte-moy ma lance avec mon cimeterre.

Ha! ha! par Dieu, je vous…

RENAUD

Monsieur, vous colerez;

Vous en trouverez mal.

AYMON

Corbieu, vous en mourrez

RENAUD

Ne vous esmouvez point.

LA ROQUE

Le bon homme a courage.

AYMON

Par la mort, j’en feray si horrible carnage

Qu’il en sera parlé.

RENAUD

De quoy vous faschez-vous?

AYMON

Je n’espargneray rien.

LA ROQUE

Il ru’ra de beaux coups:

Dieu me vueille garder s’il m’atteint d’avanture.

AYMON

Je seray dans le sang jusques à la ceinture.

LA ROQUE

Monsieur, entrons dedans, je crains que vous tombiez:

Vous n’estes pas trop bien asseuré sur vos pieds.

AYMON

Hà! que ne suis-je au temps de ma verte jeunesse,

Quand Mambrin esprouva ma force domteresse,

Que j’occis Clariel, dont les gestes guerriers

Se faisoyent renommer entre les Chevaliers;

Que le géant Almont, de qui la teste grosse

Et les membres massifs ressembloyent un Colosse,

Abbatu de ma main à terre tomba mort

Et ma gloire engrava dessur l’Indique bord!

Vous n’eussiez entrepris ce que vous faites ores,

Combien que je me sens assez robuste encores

Pour vous bien bourrasser.

RENAUD

Nous n’entreprendrons rien,

Et me croyez, Monsieur, que vous ne vueillez bien.

AYMON

Vous ferez sagement: car je perdray la vie

Plustost que malgré moy ma fille lon marie.

Scène III

BEATRIX, BRADAMANTE

BEATRIX

Que vous seriez heureuse! oncques de nostre sang

Fille n’auroit tenu si honorable rang.

Allez où le soleil au matin luit au monde;

Allez où sommeilleux il se cache dans l’onde;

Allez aux champs rostis d’éternelles ardeurs;

Allez où les Riphez ternissent de froideurs:

Vous ne verrez grandeur vous estre comparee

A l’heureuse grandeur qui vous suit préparee.

Estre femme d’Auguste, et voir sous vostre main

Mouvoir, obéissant, tout l’Empire Romain!

Marcher grande Déesse entre les tourbes viles

S’entre-estouffans de presse aux trionfes des villes

Pour voir vos majestez, recevoir de vos yeux,

Les soleils de la terre, un rayon gracieux!

Et nous, que la vieillesse à poils grisons manie,

Aurons d’un si grand heur la face rajeunie,

Vous voyant, nostre enfant, une félicité

Qui approche bien près de la divinité.

Le jour éclairera plus luisant sur nos testes,

Le chagrin de nos ans nous tournerons en festes,

Et verrons dans la rue et dans les temples saints

Chacun nous applaudir de la teste et des mains.

Mon Dieu! ne laissez pas escouler, nonchalante,

Ceste felicité que le ciel vous presente!

L’occasion est chauve, et qui ne la retient,

Tout soudain elle eschape et jamais ne revient.

BRADAMANTE

Las Madame je n’ay d’autre bonheur envie

Que d’estre avecque vous tout le temps de ma vie

Je requiers aux bons dieux de me donner ce poinct,

Que tant que vous vivrez, je ne vous laisse point.

Je ne veux avoir bien, Royaume ny Empire,

Qui pour le posseder de vos yeux me retire.

BEATRIX

C’est un bon naturel qui se remarque en vous.

Nous en pouvons, ma fille, autant dire de nous.

Nous n’avons rien si cher, ny mesme la lumiere

De nostre beau soleil ne nous est pas si chere

Que vous estes (m’amie): un jour m’est ennuyeux,

Quand un jour je me treuve absente de vos yeux.

Car c’est me separer moymême de moymême

Que me priver de vous, tant et tant je vous aime.

Mais (mon coeur) cet amour cet amour-la me fait

Preferer vostre bien à mon propre souhait.

Je veux (que c’est pourtant!) je veux ce qui me fâche,

Et ce que je ne veux de l’accomplir je tâche:

Ainsi que le nocher qui de l’onde approchant

Où les Sirenes font l’amorce de leur chant,

Fuit l’abord malheureux du déloyal rivage,

Et le fuyant y court sans crainte du naufrage.

Car je crains de vous perdre, et toutesfois le bien

Qui vous en vient me fait que je l’approuve bien.

Mais que dy-je approuver? que je le vous conseille,

Vous excite au parti d’une ardeur nompareille.

N’y reculez, ma fille, il vous en viendroit mal,

Et Dieu, qui de ses dons vous est si liberal,

S’en pourroit courroucer, si par outrecuidance

Vous alliez dedaigner une telle alliance.

BRADAMANTE

Je sçay combien je suis indigne d’un tel heur.

BEATRIX

La femme vous serez d’un puissant Empereur,

De Charles le compaing: encores

CHARLEMAGNE

Avec la France n’a qu’un quartier d’Alemagne,

Et les champs milanois, où c’est que Constantin

Tient mille régions de l’empire latin.

Il a la Macedoine et la Thrace sujette;

Il commande au Dalmate, au Gregeois, et au Gete.

L’Itale, la Sicile, et les isles qui sont

Depuis nostre Océan jusqu’à la mer du Pont

Reverent sa puissance, et Neptune en ses ondes

Ne souffre pourmener que ses naves profondes.

Il est maistre d’Asie, et les monts palestins

Et les Phéniciens, de l’Eufrate voisins,

Sont regis de son sceptre: il tient Jerosolyme,

Où Dieu souffrit la mort pour laver nostre crime.

BRADAMANTE

Il est un grand monarque.

BEATRIX

Il est si grand, que rien

Ne se trouve si grand au globe terrien.

Que sçauriez-vous plus estre?

BRADAMANTE

Estre je ne demande,

Espousant un mary, plus qu’il ne convient grande.

Aussi on dit souvent que la felicité

D’un mariage gist en juste egalité.

Il n’est, dit le commun, que d’avoir son semblable.

BEATRIX

Jesus! il vous recherche autant qu’un plus sortable.

Il vient du bord Gregeois sans crainte des dangers

Qu’on trouve à traverser des païs estrangers,

Navré de vostre amour: vos yeux (estrange chose!)

Luy ont vostre beauté dans la poitrine enclose

Sans jamais l’avoir veue. Et qui eust onc pensé

Voir un tison d’amour de si loing élancé?

Cet amour qui vous suit luy decoche de France

Un garrot, qui le navre au destroit de Bysance:

Il sert une beauté que jamais il ne veit,

Il ne connoist la dame en qui son ame vit.

Enfant vrayment royal, ta nature est gentille

D’aimer si chèrement la vertu d’une fille.

Elle te doit beaucoup: un coeur seroit cruel

Qui ne te voudroit rendre un amour mutuel.

Qu’en dites-vous, mon oeil?

BRADAMANTE

Je ne sçaurois que dire.

BEATRIX

Certe il merite bien d’avoir ce qu’il désire.

BRADAMANTE

Je le croy bien, madame, et sans l’affection

Que je porte et à vous et à ma nation,

L’incomparable France, il seroit mon image,

S’il est aussi vaillant qu’honneste de courage.

BEATRIX

Sans la France? et pourquoy? l’Orient volontiers

N’est pas si plantureux comme sont ces quartiers!

C’est le païs d’amour, de douceur, de délices,

De plaisir, d’abondance.

BRADAMANTE

Et de beaucoup de vices.

BEATRIX

Comme un autre terroir: il n’est moins vertueux

Que ce rude sejour, mais bien plus fructueux.

Seule on ne doit priser la contree où nous sommes;

Tout ce terrestre rond est le païs des hommes

Comme l’air des oiseaux, et des poissons la mer:

Un lieu comme un estuy ne nous doit enfermer.

BRADAMANTE

Mais le païs natal ha ne sçay quelle force,

Et ne sçay quel appas qui les hommes amorce

Et les attire à soy.

BEATRIX

Tout cela n’y fait rien.

Le païs est par tout où l’on se trouve bien.

La terre est aux mortels une maison commune:

Dieu seme en tous endroits nostre bonne fortune.

Partant cette douceur ne vous doit abuser,

Et vous faire un tel bien sottement refuser.

Quant à moy, s’il vous plaist, je vous seray compagne,

Et lairray volontiers la France et l’Alemagne.

Aymon fera de mesme; ainsi ne plaindrez-vous

De laisser la patrie, estant avecques nous.

BRADAMANTE

Je ne sçay plus que dire; il me faut d’autres ruses;

Elle rabat l’acier de toutes mes excuses.

BEATRIX

N’ayez peur, mon amour, que sur nos âges vieux

Un voyage si long nous soit laborieux.

N’ayez peur, n’ayez peur, qu’il nous ennuye en Grèce:

Nous aurons mille fois plus qu’ici de liesse,

Vous voyant pour mary le fils d’un Empereur,

Dont le nom redouté donne au monde terreur.

Vray Dieu! quel grand plaisir, quelle parfaite joye!

Mais qu’un petit César entre vos bras je voye,

Ou dedans mon giron, qui porte sur le front

Les beaux traits de son pere et de ceux de Clairmont!

De qui tout l’Orient festoyra la naissance,

Et qui tout l’Orient remplira d’esperance

De voir un jour la France et l’empire Gregeois

Marcher sous l’estendart du Monarque François,

Battre les Sarasins, et avecque l’espee

Deraciner leur nom de la terre occupee!

Ne sera-ce un grand heur, que ceste affinité

Porte au peuple chrestien si grande utilité?

S’il ne vous chaut de nous, le public vous esmeuve.

BRADAMANTE

Vous sçavez qu’il convient que sa force il espreuve,

Et que l’accord est tel de ma nopcière loy

Qu’il faut qu’avec l’espee on soit vainqueur de moy.

BEATRIX

O ma fille, pour Dieu laissez ceste folie.

BRADAMANTE

Il en fault venir là, l’ordonnance nous lie.

BEATRIX

Cette ordonnance est folle, il la faut revoquer.

BRADAMANTE

Revoquer un edict, c’est du Roy se moquer.

BEATRIX

Aussi n’est-ce que jeu. Qui jamais ouït dire

Que pour se marier il se fallust occire?

Les combats de l’amour ne sont gueres sanglans;

Ils se font en champ clos entre des linceulx blancs,

On y est désarmé: car d’Hymen les querelles

Se vuident seulement par armes naturelles.

Non non ma fille non; nous ne souffrirons point

Que ce jeune seigneur vous caresse en ce poinct.

Ce n’est pas le moyen de traiter mariage

Que s’entremassacrer d’un horrible carnage.

Les Tigres, les Lyons, et les sauvages Ours

N’exercerent jamais si cruelles amours.

Aussi voyons-nous bien que l’entreprise est faitte

De ce combat nopcier pour servir de desfaitte,

Et frauder nos desseins, voulant par le danger

D’une future mort tout le monde estranger;

Et que Roger tout seul, certain de sa conqueste,

Se vienne presenter à la victoire preste.

O chose vergongneuse! ô l’impudicité

Des filles de present! ô quelle indignité!

Une jeune pucelle estre bien si hardie

De vouloir un espoux prendre à sa fantasie,

Sans respect des parens qui ont l’authorité

De luy bailler party selon sa qualité!

Or allez, courez tost, despouillez toute feinte;

Bannissez toute honte et toute honneste creinte;

Cherchez, suivez, trouvez ce Roger, ce cruel,

Qui vostre pauvre coeur ronge continuel.

Offrez-vous toute à luy, priez-le de vous prendre

Et faire tant pour nous que d’estre nostre gendre.

O Vierge mere! où suis-je? en quel temps vivons-nous?

Que la mort ne vomist contre moy son courroux

Pour ne voir ce deffame? Aussi bien après l’heure

De cet espousement il faudra que je meure,

Et qu’Aymon, le pauvre homme, aille conter là bas

Que sa fille impudique a filé son trespas.

BRADAMANTE

Madame, cette ardeur n’est en moy si encree

Qu’il faille pour aimer que je vous desagree.

BEATRIX

Hé! hé!

BRADAMANTE

Je vous supply, n’ayez pas cette peur.

BEATRIX

Hé! hé! hé!

BRADAMANTE

Car plustost je m’ouvriray le coeur,

Plustost de mille morts sera ma vie esteinte,

Qu’à mon honneur je donne une honteuse atteinte.

L’amitié que je porte aux vertus de Roger

Ne fera, si Dieu plaist, vos vieux ans abreger.

Je l’aime, il est certain, autant que sa vaillance

Peut d’une chaste fille avoir de bien-vueillance:

Mais non que pour son bien ny pour le mien aussi

Je vous vueille jamais donner aucun souci.

D’un austère Convent je vay religieuse

Amortir le flambeau de mon ame amoureuse,

En prières et voeux passant mes tristes jours,

En paissant mon esprit de celestes discours.

BEATRIX

Comment, religieuse? estes-vous bien si folle

De m’avoir voulu dire une telle parolle?

BRADAMANTE

J’y seray, s’il vous plaist, puis que j’en ay fait voeu.

BEATRIX

Vous ne sçauriez vouer, ce pouvoir nous est deu.

BRADAMANTE

Lon ne peut empescher qu’à Dieu l’on se dedie.

BEATRIX

Cette devotion seroit tost rafroidie.

BRADAMANTE

Non sera: ce désir jà de long temps m’a pris

La vie me desplaist, j’ay le monde à mespris.

BEATRIX

Quoy? parlez-vous à bon?

BRADAMANTE

C’est chose serieuse.

BEATRIX

Comment, de vous allez rendre religieuse?

BRADAMANTE

D’y aller des demain: le plustost vaut le mieux.

BEATRIX

Non ferez, si Dieu plaist.

BRADAMANTE

Le temps m’est ennuyeux.

BEATRIX

Comment, ma chere vie, auriez-vous bien en l’ame

Ce triste pensement, qui ja le coeur m’entame?

BRADAMANTE

Je seray bien heureuse en un si digne lieu,

Où je m’emploiray toute au service de Dieu.

BEATRIX

Plustost presentement puissé-je tomber morte,

Que vivante, ô m’amour, je vous perde en la sorte!

Ne vous auroy-je point en mes propos despleu?

N’auroy-je imprudemment vostre courroux esmeu?

Vous ay-je esté trop rude? Hélas! n’y prenez garde,

Ne vous en faschez point, j’ay failli par mégarde.

Plustost ayez Roger, allez-le poursuivant,

Que vous enfermer vive aux cloistres d’un Convent.

BRADAMANTE

Je ne veux espouser homme qui ne vous plaise.

BEATRIX

Mon Dieu! ne craignez point, j’en seray bien fort aise!

Aymon le voudra bien. Je m’en vay le trouver

Pour l’induire à vouloir cet accord approuver.

Las! ne pleurez donc point; serenez vostre face;

Essuyez-vous les yeux et leur rendez leur grace;

Vous me faites mourir de vous voir souspirer.

Hé! Dieu qu’un enfant peut nos esprits martyrer!

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