Le souci de l’exigence du combat du bien contre le mal, c’est que chez Augustin, ce qui compte c’est la dimension mystique ; l’idéalisme amène l’anéantissement de la matière au profit du Un divin. À ce niveau, l’œuvre véritablement massive d’Augustin en termes de quantité est parsemée de réflexions sur l’unité divine, en laquelle il faut se fondre.
C’est l’expression du néo-platonisme dans le catholicisme, au moyen d’une rencontre du manichéisme opposant le bien et le mal avec le principe de l’incarnation d’un Dieu absolu.
Augustin ne parle pas ici de manière différente d’un néo-platonicien, notamment Plotin ou encore Porphyre ; dans Les confessions, une œuvre célèbre, il dit ainsi:
« Je veux rappeler à mon cœur les hideurs de son passé et les charnelles corruptions de mon âme; non pas que je les aime, mais afin que je t’aime, toi, mon Dieu.
C’est par amour de ton amour que je le fais ; je repasse mes voies d’iniquité dans l’amertume de mon ressouvenir afin que tu me deviennes doux, ô douceur qui ne trompe pas, ô douceur de bonheur et de sécurité, toi qui me rassembles de la dispersion, où sans fruit je me suis éparpillé, quand je me suis détourné de toi, l’Unique, pour me perdre dans le multiple. »
En disant qu’il s’est, jusqu’à présent, ce qu’il confesse, détourné de l’Unique pour se perdre dans le multiple, Augustin assume totalement et sans équivoque le discours néo-platonicien, qu’il saupoudre littéralement de références bibliques, tout en insistant particulièrement sur le principe des nombres, qui sont à la base même de la philosophie de Pythagore formant le socle du platonisme.
Le monde est multiple, composé de nombre, seul le Un divin est parfait, autonome, auto-suffisant, infini, éternel, etc.
Par conséquent, on retrouve le principe de l’unité partout, même au sein de la volupté charnelle, comme le prétend ici Augustin dans De la vraie religion, prétexte au thème pythagoro-platonicien de l’harmonie des nombres dans l’espace-temps au moyen de l’ordre et des proportions :
« Par conséquent, avançons pendant que le jour est pour nous, c’est-à-dire pendant qu’il nous est donné de faire usage de la raison pour nous tourner vers Dieu; pour mériter d’être éclairés par son Verbe, la véritable lumière, et n’être pas enveloppés dans les ténèbres. Le jour, c’est l’éclat de cette lumière « qui éclaire tout homme venant en ce monde. » — « Tout homme, » est-il écrit; car il peut user de sa raison, et chercher pour se relever un point d’appui où il est tombé.
Si donc on aime les voluptés charnelles, qu’on les considère avec attention; et si l’on y découvre les vestiges de quelques nombres, qu’on cherche où sont les nombres dégagés de la matière; car là se trouve davantage l’unité.
Sont-ils ainsi dans le mouvement vital, principe de la reproduction? il faut les y admirer plutôt que dans le corps lui-même.
Car si les nombres étaient matériels dans la semence comme la semence elle-même, de la moitié d’une graine de figue naîtrait une moitié d’arbre, et pour la génération des animaux, si la matière séminale n’était pas non plus tout entière, elle ne pourrait produire l’être tout entier, et un seul germe si petit ne pourrait avoir une force illimitée de reproduction.
Mais un seul germe est si fécond qu’il suffit pour propager indéfiniment pendant des siècles et selon sa nature les moissons par les moissons, les forêts par des forêts, les troupeaux par les troupeaux, les peuples par les peuples; et pendant une si longue succession , il n’est pas une feuille, pas un cheveu qui ne trouve sa raison d’être dans cette première et unique semence.
Voyons ensuite quels harmonieux et suaves accords retentissent dans les airs au chant du rossignol. Jamais le souffle de ce petit oiseau ne les reproduirait au gré de ses caprices, s’il ne les trouvait comme imprimés immatériellement dans le mouvement même de la vie.
Nous pouvons observer le même phénomène dans tous les autres animaux privés de raison, mais doués de sensibilité.
Il n’en est aucun qui dans le son de la voix, ou dans tout autre mouvement de ses organes, ne produise un nombre et une mesure propres à son espèce. La science ne les lui a point communiqués, il les trouve dans sa nature, dont les limites ont été fixées par la loi immuable de toutes les harmonies.
Revenons à nous-mêmes et mettons de côté ce qui nous est commun avec les arbustes et les animaux.
Toujours l’hirondelle bâtit son nid de la même manière; ainsi en est-il de chaque espèce d’oiseaux. Mais pour nous, comment se fait-il que nous puissions apprécier ces formes qu’ils recherchent, le degré de perfection qu’ils y atteignent, et que comme les maîtres de toutes ces configurations nous sachions en mime temps varier à l’infini la forme de nos édifices et des autres œuvres matérielles?
D’où nous vient de comprendre que ces masses visibles de la matière sont proportionnellement grandes ou petites; pourquoi un corps si tenu qu’il soit peut être partagé en deux , et par conséquent divisé à l’infini ; qu’en conséquence, d’un grain de millet à une de ses parties la différence peut être la même que du monde entier à notre corps et qu’il est pour cette faible partie aussi grand que le monde est pour nous;
que ce monde lui-même tire sa beauté de la beauté de ses formes et non de son volume; qu’il paraît grand non à cause de sa longue étendue, mais à cause de notre petitesse, c’est-à-dire de celle de tous les animaux dont il est peuplé; et que comme ceux-ci peuvent se diviser à l’infini, ils sont petits non en eux-mêmes, mais comparés à d’autres, surtout à l’ensemble de tout cet univers?
Nous ne pouvons apprécier d’une autre manière le temps qui s’écoule : car toute quantité peut être, dans le temps comme dans l’espace, réduite à sa moitié. Si courte qu’elle soit, elle commente, se continue et finit; elle est donc nécessairement à sa moitié, lorsqu’on la partage au point où elle commence à incliner vers sa fin.
D’après cela une syllabe est brève, si on la compare à une plus longue; une heure d’hiver est de courte durée, comparée à une heure d’été [Le jour était alors divisé en 12 heures égales, plus longues par conséquent en été qu’en hiver].
Ainsi trouvons-nous courte une heure comparée au jour entier, le jour comparé au mois, le mois à l’année, l’année au lustre, le lustre à un espace plus long, le plus long, espace à toute la durée du temps; et ce n’est ni la durée, ni l’étendue, mais un ordre plein de sagesse qui donne la beauté à cette succession si pleine d’harmonie et si bien graduée dans le temps et dans l’espace.
Mais la mesure même de l’ordre vit dans l’éternelle vérité sans s’étendre comme les corps, sans passer avec les années; sa puissance l’élève au-dessus de tout lieu, son immuable éternité au-dessus de tous les temps.
Sans lui cependant la longueur de l’étendue ne peut être ramenée à l’unité, ni la succession des temps se compter sans erreur, le corps même ne peut être corps, ni le mouvement être mouvement.
Il est cette unité première qui n’a ni matière ni mouvement, soit dans le fini, soit dans l’infini. Car il ne change, ni selon les lieux, ni selon les temps ; cette unité souveraine étant le Père même de la vérité, le Père de la divine Sagesse, qui est appelée sa ressemblance, parce qu’elle l’égale en tout; et son image parfaite, parce qu’elle procède de lui.
Et comme elle procède de lui tandis que les autres êtres ne sont que par lui, on a raison de la nommer encore son Fils. Elle est la forme première et universelle, réalisant dans toute sa perfection l’unité de celui de qui elle tient l’être; en sorte que toutes les autres existences doivent se conformer à ce modèle parfait pour être semblables au principe de toute unité. »
Dans De la vraie religion, voici comment le rapport entre l’Un et le multiple est présenté, en soulignant le caractère inévitable de la quête de l’unité :
« Il ne faut pas douter non plus que cette nature immuable, supérieure à l’âme intelligente n’est autre que Dieu lui-même; et que la vie première et la première substance se trouve avec la première sagesse.
Cette sagesse est en effet l’immuable vérité que l’on nomme aussi avec raison la règle de tous les arts, et l’art de l’Architecte tout-puissant (…).
S’il nous est possible, ainsi qu’à toutes les âmes raisonnables, de juger selon la vérité les créatures qui nous sont inférieures, il n’y a pour nous juger nous-mêmes que l’éternelle Vérité, quand nous lui sommes unis.
Pour elle le Père lui-même ne la juge pas, car elle ne lui est point inférieure : mais c’est par elle qu’il porte tous ses jugements.
Car tous les êtres qui recherchent l’unité sont soumis à cette même règle, à cet idéal, à ce modèle, quel que soit le nom qu’on lui donne, parce que seule elle ressemble parfaitement à Celui de qui elle a reçu l’être, si toutefois il est possible d’employer cette expression : « Elle a reçu, » quand il s’agit de Celui que l’on nomme le Fils, parce qu’il n’est point par lui-même, mais par le premier et éternel principe appelé le Père ; « de qui toute paternité découle dans le ciel et sur la terre ». »
Cette volonté de fusion avec l’unité, Augustin l’assume à la manière de Plotin, par un ton plein d’émotion, cherchant à persuader.
Chez Pseudo-Denys l’Aréopagite, la démarche va dans le sens de la formulation d’un système ; chez Augustin, on est dans le mysticisme, dans un appel à fusionner coûte que coûte avec l’Un divin, en suivant les Écritures.