On a donc, au départ, une confrontation entre une version protestante de la tragédie et une version stoïcienne. Ce qui allait l’emporter dépendant nécessairement de l’histoire de la France. Si le protestantisme l’emportait, la tragédie serait restée comme esprit de témoignage de l’adversité mais cela aurait été son seul contenu ; cela ne se serait guère maintenu, s’effaçant devant le prêche.
Comme ce ne fut pas le cas, la « tragédie humaniste » s’est maintenue, s’appuyant sur la monarchie absolue se renforçant. Puisqu’on ne peut pas puiser dans le protestantisme et qu’on ne veut pas vraiment puiser dans le catholicisme, alors il reste l’antiquité gréco-romaine, les Sophocle, Euripide et Sénèque.
Sénèque est surtout utilisé. Au Moyen-Âge, il était pratiquement assimilé au christianisme. L’imprimerie fut développée en Italie en 1464, les œuvres complètes de Sénèque sont publiées à Naples dès 1475, ainsi qu’une partie de ses œuvres à Rome et Paris la même année. Des tragédies de Sénèque sont publiées à Paris dès 1484, puis en 1491 à Lyon, à Paris de nouveau en 1498, puis toutes les œuvres tragiques toujours à Paris en 1500, 1511, 1512, 1514, 1519.
Celui qui va former le plus haut niveau de « tragédie humaniste » va alors être Robert Garnier (1545-1590), pavant la voie à toute une école où l’on trouve Chanteloux, Pierre Matthieu, Adrien d’Amboise, Nicolas de Montreux, Jean de Beaubreuil, Jean Godard, Jean de Virey, Jean Behourt, Jacques Ouyn, Claude Billard.
Robert Garnier meurt au moment où Henri IV accède au trône, c’est-à-dire que Robert Garnier connaît la période où le protestantisme s’est développé et où les guerres des religions ont prédominé. Il va faire de la pseudo « tragédie humaniste » des commentateurs bourgeois une véritable arme au service de la monarchie absolue.
Issu de la bourgeoisie, il étudie le droit à Toulouse où il participe en 1564 et en 1566 aux Jeux floraux où il compose des chants célébrant le roi et la paix en France, recevant la violette et l’églantine, respectivement les second et premier prix.
Dès 1567, il est avocat général du Roi au Parlement de Paris et publie un Hymne de la monarchie. Il est naturellement proche de la Pléiade et lui-même s’installe au Mans où il a diverses responsabilités dans l’administration et la justice. En 1586, il est à Paris où en 1587 il est nommé membre du Grand Conseil du Royaume.
Naturellement, en tant qu’activiste culturel de la faction royale, ses tragédies s’inspirent alors de Rome et de la Grèce : on a Porcie en 1568 qui a comme thème le suicide de la veuve de Brutus, Cornélie en 1574 qui traite de la tristesse à la mort de Pompée, Marc Antoine en 1578 au sujet de la mort d’Antoine et Cléopâtre, ainsi que Hippolyte en 1573, La Troade en 1579, Antigone en 1580.
Il y a aussi une pièce d’inspiration biblique, Les Juives, au sujet de la cruauté de Nabuchodonosor. Dans tous les cas, la mort est omniprésente et inévitable, les figures d’État sont marquantes et Robert Garnier a clairement en tête les guerres de religion.
Dans la dédicace de la Troade à l’archevêque de Bourges, il explique que l’œuvre que « les exemples anciens nous devront dorénavant servir de consolation en nos particuliers et domestiques encombres ». Dans la dédicace de Marc Antoine à Monseigneur de Pibrac, il explique, regrettant l’époque de François Ier :
« Mais surtout, à qui mieux qu’à vous se doivent adresser les représentations tragiques des guerres civiles de Rome, qui avez en telle horreur nos dissensions domestiques et les malheureux troubles de ce Royaume, aujourd’hui dépouillé de son ancienne splendeur et de la révérable majesté de nos rois, profanée par tumultueuses rébellions ? »
Dans la dédicace de Cornélie à Monsieur de Rambouillet, Robert Garnier explique que :
« Quand la noblesse française, embrassant la vertu, comme vous faites Monseigneur, fera compte des choses vertueuses, il se trouvera toujours de gentils esprits parmi notre France (laquelle en est mère très fertile) qui l’honoreront de plusieurs beaux écrits dignes de l’antiquité.
Mais l’ignorante barbarie, qui par l’assiduité des guerres s’est de tout temps emparée de l’esprit des seigneurs, leur a fait dédaigner les lettres, et par ce mépris empêché l’heureuse naissance d’une infinité de beaux fruits (…).
Que si mes vers reçoivent cet heur [ce bonheur], par la France, d’être avec quelque estime recueillis, je laisserai les cris et les horreurs de mes tragédies (poème à mon regret trop propre aux malheurs de notre siècle) pour sonner plus tranquillement les héroïques faits de votre maison. »
Toute l’œuvre de Robert Garnier consiste en une remise au goût du jour de la philosophie stoïcienne en s’appuyant sur les tragédies de Sénèque. Il reprend la philosophie de Sénèque, son style, son approche.
Et surtout, il reprend sa réflexion sur le destin – c’est là la clef pour comprendre comment la faction royale a pu forger son idéologie en dehors du protestantisme et du catholicisme.