A Monseigneur de Cheverny, chancelier de France
Je ne vous presente pas ces vers, Monseigneur, pour en penser honorer vostre illustre nom; car, au contraire, je prétens les authoriser de luy: estimant que ce leur seroit une honte de se vanter avoir esté nez sous vostre siecle, et ne pouvoir testifier aux races à venir (si d’avanture ils peuvent donner jusques là) qu’ils ayent onques esté cogneuz et gratifiez de vous, qui, souverain directeur de la justice de France, ne dedaignez au milieu de tant d’affaires de poix (dont vostre esprit capable de toutes choses grandes est journellement chargé) de recueillir de bon oeil et favoriser ceux qui se vont avoüant d’Apollon.
Et c’est pourquoy je vous puis icy veritablement protester que si vos vertus fussent moindres, vostre qualité plus basse, et qu’il n’y eust eu telle moisson et fertilité d’excellens Poëtes auprès de vous, plus dignes que moy pour appliquer leur industrieux labeur à si honorable sujet, je m’y fusse offert en toute allaigresse et asseurance.
Mais comme ce n’est ma particulière profession, et que je me suis desjà depuis tant d’années retiré de la hantise et communication des Muses, esloigné de leur saint Parnasse, aussi ne me senté-je avoir que bien petite part en leurs graces, et telle que je n’ay occasion de m’en beaucoup prevaloir.
Si est-ce que pour le respect, obeïssance et service que je vous doy, comme au principal chef de nostre vacation Judiciaire, et auquel nostre Roy entre autres choses a de tout temps commis la balance de sa Justice, je ne sembleray faillir par une trop sotte présomption et temeraire outrecuidance, si, tel et si peu que je suis, je m’offre et consacre aussi devotieusement à vous que si j’estois de plus grande estime et valeur: m’asseurant que vostre débonnaireté ne me refusera, bien que du tout inutile, en ceste humble submission, ains sera d’autant plus incitee à me vouloir continuer son ancienne bienvueillance.
Votre très-affectionné serviteur,
R. Garnier.
Argument de la tragecomédie de Bradamante
Après que les Sarasins furent rompus et chassez devant Paris, Roger, embarqué avec autres princes restez de l’armée, est surpris de tourmente en la mer d’Afrique. Les hommes et vaisseaux abysmez, il se sauve à naige sur un rocher, auquel habitoit un vieil hermite, qui l’advertist de son salut, et luy fait recongnoistre Jesus-Christ.
Roland, Olivier et Sobrin y arrivent avec Renaut au retour du conflict de Lipaduse: resjouis de la rencontre de Roger et de sa conversion à nostre Foy, ils accordent mariage entre luy et Bradamante, laquelle il aimoit par mutuelle affection. Et tous ensemble abordez en France, s’acheminent à la Cour, où ils trouvent les ambassadeurs de Constantin, Empereur de Grèce, envoyez pour negotier le mariage de Bradamante et de Leon, son fils, que le pere et la mere desiroyent avoir pour gendre.
Et, pour ce, ne vouloyent point ouïr parler de Roger, simple chevalier. Dequoy demesurement indigné et enflambé de colère contre Leon et son pere, comme estans cause de son mespris, part secrettement de la Cour au desceu mesme de sa soeur Marphize tres-belliqueuse damoyselle: et à fin de n’estre cogneu, change le blason de ses armes, et sur son escu fait peindre une licorne blanche. Il se delibere donner jusques en Grèce pour tuer Leon, et despouiller Constantin de son empire, tant à fin de s’oster cet empeschement là que pour se rendre plus respectable vers Aymon, estant qualifié du nom d’Empereur.
Il arrive à Belgrade sur le poinct que les armees des Grecs et des Bulgares s’alloyent choquer.
Et voyant que, des le commencement de la charge, le roy Vatran mort, ses gens estoyent rompus, et chaudement poursuivis par les Grecs, il se met à donner dedans leurs troupes de toute sa puissance. Il en fait trebuscher un grand nombre, et entre autres le nepveu de l’empereur. Ce qui fait prendre coeur aux Bulgares, qui sous la faveur de cet incogneu repoussent bravement leurs ennemis, avec grande occision. Retournez de la chasse, le prient unanimement d’estre leur Roy: ce qu’il refuse, et passe outre en intention d’executer son dessein.
Il arrive des le soir à Novengrade, où recongneu et decouvert au gouverneur, il est pris et dévalé en une basse fosse, et y est retenu quelque temps, attendant son execution de mort. Leon qui l’avoit veu avec admiration combattre son armee et faire tant de beaux faits d’armes, entendant qu’on le vouloit faire mourir, esmeu de pitié, se resoult de le sauver. Et à ceste fin s’estant fait secrettement introduire de nuit es prisons, il l’en retire et le meine en son logis.
Mais incontinent après, ayant entendu, avoir esté publié par toutes les terres de l’empire d’Occident que quiconque voudroit espouser Bradamante devoit la conquerir à force d’armes, combatant avec elle pair-à-pair, s’advisa de mettre en jeu son chevalier. Et de faict le supplia de vouloir pour luy et sous ses armes entrer contre elle en combat, s’asseurant de la vaincre par sa vertu. Ce que Roger ne luy osa refuser, pour les fraisches obligations qu’il avoit sur luy.
Sur cette fiance ils s’acheminent en France, où Leon se presente à Charlemagne, qui fait trouver Bradamante. Elle, pour se déveloper des importunes poursuittes des ambassadeurs de Leon, s’estoit auparavant advisée d’impetrer de l’empereur ceste déclaration: présumant que Leon ny autre Seigneur chrestien, fors Roger seul, ne la pourroit conquérir.
Roger, contraint par la force de ses promesses, entre en lice avec extreme regret, couvert des armes Imperiales, comme s’il eust esté Leon. Il combat et surmonte Bradamante, puis se retire saisi de merveilleuse tristesse. Il monte sur son cheval et entre au fond d’un bois pour s’y confiner. Leon d’autre part joyeux de sa victoire, va demander Bradamante à Charlemagne, laquelle se trouvoit en une extrême anxieté et perturbation d’esprit.
Marphise maintient qu’elle avoit promis mariage à son frere Roger, et qu’elle ne pouvoit avoir Leon: que s’il y prétendoit droict, qu’il falloit qu’il se batist avec son frere, et que le victorieux l’auroit sans contredict. Leon appuyé sur la valeur de son chevalier, accepte le party.
Mais retourné au logis, il entend qu’il s’en est allé: dont infiniment desplaisant, et en merveilleuse perplexité à cause de sa promesse, se met avec ses gens à le chercher. Il le trouve dans ce bois, faisant de pitoyables regrets, pour son infortune. Leon le prie de luy decouvrir l’occasion de son mal. Il se déclare estre Roger, et s’estre expres acheminé de la Cour pour le tuer: qu’il est resolu de ne vivre plus, après s’estre à son occasion privé de sa maistresse.
Luy estonné de ceste nouvelle, le console, luy remet et resigne sa dame, et promet se deporter de la poursuivre. Et par ce moyen il le rameine et le presente à l’Empereur, auquel il fait ce discours en presence des Princes et Seigneurs qui en sont fort resjouis.
A l’instant arrivent les Ambassadeurs de Bulgarie qui racontent à Roger que le pays l’a esleu pour Roy, et le prient d’en vouloir approuver l’élection et aller recevoir la couronne. Ce que entendant Aymon et Beatrix luy accordent tres-volontiers le mariage de leur fille: laquelle advertie de cet heureux et inesperé succez, en reçoit une indicible allaigresse. Charlemagne baille sa fille Eleonor à Leon, et le fait son gendre.
Ce suject est fort amplement discouru par l’Arioste depuis le quarante-troisième chant jusques à la fin de son livre; fors pour le regard de la fin, adjoustee par l’autheur.
Et par ce qu’il n’y a point de Choeurs, comme aux Tragédies precedentes, pour la distinction des Actes: Celuy qui voudroit faire representer cette Bradamante, sera s’il luy plaist adverty d’user d’entremets, et les interposer entre les Actes pour ne les confondre, et ne mettre en continuation de propos ce qui requiert quelque distance de temps.
Entreparleurs
Charlemagne. Roger.
Nymes, Duc de Bavières. Hippalque.
Aymon. La Montagne.
Beatrix. Marphise.
Renaud. Basile, Duc d’Athenes.
La Roque. Les Ambassadeurs de Bulgarie.
Bradamante.
Leon. Melisse.
Acte I
Scène I
CHARLEMAGNE
Les sceptres des grands rois viennent du Dieu supreme
C’est luy qui ceint nos chefs d’un royal diademe,
Qui nous fait quand il veut regner sur l’Univers,
Et quand il veut fait choir nostre empire à l’envers.
Tout dépend de sa main, tout de sa main procede.
Nous n’avons rien de nous, c’est luy qui tout possede,
Monarque universel, et ses commandemens
Font les spheres mouvoir et tous les elemens.
Il a mis sur mon chef la Françoise couronne;
Il a fait que ma voix toute la terre estonne,
Et que l’Aigle Romain perche en mes estendars,
Guide des escadrons de mes vaillans soudars.
L’Itale m’obeit, la superbe Alemagne,
Et les Rois reculez de l’ondeuse Bretagne.
Ma courageuse France est pleine de guerriers,
Dont les faits ont acquis mille et mille lauriers,
Renommez par le monde autant qu’un preux Achille:
La Grece n’en eut qu’un, et j’en ay plus de mille.
Quel Mars fut onc pareil en force et en renom,
Quelque dieu qu’il peust estre, à la race d’Aymon?
A Roland l’invincible, à qui Dieu favorable
Naissant a composé le corps invulnerable?
Quel est un Olivier, un Griffon, Aquilant?
Combien est un Astolphe et un Ogier vaillant?
Un Huon, un Marbrin, et mille autres encore
Aux armes indomtez, dont ma France s’honore,
Comme d’astres luisants en une espoisse nuit,
Quand le Soleil doré dessous les ondes luit?
C’est toy moteur du ciel, qui la force leur donnes,
Pour estre de ta loy les solides colonnes.
C’est toy qui fais florir ces braves Paladins,
Pour sous ton estendart rompre les Sarasins,
Ennemis de ton nom, pour l’Eglise défendre,
Qu’ils veulent par le fer Mahumétique rendre.
Ils ont domté l’Asie et l’Afrique, courans
De rivage en rivage, ainsi que gros torrens
Qui tombent en Avril des negeuses montagnes,
Et passent en bruyant à travers les campagnes,
Rompent tout, faucent tout, arrachent les ormeaux,
Entraînent les bergers, leurs cases et troupeaux.
Ainsi ces Mécréans debordez de leur terre,
Ont couru, fourragé comme un trait de tonnerre
La blatiere Libye, et l’Asie, où les yeux
Du soleil sont fichez en remontant aux cieux.
Ils avoyent traversé les ondes Herculides,
Et chassé Jesus-Christ des terres Ibérides;
Si que le riche Tage, au beau sable doré,
Voyait au lieu de luy Belzebut adoré.
O Dieu, nostre vray Dieu, qu’il fallut que nos peres
Eussent bien attisé tes dormantes coleres,
T’eussent bien irrité d’execrables forfaits,
Pour monstrer de ta main de si sanglants effets,
Pour nous assujettir à ceste gent Payenne,
Et souffrir profaner ton Eglise chrestienne,
Pour qui en corps mortel du ciel tu descendis,
Et lavant nos mesfaits, ton sang tu respandis!
Toy, Dieu de l’univers, dont la dextre divine
A basti, a formé ceste ronde machine,
Sans forme et sans matiere, et sans object aucun.
Sans outils, sans secours que de toy, qui n’es qu’un.
Ils ne furent contans d’asservir les Hespagnes,
Mais des hauts Pyrenez franchirent les montagnes,
Et en tourbe innombrable ouvrirent les destroits
Des grands rochers moussus qui s’eslevent si droits.
Ils descendent au bord où la viste Garonne
Courant dans l’Océan en ses vagues bourdonne,
Et, jurez ennemis, font execrable voeu
De faire tout passer par le glaive et le feu.
Celuy pourroit nombrer les célestes lumieres,
Les raisins de l’automne, et les fleurs printanières,
Qui auroit peu compter les scadrons aguerris,
Qui avec Agramant vindrent devant Paris.
Ils couvroyent de leurs rangs la poudroyante plaine.
Leurs chevaux espuisoyent les claires eaux de Seine.
L’air resonnoit de cris, les bataillons pressez
Mouvoyent de toutes parts de picques herissez.
Le troupeau baptisé, tapy dedans la ville,
Ainsi que de moutons une bande imbecille,
Retiree en un parc de trois loups assailli,
Souspiroit vers le ciel d’un courage failli.
C’estoit fait de la France, et de toute l’Europe;
Nous estions le butin de l’infidelle trope;
La sainte loy de Christ delaissoit l’Univers,
Si Dieu n’eust dessur nous ses yeux de grace ouvers,
Et pitoyable pere en nostre mal extreme,
N’eust à nostre secours levé sa main supreme.
Comme une mere tendre à son enfant petit,
Après l’avoir tancé pour quelque sien delit,
Le voyant larmoyer de pitié se transporte,
Le baise, le mignarde, et son dueil réconforte,
Ainsi son peuple ayant nostre Dieu chastié
De ses nombreux mesfaits, il en a prins pitié:
A regardé ses pleurs au milieu de son ire.
Et piteux n’a voulu le voir ainsi destruire.
Il a levé le bras de foudres rougissant,
A froncé le sourcy; le courroux pallissant
A son coeur embrasé, la fureur indomtee
Luy est soudainement dans les naseaux montee;
Il a noirci le ciel de nuages espois,
Et comme un tourbillon a desserré sa voix.
L’Océan en frémit, la terre en trembla toute,
Et du ciel estonné branla l’horrible voûte;
Au coeur des ennemis la frayeur descendit;
L’allaigresse et la force aux nostres il rendit.
L’Angleterre s’arma, l’Escossoise jeunesse
Au sang nous ralluma l’antique hardiesse.
Renaud, ains nostre Hector, conducteur du secours,
Les fit en grand carnage abandonner nos tours.
Ils se mirent en route, et la campagne verte
Se veit incontinent de sang payen couverte.
Ils ont quitté la France, et cuidant par les flots
Tromper la main de Dieu qui fondoit sur leur dos,
Ont esté dévorez des ondes aboyantes,
Si que rien n’est resté de ces troupes mechantes.
Marsille dans l’Espagne a retiré son camp;
Mais Agramant, Sobrin et le roy Sérican,
Reliques du naufrage, ayant appris la perte
De l’Empire Africain et le sac de Biserte,
Ont dedans Lipaduse attiré par desfis
Olivier et Roland, qui les ont desconfis.
Ore il faut louer Dieu de si belle victoire,
Et à sa seule grace en addresser la gloire.
Scène II
CHARLEMAGNE, NYMES
CHARLEMAGNE
Nous contenterons-nous de les vaincre à demy?
NYMES
Ne vous suffist-il pas de chasser l’ennemy?
CHARLEMAGNE
Ce ne m’est pas assez de défendre ma terre.
NYMES
Que demandez-vous plus que d’achever la guerre?
CHARLEMAGNE
Un empereur Romain ne se peut dire avoir
Pour chasser un Barbare assez fait de devoir
Qui pourra retourner avec nouvelle force.
NYMES
Son malheureux succez ne luy sert pas d’amorce
Pour franchir de rechef les rochers Pyrenez,
Et repiller encor nos champs abandonnez.
CHARLEMAGNE
Agramant est occis, le roy de Barbarie,
Gradasse et Mandricart, honneur de Tartarie.
Roger a délaissé sa detestable loy,
Comme sa soeur Marphise, et Sobrin, le bon Roy.
Mais le fier Rodomont, Ferragus et Marcille,
Valeureux combatans, et mille autres, et mille
Que l’Espagne et l’Afrique ont nourris, ne sont pas
Semence de grands maux, trebuschez au trespas.
NYMES
Ils sont assez puissans pour leurs terres defendre,
Mais non pas pour oser contre vous entreprendre,
Pour la France assaillir, mère des Chevaliers,
Mère des bons soudars, qu’elle enfante à milliers.
CHARLEMAGNE
Nous avons veu sur nous l’Espagne et la Libye,
Mais non les estendars de l’ardante Arabie,
Non les Soldans d’Egypte, et les rois mécréans
Qui foulent les sablons des bords Cyrénéans.
NYMES
Ceux-là, trop esloignez de nos Chrestiennes terres,
Ne viendront pas icy nous rallumer des guerres.
Laissez leur lamenter leur funèbre accident,
Et vostre aage en plaisirs esbatez ce pendant.
Il nous faut rebastir nos Eglises rompues,
Où se sont par sur tout leurs cruautez repues,
Rebastir nos citez de murailles et tours,
Repeupler de paisans nos villages et bourgs.
Il vous faut rappeller les vertus exilees,
Et les faire honorer, les ayant rappelees.
CHARLEMAGNE
Nos peuples sont beaucoup par la guerre esclaircis,
Mais les vices au lieu sont beaucoup espessis.
NYMES
C’est l’office d’un Roy d’en purger sa contree.
Inutile est la Paix sans sa compagne Astree.
Vous devez en repos vos peuples maintenir,
Et de severes loix leurs offenses punir.
CHARLEMAGNE
Je veux récompenser un chacun de ses peines,
Estrangers, citoyens, soldats et Capitaines,
Bradamante et Roger sous un amour égal
Conjoindre ensemblément d’un lien conjugal.
NYMES
Aymon ne le veut pas, preferant l’alliance
De Leon heritier des sceptres de Bysance.
CHARLEMAGNE
Mais si de la combatre il n’avoit le pouvoir,
Selon mon ordonnance il ne sçauroit l’avoir.
NYMES
Donc comme il falloit vaincre à la course Atalante,
Il faut qu’on puisse vaincre au combat Bradamante.
Acte II
Scène I
Scène I
AYMON, BEATRIX
AYMON
Le party me plaist fort
BEATRIX
Aussi fait-il à moy.
AYMON
J’en suis tout transporté
BEATRIX
Si suis-je par ma foy.
AYMON
Ce que je prise plus en si belle alliance,
C’est qu’il ne faudra point desbourser de finance.
Il ne demande rien.
BEATRIX
Il est trop grand seigneur.
Qu’a besoing de nos biens le fils d’un Empereur?
AYMON
Ce nous est toutefois un notable avantage
De ne bailler un sou pour elle en mariage,
Mesmement aujourdhuy qu’il n’y a point d’amour,
Et qu’on ne fait sinon aux richesses la cour.
La grâce, la beauté, la vertu, le lignage
Ne sont non plus prisez qu’une pomme sauvage.
On ne veut que l’argent: un mariage est saint,
Est sortable et bien fait quand l’argent on estreint.
O malheureux poison!
BEATRIX
Et qu’y sçauriez vous faire?
Faut-il que pour cela vous mettiez en colere?
C’est le temps du jourdhuy.
AYMON
C’est un siecle maudit.
BEATRIX
Mais c’est un siecle d’or, comme le monde vit.
On a tout, on fait tout pour ce metal estrange;
On est homme de bien, on mérite louange;
On a des dignitez, des charges, des estats;
Au contraire, sans luy de nous on ne fait cas.
AYMON
Il est vray: mais j’ay veu au temps de ma jeunesse
Qu’on ne se gesnoit tant qu’on fait pour la richesse.
Alors, vrayment alors, on ne prisoit sinon
Ceux qui s’estoyent acquis un vertueux renom,
Qui estoyent genereux, qui monstroyent leur vaillance
A combatre à l’espee, à combatre à la lance.
On n’estoit de richesse, ains de l’honneur épris.
Ceux qui se marioyent ne regardoyent au prix.
BEATRIX
Le bon temps que c’estoit!
AYMON
Leon le represente,
Qui pour la seule amour recherche Bradamante.
BEATRIX
Voire, mais j’ay grand peur qu’elle ne l’aime pas.
AYMON
Pourquoy? qui la mouvroit? est-il de lieu trop bas?
N’est-il jeune et gaillard? n’est-il beau personnage?
Il faut qu’il soit vaillant et d’un brave courage,
Aux combats resolu, d’estre avecque danger
Venu du bord Grégeois sur ce bord estranger,
Ne craignant d’esprouver son adresse guerriere
Avecques Bradamante aux armes singuliere.
BEATRIX
Il et vray: mais pourtant ne sçavez-vous pas bien
Que Roger est son ame, et sa vie et son bien?
Qu’elle n’aime que luy, que pour n’estre contreinte
D’estre par mariage à un autre conjointe,
Elle a faict tout expres par le monde sçavoir
Que quiconque voudra pour espouse l’avoir
Doit la combatre armee: estimant qu’il n’est homme
Dans l’Empire de Grece et l’Empire de Romme,
Fors son vaillant Roger, qui ne doive mourir,
Si avecques le fer il veut conquerir?
Or j’aurois grand douleur que ce genereux Prince
Venu pour son amour de lointaine province,
Sa vie avanturast, ses forces ne sçachant,
En la voulant combattre avec le fer trenchant:
Qu’au lieu d’une maistresse il trouvast la mort dure,
Et que son lict nopçal fust une sepulture.
Ce seroit grand pitié!
AYMON
Je ne veux point cela.
BEATRIX
Il ne sçauroit l’avoir sans ceste espreuve-là.
AYMON
Pourquoy ne sçauroit-il? ne le puis-je pas faire?
BEATRIX
Non, pource que du Roy l’ordonnance est contraire.
AYMON
Le Roy ne l’entend pas, je l’iray supplier
De revoquer la loy qu’il a fait publier.
BEATRIX
C’est chose malaisée; un prince ne viole
Les Edicts qu’il a faits; il maintient sa parole.
Voire en chose publique, et qui est de grand poix.
Mais en chose privee, on change quelquefois.
Charles luy a permis ce combat dommageable,
Estimant pour le seur que je l’eusse agreable.
Autrement ne l’eust fait, sçachant bien le pouvoir
Que dessur ses enfans un pere doit avoir.
BEATRIX
Encore, mon ami, faudroit premier entendre
Si le party luy plaist, que de rien entreprendre:
Car je crains que Roger soit en son coeur encré.
AYMON
Veut-elle ce Roger avoir contre mon gré?
BEATRIX
Je pense que nenny; elle est trop bien nourrie.
AYMON
Si elle l’avoit faict?
BEATRIX
J’en serois bien marrie.
AYMON
Il luy faut des amours; il luy faut des mignons;
Il faut qu’à ses plaisirs nos vouloirs contraignons.
Quel abus, quel desordre!
BEATRIX
Et qu’y sçauriez-vous faire?
C’est jeunesse.
AYMON
C’est mon: un aage volontaire.
BEATRIX
Si ne devons-nous pas contraindre son desir.
AYMON
Si ne doit-elle pas en faire son plaisir.
BEATRIX
La voudriez-vous forcer en un si libre affaire?
AYMON
Elle doit approuver ce qui plaist à son père.
BEATRIX
L’amour ne se gouverne à l’appetit d’autruy.
AYMON
L’on ne peut gouverner les enfans d’aujourdhuy.
BEATRIX
S’il n’y a de l’amour, ils n’auront point de joye.
AYMON
L’amour sous le devoir des mariages ploye.
BEATRIX
Rien n’y est si requis que leur contentement.
AYMON
Rien n’y est si requis que mon consentement.
BEATRIX
Je ne veux contester: mais pourtant, je puis dire
Que trop vous ne devez son amour contredire.
J’aimerois mieux qu’elle eust un simple chevalier
Qui fust selon son coeur, que de la marier
Contrainte à ce moraque, encor qu’en sa puissance
Il eust l’empire Grec et l’empire de France.
Je vay parler à elle, et feray, si je puis,
Qu’elle me tirera des peines où je suis,
Se depestrant le coeur des laqs d’une amour fole,
Pour libre aimer Leon, que son amour affole.
Dieu me soit favorable, et me face tant d’heur
Que je la puisse induire à changer son ardeur!
Mais, las! voyla mon fils, honneur de nostre race,
L’invincible Renaud, des guerriers l’outrepasse!
Il va trouver Aymon: las! pauvrette, je crains
Qu’il ait autre dessein que ne sont nos desseins.
Il aime ce Roger. Que maudite soit l’heure,
Avolé, que tu vis ceste belle demeure:
Je serois trop heureuse, et ores le Soleil
Ne verroit rien qui fust à mon aise pareil,
Sans toy, sans toy, Roger, qui fraudes mon attente,
Privant du sceptre Grec ma fille Bradamante.
Scène II
RENAUD, AIMON, LAROQUE
RENAUD
Quoy? monsieur, voulez-vous forcer une amitié?
Estes-vous maintenant un pere sans pitié,
Qui vueillez Bradamante, une fille si chere,
Bannir loin de vos yeux, et des yeux de sa mere,
Pour malgré son vouloir, qu’elle ne peut changer,
La donner pour espouse à ce prince estranger?
Elle ne l’aime point, et qu’y voudriez-vous faire?
Vous sçavez que l’amour est tousjours volontaire.
Il ne se peut forcer; c’est une affection
Qui ne se domte point sinon par fiction.
Le coeur tousjours demeure en sa libre franchise,
Mais le front et la voix bien souvent le desguise.
Ne la contraignez point; vous seriez à jamais
Fasché de luy voir faire un mesnage mauvais.
AYMON
Qui te fait si hardy de me venir reprendre?
Penses-tu que de toy je vueille conseil prendre?
De quoy t’empesches-tu? me viens-tu raisonner?
Et quoy? qui t’a si bien appris à sermonner?
O le brave cerveau!
RENAUD
Ce que je viens de dire
N’est pas pour vous prescher ny pour vous contredire.
AYMON
Pourquoy donc? qui te meut?
RENAUD
C’est pour vous déclarer
Ce que probablement vous pouvez ignorer.
AYMON
Et quoy?
RENAUD
Que Bradamante ailleurs a sa pensee.
AYMON
Cela ne rompra pas ma promesse passee.
RENAUD
Quoy? l’avez-vous promise?
AYMON
Ouy bien.
RENAUD
Sans son vouloir?
Et s’il est autre?
AYMON
Et puis, le mien doit prévaloir:
Je cognois mieux son bien que non pas elle mesme.
RENAUD
Luy voulez-vous bailler un mari qu’elle n’aime?
AYMON
Pourquoy n’aimeroit-elle un fils d’un Empereur,
Qui est jeune et dispost, qui a de la valeur,
Qui est beau, qui est sage, et qui modeste égale
Nostre qualité basse à sa grandeur royale?
Depuis la froide Thrace, estendue en desers,
Il a tant traversé de terres et de mers
Pour avoir son amour, qui pas ne le merite,
Et qu’il soit mocqué d’elle après telle poursuitte?
Qu’elle ne l’aime point? qu’elle n’en face cas,
Non plus que s’il estoit issu d’un peuple bas?
Elle est par trop ingrate. Une amour avancee
Doit d’une amour pareille estre récompensee.
O siècle dépravé! non, non, Renaut, dy luy
Que je veux et me plaist qu’il l’espouse aujourdhuy
Autrement… Mais, possible, en vain je me colere,
Et peut estre en cela ne me voudroit desplaire
Non plus qu’en autre chose; elle a le naturel
Trop bon pour emouvoir le courroux paternel.
RENAUD
Monsieur, mais voulez-vous que son ame contreinte
D’un lien conjugal soit à un homme estreinte,
Qui luy rebousche au coeur, et qu’en piteux regrets
Elle traîne ses jours sur les rivages Grecs?
Voulez-vous que de nuit, quand le sommeil se plonge
Dans les yeux d’un chacun, que la douleur la ronge?
Qu’en pleurs elle se bagne? et n’ose toutefois
Pour librement gemir developper sa voix?
Que si sa longue peine en pesanteur assomme
Son ame allangouree, inaccessible au somme,
Et que de ses bras gours elle touche en dormant
Le corps de son espoux, ainçois de son tourment,
Elle tressaille toute (ainsi qu’une Bergere
Qui en son chemin trouve une noire Vipere),
Que frayeur elle en ait, et retire soudain
Des membres odieux son imprudente main?
Que quand il la tiendra cherement embrassee,
Elle se pense alors d’un serpent enlacee,
Tant elle aura d’horreur d’estre serve en ce point
D’un importun mary qu’elle n’aimera point?
AYMON
L’amour tousjours se trouve aux esbats d’Hymenee.
RENAUD
L’on voit de maint Hymen la couche infortunee.
Quelle future amour pourrez-vous esperer
D’un nopçage forcé? c’est bien s’avanturer,
C’est bien mettre au hasard une jeune pucelle,
C’est bien, helas! c’est bien ne faire conte d’elle.
AYMON
Sçauroit-on la placer en un plus digne lieu?
RENAUD
Leon ne luy est propre, ores qu’il fust un dieu.
AYMON
Et que luy faut-il donc?
RENAUD
Un mari qui luy plaise,
Et avecque lequel elle vive à son aise.
AYMON
Elle est bien delicate en son affection.
RENAUD
En la vostre on ne voit que de l’ambition.
AYMON
Que tu es reverend!
RENAUD
J’ay plus de reverence,
Et Bradamante aussi, que vous de bien-vueillance.
AYMON
Je sçay mieux que vous deux quel espous il luy faut.
RENAUD
Voire pour l’elever, pour la mettre bien haut.
J’aimerois mieux, ma soeur, que la mort violente
Vous eust percé le coeur d’une darde poignante,
Qu’une lance Arabesque eust ouvert vostre flanc
Et de vostre poitrine eust espuisé le sang,
Morte sur un guéret estendue en vos armes,
Entre les corps muets d’un millier de gendarmes,
Que de vos durs parens l’outrageuse rigueur
Vous forçast d’un mari qu’abhorre vostre coeur.
Que fussiez-vous plustost une fille champestre,
Conduisant les Taureaux, menant les Brebis paistre
Par les froideurs d’Hyver, par les chaleurs d’Esté,
Roulant vos libres jours en libre pauvreté:
Vous seriez plus heureuse, et vostre dure vie
De tant de passions ne seroit poursuivie.
Car rien n’est si cruel que vouloir marier
Ceux qu’un semblable amour ne peut apparier.
Pensez-y bien, monsieur: c’est un fait reprochable.
Vous en serez un jour devant Dieu responsable.
AYMON
O le bon sermonneur! l’Hermite du Rocher
T’a volontiers appris à me venir prescher.
RENAUD
Je ne vous presche point; mais ce devot Hermite
Qui au milieu des flots sur une Roche habite,
Par lequel fut Sobrin et Olivier guary,
Fut d’advis que Roger de ma soeur fust mary:
Et lors, comme si Dieu par la voix du Prophete
Nous eust dit qu’il voulust ceste chose estre faitte,
Nous l’approuvasmes tous, Roger s’y accorda,
Et sous ceste espérance en France il aborda.
Le voudriez-vous tromper?
AYMON
Arrogant, plein d’audace,
Oses-tu proferer ces mots devant ma face?
Que tu l’as accordee? impudent, eshonté!
RENAUD
Mais cest accord est fait sous vostre volonté.
AYMON
Il ne m’en chaut: et puis, traittes-tu d’alliance
Pour ma fille sans moy? As-tu ceste puissance?
RENAUD
Je sçavois qu’agréable elle auroit le parti.
AYMON
Mais pourquoy n’en estoy-je aussi tost adverti?
RENAUD
Il est encore temps.
AYMON
Ores que j’ay promesse
Avecque Constantin, le monarque de Grece?
RENAUD
Une telle promesse obliger ne vous peut,
Si ma soeur Bradamante approuver ne la veut.
AYMON
Un enfant doit tousjours obeir à son père.
RENAUD
S’il va de son dommage il ne le doit pas faire.
AYMON
Sur ses enfans un pere ha toute authorité.
RENAUD
Quand leur bien il procure et leur utilité.
AYMON
Est-il père si dur qui leur perte pourchasse?
RENAUD
Je croy qu’il n’en est point qui sciemment le face.
AYMON
Qu’est-ce donc que tu dis?
RENAUD
Que vous devez sçavoir
Le vouloir de ma soeur devant que la pourvoir.
Peut estre son desir ne se conforme au vostre:
Vous serez d’un advis qu’elle sera d’un autre,
Que son coeur languira dans les yeux d’un amant,
Qui en repoussera tout autre pensement,
Si bien que cest amour occupant sa poitrine.
Il ne faut qu’un second pense y prendre racine.
L’authorité d’un pere, et d’un Prince, et d’un Roy
Ne sçauroit pervertir ceste amoureuse loy.
Ne la forcez donc point, de peur qu’estant forcee
Un espoux ait le corps, un ami la pensée:
Ce qui produit tousjours un enfer de malheurs,
Plein d’angoisse et d’ennuy, de soupirs et de pleurs,
Par qui vostre vieil aage en sa course derniere
Ne verroit qu’à regret la céleste lumiere,
Ennuyé de ce monde, au lieu que de vos jours
Les termes nous devons vous faire sembler courts.
Ne la gesnez donc point, ains consacrez sa vie
A Roger, dont elle est et l’amante et l’amie.
AYMON
Plustost l’eau de Dordonne encontre-mont ira,
Le terroir Quercinois plustost s’applatira,
Le jour deviendra nuit, et la nuit tenebreuse
Comme un jour de soleil deviendra lumineuse,
Que Roger, ce Roger que j’abhorre sur tous,
Soit tant que je vivray de Bradamante espoux.
RENAUD
Roland et Olivier maintiendront leur promesse
Les armes en la main, contre toute la Grece.
AYMON
Et moy je maintiendray contre eux et contre toy
Qu’on n’a peu disposer de ma fille sans moy.
Non, non, je ne vous crains; présentez-vous tous quatre;
Je ne veux que moy seul pour vous aller combatre.
Encor que je sois vieil j’ay du coeur ce qu’il faut
Et de la force aussi.
RENAUD
Vous le prenez trop haut
AYMON
Page, ça mon harnois, mon grand cheval de guerre.
Apporte-moy ma lance avec mon cimeterre.
Ha! ha! par Dieu, je vous…
RENAUD
Monsieur, vous colerez;
Vous en trouverez mal.
AYMON
Corbieu, vous en mourrez
RENAUD
Ne vous esmouvez point.
LA ROQUE
Le bon homme a courage.
AYMON
Par la mort, j’en feray si horrible carnage
Qu’il en sera parlé.
RENAUD
De quoy vous faschez-vous?
AYMON
Je n’espargneray rien.
LA ROQUE
Il ru’ra de beaux coups:
Dieu me vueille garder s’il m’atteint d’avanture.
AYMON
Je seray dans le sang jusques à la ceinture.
LA ROQUE
Monsieur, entrons dedans, je crains que vous tombiez:
Vous n’estes pas trop bien asseuré sur vos pieds.
AYMON
Hà! que ne suis-je au temps de ma verte jeunesse,
Quand Mambrin esprouva ma force domteresse,
Que j’occis Clariel, dont les gestes guerriers
Se faisoyent renommer entre les Chevaliers;
Que le géant Almont, de qui la teste grosse
Et les membres massifs ressembloyent un Colosse,
Abbatu de ma main à terre tomba mort
Et ma gloire engrava dessur l’Indique bord!
Vous n’eussiez entrepris ce que vous faites ores,
Combien que je me sens assez robuste encores
Pour vous bien bourrasser.
RENAUD
Nous n’entreprendrons rien,
Et me croyez, Monsieur, que vous ne vueillez bien.
AYMON
Vous ferez sagement: car je perdray la vie
Plustost que malgré moy ma fille lon marie.
Scène III
BEATRIX, BRADAMANTE
BEATRIX
Que vous seriez heureuse! oncques de nostre sang
Fille n’auroit tenu si honorable rang.
Allez où le soleil au matin luit au monde;
Allez où sommeilleux il se cache dans l’onde;
Allez aux champs rostis d’éternelles ardeurs;
Allez où les Riphez ternissent de froideurs:
Vous ne verrez grandeur vous estre comparee
A l’heureuse grandeur qui vous suit préparee.
Estre femme d’Auguste, et voir sous vostre main
Mouvoir, obéissant, tout l’Empire Romain!
Marcher grande Déesse entre les tourbes viles
S’entre-estouffans de presse aux trionfes des villes
Pour voir vos majestez, recevoir de vos yeux,
Les soleils de la terre, un rayon gracieux!
Et nous, que la vieillesse à poils grisons manie,
Aurons d’un si grand heur la face rajeunie,
Vous voyant, nostre enfant, une félicité
Qui approche bien près de la divinité.
Le jour éclairera plus luisant sur nos testes,
Le chagrin de nos ans nous tournerons en festes,
Et verrons dans la rue et dans les temples saints
Chacun nous applaudir de la teste et des mains.
Mon Dieu! ne laissez pas escouler, nonchalante,
Ceste felicité que le ciel vous presente!
L’occasion est chauve, et qui ne la retient,
Tout soudain elle eschape et jamais ne revient.
BRADAMANTE
Las Madame je n’ay d’autre bonheur envie
Que d’estre avecque vous tout le temps de ma vie
Je requiers aux bons dieux de me donner ce poinct,
Que tant que vous vivrez, je ne vous laisse point.
Je ne veux avoir bien, Royaume ny Empire,
Qui pour le posseder de vos yeux me retire.
BEATRIX
C’est un bon naturel qui se remarque en vous.
Nous en pouvons, ma fille, autant dire de nous.
Nous n’avons rien si cher, ny mesme la lumiere
De nostre beau soleil ne nous est pas si chere
Que vous estes (m’amie): un jour m’est ennuyeux,
Quand un jour je me treuve absente de vos yeux.
Car c’est me separer moymême de moymême
Que me priver de vous, tant et tant je vous aime.
Mais (mon coeur) cet amour cet amour-la me fait
Preferer vostre bien à mon propre souhait.
Je veux (que c’est pourtant!) je veux ce qui me fâche,
Et ce que je ne veux de l’accomplir je tâche:
Ainsi que le nocher qui de l’onde approchant
Où les Sirenes font l’amorce de leur chant,
Fuit l’abord malheureux du déloyal rivage,
Et le fuyant y court sans crainte du naufrage.
Car je crains de vous perdre, et toutesfois le bien
Qui vous en vient me fait que je l’approuve bien.
Mais que dy-je approuver? que je le vous conseille,
Vous excite au parti d’une ardeur nompareille.
N’y reculez, ma fille, il vous en viendroit mal,
Et Dieu, qui de ses dons vous est si liberal,
S’en pourroit courroucer, si par outrecuidance
Vous alliez dedaigner une telle alliance.
BRADAMANTE
Je sçay combien je suis indigne d’un tel heur.
BEATRIX
La femme vous serez d’un puissant Empereur,
De Charles le compaing: encores
CHARLEMAGNE
Avec la France n’a qu’un quartier d’Alemagne,
Et les champs milanois, où c’est que Constantin
Tient mille régions de l’empire latin.
Il a la Macedoine et la Thrace sujette;
Il commande au Dalmate, au Gregeois, et au Gete.
L’Itale, la Sicile, et les isles qui sont
Depuis nostre Océan jusqu’à la mer du Pont
Reverent sa puissance, et Neptune en ses ondes
Ne souffre pourmener que ses naves profondes.
Il est maistre d’Asie, et les monts palestins
Et les Phéniciens, de l’Eufrate voisins,
Sont regis de son sceptre: il tient Jerosolyme,
Où Dieu souffrit la mort pour laver nostre crime.
BRADAMANTE
Il est un grand monarque.
BEATRIX
Il est si grand, que rien
Ne se trouve si grand au globe terrien.
Que sçauriez-vous plus estre?
BRADAMANTE
Estre je ne demande,
Espousant un mary, plus qu’il ne convient grande.
Aussi on dit souvent que la felicité
D’un mariage gist en juste egalité.
Il n’est, dit le commun, que d’avoir son semblable.
BEATRIX
Jesus! il vous recherche autant qu’un plus sortable.
Il vient du bord Gregeois sans crainte des dangers
Qu’on trouve à traverser des païs estrangers,
Navré de vostre amour: vos yeux (estrange chose!)
Luy ont vostre beauté dans la poitrine enclose
Sans jamais l’avoir veue. Et qui eust onc pensé
Voir un tison d’amour de si loing élancé?
Cet amour qui vous suit luy decoche de France
Un garrot, qui le navre au destroit de Bysance:
Il sert une beauté que jamais il ne veit,
Il ne connoist la dame en qui son ame vit.
Enfant vrayment royal, ta nature est gentille
D’aimer si chèrement la vertu d’une fille.
Elle te doit beaucoup: un coeur seroit cruel
Qui ne te voudroit rendre un amour mutuel.
Qu’en dites-vous, mon oeil?
BRADAMANTE
Je ne sçaurois que dire.
BEATRIX
Certe il merite bien d’avoir ce qu’il désire.
BRADAMANTE
Je le croy bien, madame, et sans l’affection
Que je porte et à vous et à ma nation,
L’incomparable France, il seroit mon image,
S’il est aussi vaillant qu’honneste de courage.
BEATRIX
Sans la France? et pourquoy? l’Orient volontiers
N’est pas si plantureux comme sont ces quartiers!
C’est le païs d’amour, de douceur, de délices,
De plaisir, d’abondance.
BRADAMANTE
Et de beaucoup de vices.
BEATRIX
Comme un autre terroir: il n’est moins vertueux
Que ce rude sejour, mais bien plus fructueux.
Seule on ne doit priser la contree où nous sommes;
Tout ce terrestre rond est le païs des hommes
Comme l’air des oiseaux, et des poissons la mer:
Un lieu comme un estuy ne nous doit enfermer.
BRADAMANTE
Mais le païs natal ha ne sçay quelle force,
Et ne sçay quel appas qui les hommes amorce
Et les attire à soy.
BEATRIX
Tout cela n’y fait rien.
Le païs est par tout où l’on se trouve bien.
La terre est aux mortels une maison commune:
Dieu seme en tous endroits nostre bonne fortune.
Partant cette douceur ne vous doit abuser,
Et vous faire un tel bien sottement refuser.
Quant à moy, s’il vous plaist, je vous seray compagne,
Et lairray volontiers la France et l’Alemagne.
Aymon fera de mesme; ainsi ne plaindrez-vous
De laisser la patrie, estant avecques nous.
BRADAMANTE
Je ne sçay plus que dire; il me faut d’autres ruses;
Elle rabat l’acier de toutes mes excuses.
BEATRIX
N’ayez peur, mon amour, que sur nos âges vieux
Un voyage si long nous soit laborieux.
N’ayez peur, n’ayez peur, qu’il nous ennuye en Grèce:
Nous aurons mille fois plus qu’ici de liesse,
Vous voyant pour mary le fils d’un Empereur,
Dont le nom redouté donne au monde terreur.
Vray Dieu! quel grand plaisir, quelle parfaite joye!
Mais qu’un petit César entre vos bras je voye,
Ou dedans mon giron, qui porte sur le front
Les beaux traits de son pere et de ceux de Clairmont!
De qui tout l’Orient festoyra la naissance,
Et qui tout l’Orient remplira d’esperance
De voir un jour la France et l’empire Gregeois
Marcher sous l’estendart du Monarque François,
Battre les Sarasins, et avecque l’espee
Deraciner leur nom de la terre occupee!
Ne sera-ce un grand heur, que ceste affinité
Porte au peuple chrestien si grande utilité?
S’il ne vous chaut de nous, le public vous esmeuve.
BRADAMANTE
Vous sçavez qu’il convient que sa force il espreuve,
Et que l’accord est tel de ma nopcière loy
Qu’il faut qu’avec l’espee on soit vainqueur de moy.
BEATRIX
O ma fille, pour Dieu laissez ceste folie.
BRADAMANTE
Il en fault venir là, l’ordonnance nous lie.
BEATRIX
Cette ordonnance est folle, il la faut revoquer.
BRADAMANTE
Revoquer un edict, c’est du Roy se moquer.
BEATRIX
Aussi n’est-ce que jeu. Qui jamais ouït dire
Que pour se marier il se fallust occire?
Les combats de l’amour ne sont gueres sanglans;
Ils se font en champ clos entre des linceulx blancs,
On y est désarmé: car d’Hymen les querelles
Se vuident seulement par armes naturelles.
Non non ma fille non; nous ne souffrirons point
Que ce jeune seigneur vous caresse en ce poinct.
Ce n’est pas le moyen de traiter mariage
Que s’entremassacrer d’un horrible carnage.
Les Tigres, les Lyons, et les sauvages Ours
N’exercerent jamais si cruelles amours.
Aussi voyons-nous bien que l’entreprise est faitte
De ce combat nopcier pour servir de desfaitte,
Et frauder nos desseins, voulant par le danger
D’une future mort tout le monde estranger;
Et que Roger tout seul, certain de sa conqueste,
Se vienne presenter à la victoire preste.
O chose vergongneuse! ô l’impudicité
Des filles de present! ô quelle indignité!
Une jeune pucelle estre bien si hardie
De vouloir un espoux prendre à sa fantasie,
Sans respect des parens qui ont l’authorité
De luy bailler party selon sa qualité!
Or allez, courez tost, despouillez toute feinte;
Bannissez toute honte et toute honneste creinte;
Cherchez, suivez, trouvez ce Roger, ce cruel,
Qui vostre pauvre coeur ronge continuel.
Offrez-vous toute à luy, priez-le de vous prendre
Et faire tant pour nous que d’estre nostre gendre.
O Vierge mere! où suis-je? en quel temps vivons-nous?
Que la mort ne vomist contre moy son courroux
Pour ne voir ce deffame? Aussi bien après l’heure
De cet espousement il faudra que je meure,
Et qu’Aymon, le pauvre homme, aille conter là bas
Que sa fille impudique a filé son trespas.
BRADAMANTE
Madame, cette ardeur n’est en moy si encree
Qu’il faille pour aimer que je vous desagree.
BEATRIX
Hé! hé!
BRADAMANTE
Je vous supply, n’ayez pas cette peur.
BEATRIX
Hé! hé! hé!
BRADAMANTE
Car plustost je m’ouvriray le coeur,
Plustost de mille morts sera ma vie esteinte,
Qu’à mon honneur je donne une honteuse atteinte.
L’amitié que je porte aux vertus de Roger
Ne fera, si Dieu plaist, vos vieux ans abreger.
Je l’aime, il est certain, autant que sa vaillance
Peut d’une chaste fille avoir de bien-vueillance:
Mais non que pour son bien ny pour le mien aussi
Je vous vueille jamais donner aucun souci.
D’un austère Convent je vay religieuse
Amortir le flambeau de mon ame amoureuse,
En prières et voeux passant mes tristes jours,
En paissant mon esprit de celestes discours.
BEATRIX
Comment, religieuse? estes-vous bien si folle
De m’avoir voulu dire une telle parolle?
BRADAMANTE
J’y seray, s’il vous plaist, puis que j’en ay fait voeu.
BEATRIX
Vous ne sçauriez vouer, ce pouvoir nous est deu.
BRADAMANTE
Lon ne peut empescher qu’à Dieu l’on se dedie.
BEATRIX
Cette devotion seroit tost rafroidie.
BRADAMANTE
Non sera: ce désir jà de long temps m’a pris
La vie me desplaist, j’ay le monde à mespris.
BEATRIX
Quoy? parlez-vous à bon?
BRADAMANTE
C’est chose serieuse.
BEATRIX
Comment, de vous allez rendre religieuse?
BRADAMANTE
D’y aller des demain: le plustost vaut le mieux.
BEATRIX
Non ferez, si Dieu plaist.
BRADAMANTE
Le temps m’est ennuyeux.
BEATRIX
Comment, ma chere vie, auriez-vous bien en l’ame
Ce triste pensement, qui ja le coeur m’entame?
BRADAMANTE
Je seray bien heureuse en un si digne lieu,
Où je m’emploiray toute au service de Dieu.
BEATRIX
Plustost presentement puissé-je tomber morte,
Que vivante, ô m’amour, je vous perde en la sorte!
Ne vous auroy-je point en mes propos despleu?
N’auroy-je imprudemment vostre courroux esmeu?
Vous ay-je esté trop rude? Hélas! n’y prenez garde,
Ne vous en faschez point, j’ay failli par mégarde.
Plustost ayez Roger, allez-le poursuivant,
Que vous enfermer vive aux cloistres d’un Convent.
BRADAMANTE
Je ne veux espouser homme qui ne vous plaise.
BEATRIX
Mon Dieu! ne craignez point, j’en seray bien fort aise!
Aymon le voudra bien. Je m’en vay le trouver
Pour l’induire à vouloir cet accord approuver.
Las! ne pleurez donc point; serenez vostre face;
Essuyez-vous les yeux et leur rendez leur grace;
Vous me faites mourir de vous voir souspirer.
Hé! Dieu qu’un enfant peut nos esprits martyrer!