Aristote et l’existence comme accomplissement

Récapitulons ce à quoi est arrivé Aristote. Il dit : de nombreuses choses existent, je l’admets. Il est matérialiste, il les appréhende par les sens. Puis il dit : les choses ont différents aspects, et ces aspects existent tous. Le fait d’exister implique donc différentes manières de l’être.

Il prolonge sa réflexion et en arrive alors au point où il constate que dans ces manières d’être, il en est de plus importantes que d’autres. Et que même ces manières plus importantes – plus importantes car plus primordiales, comme un homme musicien est homme avant d’être musicien – doivent relever d’une manière générale d’être.

Le processus est le suivant : vue de la réalité => réalité composée de choses qu’on peut décrire => l’essentiel de ces choses est ce qui compte le plus => l’essentiel de ces choses existe en raison d’une cause => cette cause porte l’accomplissement de ce qui est causé => le fait d’aller de la cause au causé est porté par Dieu qu’on peut résumer par la formule cause=causé, modèle complet d’accomplissement.

Cette manière générale d’être, d’exister, c’est donc l’accomplissement. Cela reflète le mode de production esclavagiste, où ce qui est fait relève tant d’un aboutissement (la chose faite) que d’un ordre (il faut faire la chose), ordre impliquant que le processus de formation d’une chose était connue par avance.

Aristote résume cela ainsi dans le livre IX, Thêta (Θ) ;

« C’est que tout phénomène qui se produit tend, et se dirige, vers un principe et vers une fin. Le principe, c’est le pourquoi de la chose, et la production n’a lieu qu’en vue de la fin poursuivie. Or, cette fin, c’est l’acte ; et la puissance n’est compréhensible qu’en vue de l’acte.

C’est qu’en effet ce n’est pas pour avoir la vue que les animaux voient ; mais, au contraire, ils ont la vue afin de voir. De même, on ne possède la faculté de construire que pour construire effectivement ; on n’a la faculté de spéculer scientifiquement que pour se livrer à la spéculation ; mais on ne spécule pas la faculté de spéculer, à moins qu’on n’en soit encore à s’exercer.

Or, de ceux même qui s’exercent à la spéculation scientifique, on ne peut pas dire encore qu’ils spéculent, si ce n’est d’une certaine façon ; et ils n’ont pas même besoin de spéculer pour se livrer à leur étude.

Quant à la matière, elle est aussi en puissance, puisqu’elle peut arriver à la forme ; mais lorsqu’elle est en acte, c’est qu’elle est déjà douée de la forme qu’elle doit avoir. De même encore pour toutes les autres choses, même pour celles dont la fin propre est un mouvement (…).

Par conséquent, il est de toute évidence que c’est en réalisant les choses qui ne sont qu’en puissance, qu’on arrive à les comprendre ; et cela tient à ce que la pensée est un acte de réalisation. Donc, en résumé, la puissance vient de l’acte ; et c’est pour cela qu’on connaît les choses en les faisant. L’acte considéré numériquement est, d’ailleurs, postérieur à la puissance, sous le point de vue de la production. »

Aristote appelle entéléchie l’acte complet, parfait. Et à l’arrière-plan du monde, on a un acte parfait, pur en lui-même, sorte de gigantesque fin en soi. Dans le livre IX, Thêta (Θ), Aristote exprime cela ainsi :

« Comme l’Être est, d’une part, tantôt un objet individuel, tantôt une qualité ou une quantité, et que, d’autre part, l’Être peut exister aussi, ou en simple puissance, ou en réalité complète et actuelle, il nous faut analyser ce que c’est que la puissance et la parfaite réalité, ou Entéléchie. »

Puisque tout est être, tout est accomplissement d’un acte, par conséquent l’existence est elle-même, en son fond, une sorte de gigantesque accomplissement d’un acte éternel. Cet acte est réalisé par le moteur premier, par un Dieu qui vit à l’écart mais par sa nature complète et absolue, engendre un accomplissement complet et absolu dans l’existence.

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Aristote et la reproduction du monde

Il faut bien voir une chose très particulière : d’un côté, Aristote dit que la substance la plus authentique n’a pas de matière, de l’autre que l’accomplissement ne se déroule que dans la matière.

Dans le livre XII, Lambda (Λ), il dit de manière formelle que :

« Aussi, Platon ne se trompe-t-il pas quand il dit qu’il y a [pure hypothèse, qu’Aristote réfute] autant d’Idées qu’il y a de choses dans la nature, si, toutefois, il y a des Idées différentes pour des choses telles que le feu, la chair, la tête, etc.

Tout est matière dans le monde ; et la matière dernière est la matière de la substance par excellence. Mais si la production et la destruction ont lieu quelque part, c’est dans les choses de la nature. »

En effet, le moteur premier, sorte de super substance, ne connaît pas la destruction, ni réellement la production car il est en acte éternel, permanent, ininterrompu, etc.

Mais faut-il alors pencher plutôt du côté de la nature et voir en le moteur premier un principe absolu (tel Averroès, voire confondre l’univers et le moteur, comme le fit Spinoza), ou bien voir en la nature une existence somme toute secondaire par rapport au moteur premier (comme le fait, avec des influences idéalistes, Avicenne, ou dans une version totalement réactionnaire Thomas d’Aquin) ?

Aristote ne tranche pas, car pour lui il y a trois niveaux : la matière, le jeu des formes et de la substance, puis le moteur premier. Dans le livre VII, Zêta (Ζ), il explique ainsi :

« Ce qu’on vient de dire fait donc bien voir que ce qu’on appelle la forme, ou la substance, ne se produit pas, à proprement parler ; que tout ce qui se produit, c’est la rencontre des deux éléments qui en recevront leur appellation ; que, dans tout phénomène qui vient à se produire, il y a préalablement de la matière, et que le résultat total se compose, partie de matière, et partie, de forme. »

Cela implique en fait, conformément à la thèse de « l’ordre » préalable à tout acte (comme reflet du mode de production esclavagiste), qu’il n’y a jamais de transformation, simplement la rencontre d’éléments existant déjà. Dans l’univers d’Aristote, rien de nouveau ne peut se produire, car tout mouvement est circulaire, l’être humain se produisant de génération en génération, les formes nouvelles ne faisant que répéter des formes ayant existé déjà par le passé, etc.

La société se re-produisant, l’univers se re-produit pareillement.

Friedrich Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, a souligné les défauts d’une telle approche, soulignant l’opposition entre dialectique et métaphysique :

« Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes.

Il ne pense que par antithèses sans moyen terme: il dit oui, oui, non, non; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n’existe pas; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s’excluent absolument; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide.

Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le bon sens.

Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de vastes domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles: la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement; devant leur être, leur devenir et leur périr; devant leur repos, leur mouvement; les arbres l’empêchent de voir la forêt.

Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou non; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa mère est un meurtre; et il est tout aussi impossible de constater le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas un événement unique et instantané, mais un processus de très longue durée.

Pareillement, tout être organique est, à chaque instant, le même et non le même; à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d’autres, à chaque instant des cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment; au bout d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est totalement renouvelée, elle a été remplacée par d’autres atomes de matière de sorte que tout être organisé est constamment le même et cependant un autre.

A considérer les choses d’un peu près, nous trouvons encore que les deux pôles d’une contradiction, comme positif et négatif, sont tout aussi inséparables qu’opposés et qu’en dépit de toute leur valeur d’antithèse, ils se pénètrent mutuellement; pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l’universelle action réciproque, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite et vice versa.

Tous ces processus, toutes ces méthodes de pensée n’entrent pas dans le cadre de la pensée métaphysique. »

Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique

>Sommaire du dossier

Aristote et la substance de l’être

Aristote entend remonter le plus haut possible dans la nature de ce qui existe. Il dit : les choses existent avec une matière façonnée en une certaine forme, qui réalisent un acte, mieux : qui sont un acte. Tout découle d’une cause et est une conséquence.

Cependant, on a un souci ici, à savoir que ce mouvement présuppose un début et une fin, et ce de manière ininterrompue. Comment fonder le principe de l’existence sur quelque chose qui ne s’arrête jamais, et surtout ce qui est périssable ?

Aristote sort alors un concept nouveau pour parvenir à cadrer le tir de sa réflexion : la substance, terme traduisant en grec ancien ousia, et dont l’insuffisance dans la traduction a amené certains à inventer celui d’étance pour chercher à correspondre au sens d’alors. Ousia est de fait un nom verbal tiré du verbe être (einai).

On arrive alors au cœur de la « métaphysique ». La substance est le mode opératoire de ce qui s’affirme comme forme/matière.

Version latine du commentaire de La Métaphysique d’Aristote
par Averroès (1126-1198).

Pour prendre un exemple concret, voyons ce qui est dit dans le livre Zêta, le septième. Aristote part d’une idée simple : il y a des choses qui sont et il y a des choses qui sont parce que d’autres choses sont. Dans ce second cas, il veut dire qu’il y a des remarques quantitatives, qualitatives, sur les affections, sur les actions… qui concernent ce qui relève du premier cas.

Dans la phrase « un homme marche », ce qui compte c’est « un homme », le fait qu’il marche est secondaire. Il faut selon Aristote se tourner vers le principal et aller le plus loin possible dans cette démarche, et alors on saura ce qu’est « l’être ».

Ce qui est principal, il l’appelle « substance », ce qui est secondaire est appelé « attribut ». La définition très connue de la substance par Aristote, qu’on trouve dans le live V, Delta (Δ), est tournée de manière complexe, mais résume cette opposition entre « quelque chose » d’un côté, et ce qui n’est pas vraiment de l’autre :

« On appelle substance, dans chaque chose, ce qui la fait ce qu’elle est, et ce dont l’explication constitue la définition essentielle de cette chose. »

La question de la substance devient alors centrale, puisque tout dépend d’elle. Aristote n’hésite pas à affirmer que :

« En vérité, l’objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, le problème toujours en suspens : qu’est-ce que l’Être ? revient à demander : qu’est-ce que la Substance ? »

Il faut donc, au-delà de regarder le rapport forme/matière, au-delà de saisir la dynamique de l’acte possible, en cours ou réalisé, s’intéresser au phénomène en lui-même, pour voir jusqu’où on peut remonter dans l’affirmation d’un aspect indépendant.

Si l’on dit : un musicien monte les marches de l’escalier, on a un homme qui sait faire de la musique qui est en mouvement, et on a surtout un homme.

Dans le livre XII. Lambda (Λ), Aristote affirme ainsi que :

« La substance est l’objet de nos études, puisque ce sont les principes et les causes des substances que nous recherchons.

Si, en effet, l’on considère une chose quelconque formant un tout, la première partie dans ce tout est la substance ; et si l’on considère l’ordre de succession, c’est la substance encore qui est la première, quand on se place à cet autre point de vue.

La qualité et la quantité ne viennent qu’après elle ; et même, à parler d’une manière absolue, la qualité et la quantité ne sont pas même des êtres ; ce ne sont que des qualifications et des mouvements, qui n’ont pas plus de réalité que n’en peuvent avoir le Non-blanc ou le Non-droit.

Nous disons néanmoins de la qualité et de la quantité qu’elles sont, comme nous le disons aussi du Non-blanc. »

Et il y a toujours une substance au cœur de tout phénomène ; pour qu’une chose soit dite au sujet de quelque chose, il faut en effet cette chose. Si la substance du blanc existe, elle est elle-même en fait surtout existante dans son rapport à quelque chose qui est blanc.

Dans Thêta, le neuvième livre, Aristote résume cela en disant que :

« Nous avons antérieurement traité de l’Être compris au sens primordial de ce mot, c’est-à-dire de la substance, à laquelle se rapportent toutes les autres catégories de l’Être. C’est, en effet, par leur rapport à la substance que toutes les autres espèces d’êtres, quantité, qualité et tous les modes dénommés de la même manière, sont appelés aussi du nom d’Êtres. Tous ils impliquent la notion de la substance, ainsi que nous l’avons établi dans nos premières études. »

Seulement, si la substance est périssable comme tout phénomène, alors on est coincé. Évidemment, les êtres humains donnent des êtres humains et par les générations, et la substance se maintient dans sa définition universelle. Cependant, si l’on veut justifier le mouvement ininterrompu, on ne peut pas se cantonner à cela, car on aurait une existence hachée en petits morceaux.

Le matérialisme dialectique attribue quant lui le mouvement à la matière elle-même, et pose la contradiction du fini et de l’infini, ce problème est donc résolu pou lui. Aristote ne parvenait pas à ce degré de compréhension et il lui fallait une force qui puisse mettre en branle ce qui existe, qui justifie l’existence même.

Et il voulait que cette force qui mette en branle ne soit pas extérieur pour autant à ce qui existe.

Il lui faut donc déjà, d’un côté, mettre de côté ce qui vit et périt, pour préserver l’affirmation ininterrompue du mouvement (sans quoi il n’y a pas d’existence) ; il dit dans le douzième livre, Lambda (Λ) :

« Comme, parmi les choses, les unes peuvent avoir une existence séparée, et que les autres ne le peuvent pas, ce sont les premières qui sont les substances ; et ce qui fait que les substances sont les causes de tout le reste, c’est que, sans les substances, les modes des choses et leurs mouvements ne sauraient exister (…).

Si toutes les substances étaient périssables, tout absolument serait périssable comme elles. Mais il est impossible que le mouvement naisse, ou qu’il périsse, puisqu’il est éternel. »

Il y a donc, au-delà des substances, la substance « pure », qui est comme les autres au sens où elle témoigne d’un processus, d’un acte, avec une conséquence se réalisant ; cette substance pure est par contre éternelle, car elle est ce qui porte la notion de mouvement en général.

C’est le « moteur premier », l’acte pur, s’accomplissant éternellement de manière parfaite, posant le principe de l’existence comme accomplissement. C’est « Dieu ».

Dans Epsilon (Ε), le sixième livre, Aristote formule de la manière suivante sa grande thèse générale :

« La Science première a pour objet l’indépendant et l’immobile (…).

S’il n’y avait pas, outre les substances qui ont une matière, quelque substance d’une autre nature, la Physique serait alors la science première.

Mais s’il y a une substance immobile, c’est cette substance qui est antérieure aux autres, et la science première est la philosophie.

Cette science, a titre de science première, est aussi la science universelle, et c’est à elle qu’il appartiendra d’étudier l’être en tant qu’être, l’essence, et les propriétés de l’être en tant qu’être. »

La substance immobile, c’est le moteur premier, qui meut mais n’est lui-même pas mu, qui s’accomplit lui-même et porte le principe universel du mouvement comme accomplissement. S’intéresser à cette substance mobile, c’est comprendre comment les choses peuvent exister.

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Aristote et l’accomplissement naturel des choses

Les choses changent, se modifient ; parfois elles n’existaient pas auparavant. Il faut qu’Aristote explique cela et il ne suffit pas de dire qu’un moteur premier, sorte de Dieu – mouvement, permet tout cela. Il ajoute donc deux concepts à celui de matière et de forme. Le premier, c’est celui d’acte, le second c’est celui de puissance.

La puissance est secondaire comme concept, parce qu’elle signifie qu’un acte est potentiellement réalisable. Mais qu’est-ce qu’un acte ? C’est la réalisation concrète justement de ce qui était en puissance. On tourne en rond et c’est inévitable, car c’est le moyen qu’a trouvé Aristote pour justifier la rationalité de la réalité.

Pour lui, chaque chose s’accomplit et c’est là le sens de son existence ; reflétant la conception passive du scientifique propre à un mode de production esclavagiste, il admire cela et y voit le sens de la vie, et il se dit que si cela s’accomplit, c’est que cela a été fait pour s’accomplir.

On a, au-delà de la vision non dialectique, une véritable affirmation de la beauté de l’existence naturelle, matérielle ; c’est un regard authentiquement apaisé, serein, qui se pose sur le monde reconnu dans toute sa dignité.

Ne connaissant pas le mouvement intérieur, il a donc par contre eu besoin de rationaliser le mouvement depuis l’extérieur. Si une chose est faite, c’est dans un but ; la réalisation de ce but avec succès est l’accomplissement de la chose en tant qu’acte. Le concept appelé « en acte » devient nécessairement central dans son dispositif intellectuel.

Si l’on prend par exemple une maison, c’est une certaine matière (les briques, le bois, les pierres, etc.) ; cette matière est disposée d’une certaine manière, c’est la forme. Et en tant qu’acte, une maison est un abri.

Dans le huitième livre, Êta (Η), Aristote souligne qu’il faut faire attention à une telle distinction, pas forcément aisée à cerner :

« Il faut prendre garde que, dans quelques cas, on ne voit pas bien si le nom de la chose exprime la substance composée de la forme et de la matière, ou s’il exprime l’acte et la forme. Par exemple, on ne voit pas si le mot Maison signifie, en commun et tout ensemble, un abri formé de briques, de bois et de pierres, arrangés dans telle disposition ; ou si ce mot signifie seulement l’acte et la forme, c’est-à-dire que la maison est un abri. »

Aristote appelle « entéléchie », un mot qu’il a inventé à partir du mot « parfait » en grec, cet accomplissement complet, absolu, d’un acte. L’entéléchie est en fait ni plus ni moins qu’un acte correspondant parfaitement à la nature de la chose en acte. Cette réalisation fait d’elle ce qu’elle devait être. C’est une lecture que l’on peut qualifier de vitaliste.

D’où la formule qu’on trouve dans le livre VIII, Êta (Η) :

« Il n’y a donc pas d’autre cause de l’unité que la cause motrice, qui fait passer l’être de la puissance à l’acte. »

La conception d’Aristote, c’est que l’être de chaque chose, c’est son accomplissement.

Cependant, ce vitalisme a beau être restrictif dans ses modalités d’expression de la complexité réelle de la matière (que seul le matérialisme dialectique saura montrer), il relève d’une lecture de la réalité assumant celle-ci sans chercher autre chose au-delà d’elle. Aristote célèbre le monde tel qu’il est, pour ce qu’il est ; rien que pour cela, il est un titan de l’Histoire humaine.

Dans le douzième livre, Lambda (Λ), Aristote est en mesure de constater, avec pour la première fois une vision matérialiste synthétique, complète, une affirmation du monde matériel :

« Tout dans l’univers est soumis à un ordre certain, bien que cet ordre ne soit pas semblable pour tous les êtres, poissons, volatiles, plantes.

Les choses n’y sont pas arrangées de telle façon que l’une n’ait aucun rapport avec l’autre. Loin de là, elles sont toutes en relations entre elles ; et toutes, elles concourent, avec une parfaite régularité, à un résultat unique.

C’est qu’il en est de l’univers ainsi que d’une maison bien conduite. Les personnes libres n’y ont pas du tout la permission de faire les choses comme bon leur semblé ; toutes les choses qui les regardent, ou le plus grand nombre du moins, y sont coordonnées suivant une règle précise, tandis que, pour les esclaves et, les animaux, qui ne coopèrent que faiblement à la fin commune, on les laisse agir le plus souvent selon l’occasion et le besoin.

Pour chacun des êtres, le principe de leur action constitue leur nature propre ; je veux dire que tous les êtres tendent nécessairement à se distinguer par leurs fonctions diverses ; et, en général, toutes les choses qui contribuent, chacune pour leur part, à un ensemble quelconque, sont soumises à cette même loi. »

Il va de soi que cette vision cosmologique d’un monde organisé était corrompue par l’esclavagisme. Cependant, il faut bien distinguer les deux aspects ; sans cela, on ne comprend pas justement la vision totale concernant l’univers des successeurs arabo-persans d’Aristote, de Spinoza, de Hegel, du matérialisme dialectique.

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Aristote,la matière et la forme des choses

Aristote ne connaît pas la transformation d’une chose par elle-même, donc il est obligé d’attribuer l’origine des changements à une cause extérieure. Et, justement, il est évident que pour qu’il y ait une chose, ou un changement possible d’une chose, il faut que cette dernière ait un répondant en elle-même, sans quoi il ne se passerait rien.

On ne peut pas avoir une table comme enfant ; on ne peut pas non plus envoyer un nuage par la poste. Si les choses se font, c’est qu’elles ont un essence permettant qu’elles soient faites.

Pour tenter d’y voir clair, Aristote est donc obligé de casser les choses en plusieurs parties, de les décomposer : en ce qu’elles sont quelque chose avec une certaine forme et d’une certaine matière, et en ce qu’elles ont des particularités les amenant à pouvoir connaître des changements sous l’effet d’une impulsion extérieure, etc.

En clair, en l’absence de dialectique de ce qui se passe à l’intérieur d’une chose, Aristote est obligé de se tourner vers l’extérieur et de lier l’intérieur à l’extérieur, sans quoi il ne se passerait rien, chaque chose restant infiniment elle-même, sans que jamais nulle part rien ne puisse se passer.

D’où les concepts de forme, d’essence, de matière, de sujet, de mouvement, etc., qui vont lui permettre de chercher à délimiter toutes les possibilités de combinaison pouvant exister dans les choses, les phénomènes.

Une version médiévale de La Métaphysique.

Pour donner un exemple concret, cela donne la chose suivante. On a un vase en métal. Il est d’une certaine matière, en l’occurrence le métal. C’est là une forme de cause, au sens où pour exister, le vase s’appuie sur le métal qui le compose. Sans ce métal, il n’y aurait pas de vase.

Tous les vases ne sont pas en métal, donc le rapport entre le vase et le métal n’est par contre pas généralisable.

Ce vase a également une forme. Celle-ci n’est pas qu’en trois dimensions, elle consiste également en sa réalité fonctionnelle, existentielle. Les choses n’existent pas par hasard, elles ont une forme adaptée à leur environnement, leur entourage, la réalité où elles se meuvent, leur rôle, leur fonction, etc. La forme est ainsi la manière d’être par rapport aux autres choses.

La vase a ainsi une forme de vase, sinon ce ne serait pas un vase, mais autre chose.

Comme on le voit, on prend avec Aristote une chose et on en décortique la nature, la fonction, l’origine, le rapport qu’on a avec elle, ses qualités, ses rapports à la quantité, etc. Aristote en dresse le catalogue le plus poussé possible, ce qui rend très souvent les choses à la limite de l’incompréhensible sous l’overdose d’aspects et de rapports.

Dans le cinquième livre, Delta, Aristote souligne toutefois l’importance de saisir la notion de cause de cette manière. Il ne s’agit pas de chercher le vase comme abstraction intellectuelle, ce qui reviendrait à la notion d’idée comme chez Platon. Chez ce dernier, le vase « pur », « parfait », existe dans le monde des idées ; le vase ici-bas n’en est qu’un pâle reflet.

Aristote ne veut pas d’un tel système en appelant à l’au-delà. Aussi se protège-t-il de cela en faisant intervenir le concept de « principe ». Le vase est un tel principe : il a une fonction bien particulière, commençant avec un acte bien précis.

Ce qu’il appelle cause, par contre, c’est la réalité directe à laquelle obéit le phénomène. C’est sa « raison d’être » au sens matériel, pas abstrait. Si l’on veut, le principe répond à la question : « Où cela commence-t-il ? », tandis que la cause répond à la question : « en vertu de quoi y a-t-il telle chose ? ».

Une représentation arabe d’Aristote,
autour du XIIIe siècle.

Aristote a fourni historiquement un travail énorme sur le plan logique pour établir les différents rapports existant entre les phénomènes. Ainsi, il dit qu’il y a quatre nuances dans les causes, qui forment des doubles oppositions pouvant s’unir.

Une cause peut être individuelle ou relever de l’ensemble du même genre d’individus. Par exemple, tel peintre peint tel tableau, mais au sens strict tous les peintres peignent des tableaux. La cause peut relever du hasard, ne se passer donc que rarement, ce qu’Aristote appelle « accident », mais des hasards peuvent également relever d’un certain genre (comme le fait de glisser en raison du verglas).

A cela s’ajoute donc leur opposition, car on peut dire Gérard sculpte une statue comme on peut dire le sculpteur sculpte une statue, ainsi en même temps que Gérard le sculpteur sculpte une statue. Une autre nuance précisée par Aristote est que l’action peut être simplement potentielle, « en puissance » (Gérard est en mesure de sculpter), ou bien se réaliser, être « en acte » (Gérard en tant que sculpteur est en train de sculpter).

Tout ce système de causes a comme vecteur le mouvement et joue sur le rapport forme/matière. La matière est présente et elle prend une forme particulière. Mais cette forme existe aussi, sinon il faudrait à l’infini créer la forme et la matière. Il y a donc quelque chose avant la matière et la forme, quelque chose qui permet au jeu de causes et de conséquences de s’enchaîner. Cette chose, c’est le mouvement, et c’est ce mouvement le thème de « La métaphysique ».

Dans le douzième livre, Lambda (Λ), Aristote présente de la manière suivante la nécessité de cette force suprême soutenant littéralement l’existence :

« Tout changement change quelque chose, par quelque chose, et en quelque chose :

Par quelque chose, c’est le premier moteur ;

Quelque chose, c’est la matière ;

et En quelque chose, c’est la forme.

Le devenir se perdrait dans l’infini, si ce n’est pas seulement l’airain qui devient sphérique, et qu’il faille encore que la forme sphérique devienne aussi, et que l’airain lui-même ait à devenir. Il faut donc nécessairement un point d’arrêt. »

Si on veut en effet prendre de l’airain et en faire une boule, il faut :

– que l’airain existe au préalable ;

– que le concept de sphère existe au préalable également.

Toute la pensée d’Aristote est une considération comme quoi si une chose existe, c’est qu’elle a une nature en tant que telle comme production, et que cette production a été décidée.

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Aristote et le reflet du mode de production esclavagiste

C’est justement dans sa théorie de la connaissance que va puiser Aristote pour formuler la base de la métaphysique (au sens d’une synthèse théorique des règles de l’univers). Cela n’a pas été vu jusque-là, pour une raison très simple : on ne peut saisir le matérialisme d’Aristote qu’à la lumière de sa forme plus développée : le matérialisme dialectique.

La clef réside dans la différence de ce qui est valorisé de la part d’Aristote d’un côté, du matérialisme dialectique de l’autre. Ce dernier considère que le mouvement de la matière est infinie et éternelle, qu’il y a des sauts. Tout s’appuie sur la transformation interne.

Aristote ne connaît pas ce principe de la transformation. Il ne voit que les choses en mouvement, ou bien en train de changer. Pourquoi cela ?

Il ne voit que les choses en mouvement, parce qu’il appartient à une couche parasitaire profitant du travail des esclaves. Il est décidé, les esclaves se mettent en mouvement, meuvent des choses, jusqu’à ce que le travail soit fait.

Il ne voit que les choses en changement, parce qu’il est un scientifique profitant d’un statut social parasitaire, ce qui l’amène à être ainsi purement contemplatif.

On a ici la clef absolue pour comprendre la méthode philosophique d’Aristote. Il va de soi que seule la perspective matérialiste dialectique permet de voir cela aussi aisément ; cela témoigne de la faillite intellectuelle de centaines d’années de raisonnements religieux ou bourgeois.

Aristote ne connaît pas la transformation, il ne sait pas ce qu’est le travail. Il raisonne en termes théoriques, en profitant de sa mise à l’écart du travail. Par conséquent, son mode de représentation est passif et son identité de savant correspond à celui faisant du savoir contemplatif le sens même de sa démarche.

Le livre Alpha soulignait bien cette dimension passive de la connaissance ; c’est en saisissant par les sens la réalité et en la comprenant qu’on est véritablement conforme à son existence. A la lumière du matérialisme historique, on relie cela au mode de production d’alors – l’esclavagisme – et on peut reconstruire sa dynamique intellectuelle.

En fait, tout devient extrêmement facile si on inverse les choses présentées dans le livre Alpha ; il est frappant de voir comment tout cela a échappé aux commentateurs bourgeois.

Chez Aristote, une chose est connue quand elle est saisie entièrement, non pas par l’activité concrète, mais intellectuellement.

Mais si cette chose existe, c’est qu’elle a été poussée en ce sens.

Soit cela a été dans sa nature d’aller dans cette direction, soit elle est le produit d’une activité, d’une énergie en ce sens. Que ce soit un enfant ou une sculpture, il y a une intention derrière, une intention qui savait ce qui allait être mis en branle.

Il en va de même avec l’esclavagiste qui dit à l’esclave de mener telle activité à bien.

Aristote renverse donc en fait la perspective. De la même manière que l’on connaît lorsqu’on étudie la physique au bout de la chaîne, il y a la connaissance au début de la chaîne, à la source. De la même manière qu’on a un résultat parce qu’un esclave a fait quelque chose, ce qui l’a mis en mouvement, l’ordre qui lui a été donné, présuppose qu’à la base on savait ce qui allait se passer.

La connaissance d’une chose existe lorsque cette chose est réalisée mais également, selon Aristote, à la base même, avant que cette chose ne se produise, n’existe. C’est le reflet du mode de production esclavagiste dans sa conception.

La Métaphysique, une version d’entre 1311 et 1321,
à la bibliothèque du Vatican

Cela a l’air simple dit ainsi, mais des centaines et des centaines d’années de réflexion n’ont jusqu’à présent jamais permis une lecture aussi limpide, et c’est peu dire. Sans le matérialisme dialectique, tout est terriblement tortueux, tourmenté, insaisissable ; on reste empêtré dans des discours ultra-techniques et sa sans fin.

De quoi parle alors Aristote dans « La métaphysique » ? L’œuvre consiste en fait en toute une série de réflexions sur les modalités propres à la mise en mouvement depuis le début de la chaîne. De mouvement ou de changement ? Aristote ne parviendra pas à véritablement saisir les nuances de leurs différences, par incompréhension de ce qu’est une transformation.

Bloqué dans une perspective purement passive, il n’a été en mesure que de concevoir des choses recevant une impulsion extérieure. Que les choses apparaissent ou bien soient modifiés restait de toutes façons secondaires par rapport au principe du mouvement venant d’ailleurs.

La définition de cet « ailleurs » et de son rapport à la chose est le sujet de « La métaphysique ». Et comme le mouvement de l’extérieur donne le sens à l’existence d’une chose, alors on obtient la définition de la chose elle-même.

On va au-delà de la chose, pour savoir ce qu’elle est vraiment : c’est la méta-physique.

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Aristote et la philosophie première : les mathématiques n’accèdent pas à l’être

Il faut ici souligner le tournant que représente Aristote. Historiquement, Socrate a comme disciple Platon, Platon a comme disciple Aristote, et Aristote aura comme disciple Alexandre le grand. Mais Aristote est entré en rupture avec Platon, car il n’est pas d’accord pour trouver dans l’au-delà les explications à la réalité matérielle.

S’il a été pendant dix-neuf ans son disciple, ce n’est pas pour rien : il est d’accord avec Platon pour affirmer qu’il est possible de parler de la réalité matérielle, que cette réalité est disposée selon un certain ordre.

Cependant, Aristote n’est pas d’accord pour dire que cet ordre est de type mathématique ; il n’est pas d’accord non plus pour dire que ces chiffres mathématiques façonnent la matière brute selon des « images » idéales qui seraient dans l’au-delà. Il n’est d’ailleurs pas d’accord non plus avec l’idée d’un au-delà, dont il compte tout à fait se passer.

En ce sens, Aristote est un matérialiste. L’ouvrage appelé « La métaphysique » est aussi une compilation de textes réfutant l’idéalisme de Platon, rejetant le principe d’un monde logico-mathématique, explorant les concepts liés à l’explication de la réalité matérielle. Les remarques d’Aristote à ce sujet dans « La métaphysique » sont innombrables.

C’est là un aspect absolument essentiel, dont il faut comprendre tout la signification ; Lénine l’a parfaitement remarqué. Nous en avons en effet la chance de disposer de ses notes au sujet de « La métaphysique ». A un moment, il cite le livre 11 (Kappa), et plus précisément son chapitre 3, Aristote y disant :

« le mathématicien néglige également la chaleur, le froid, et les autres oppositions que nos sens perçoivent. Il ne conserve que la quantité… Il en fait tout autant avec l’être. »

Voici la citation dans son intégralité :

« C’est comme le mathématicien, qui ne considère, dans ses théories, que des abstractions, puisque c’est en retranchant toutes les conditions sensibles qu’il étudie les choses.

Ainsi, il ne tient compte, ni de la légèreté, ni de la dureté des corps, ni des qualités contraires à celles-là ; il néglige également la chaleur, le froid, et les autres oppositions que nos sens perçoivent.

Il ne conserve que la quantité et le continu, ici en une seule dimension, là en deux, ailleurs en trois, et les affections propres de ces entités, en tant qu’elles sont quantitatives et continues ; il ne regarde absolument rien d’autre. [Il en fait tout autant avec l’être.] »

Après avoir noté ce que dit Aristote, Lénine note en commentaire :

« C’est ici le point de vue du matérialisme dialectique, mais par hasard, pas ferme, pas développé, en plein vol. »

Un peu plus loin, Lénine écrit encore dans ses notes :

« Le livre 13, chapitre 3, résout cette difficulté [des mathématiques à établir un rapport à la réalité] de manière excellente, précise, claire, matérialiste (les mathématiques et les autres sciences abstraient un des aspects du corps, du phénomène, de la vie). Mais l’auteur ne s’en tient pas de manière conséquente à ce point de vue. »

On comprend ici que Lénine a tout à fait compris qu’Aristote est un précurseur de Hegel et de sa critique des mathématiques comme incapables de saisir la réalité autrement que comme processus terminé.

Lénine a bien vu qu’il existe un parcours allant d’Aristote à Hegel (Marx a entrevu que Spinoza précédait immédiatement Hegel, malheureusement les cinq classiques du matérialisme dialectique ne connaissaient pas Averroès et Avicenne, les deux principales figures intermédiaires par rapport à Aristote).

L’idéalisme pose une logique formelle, affirmant qu’il existe des briques statiques formant l’univers, ce qui exige un créateur à ces briques, un créateur qui a également fait des choix logico-mathématiques consistant en des lois.

Le matérialisme rejette cette perspective qui prend la matière au bout d’une transformation et ne comprend pas que la matière continue de se transformer ; les mathématiques ne peuvent saisir qu’un instant T à la fin du processus, elles ne peuvent pas saisir le processus, ni sa nature.

Aristote est ici celui qui, le premier, a compris cela et l’a affirmé ; il n’est toutefois pas parvenu à compenser par une lecture réellement matérialiste, par incompréhension (historique) de la dialectique.

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Aristote et la philosophie première : un naturalisme moniste

Pour Aristote, la connaissance générale ayant atteint le point le plus haut est la « philosophie première », c’est-à-dire le mode de connaissance de la base de la réalité permettant à ce qui existe d’exister. Aristote reste donc matérialiste ; non seulement il part du sensible pour arriver à la connaissance, mais cette connaissance peut atteindre la complétude, elle est capable de saisir l’ensemble de la réalité.

Aristote aurait pu capituler en route, faire des connaissances des moments épars d’une réalité aux multiples aspects. Il maintient cependant le cadre général et il le fait sans s’appuyer, comme le fait Platon, sur des idées qui existeraient au-delà de la réalité.

Aristote a ainsi une approche matérialiste, naturaliste ; il considère qu’il existe un ordre naturel. Disposer de la connaissance de ce pourquoi et comment les choses existent est non seulement possible, mais également souhaitable, parce qu’ainsi on se confond avec l’ordre cosmique. C’est là un aspect matérialiste moniste de la plus haute valeur.

Le stoïcisme surgira comme généralisation de cette thèse de fusion entre sa propre activité et ce qui est nécessaire.

Or, on existe naturellement en saisissant les choses naturelles de manière naturelle. C’est là où on découvre le sens de « La métaphysique ».

Car Aristote ne dit toutefois pas qu’il faut en rester au niveau immédiat de la perception, car là on en reste à ce qui est naturel, et c’est en réalité avec la nature elle-même qu’il faut se confondre.

Chez Aristote, l’être humain est réellement lui-même lorsqu’il contemple la nature et qu’il la reflète par le savoir.

Chez Aristote, l’être humain est naturel, mais par la connaissance il a accès à la notion de nature en tant que tel. C’est là un aspect essentiel, car c’est cette liaison entre nature et connaissance humaine, entre réalité matérielle naturelle en tant que principe et connaissance en tant que maîtrise des principes, qui va permettre l’affirmation selon laquelle l’être humain ne pense pas, que penser ce n’est que refléter l’ordre naturel universel en raisonnant de manière adéquate.

Si l’on rate cette dimension matérialiste de son approche, on n’accède pas à la thèse d’Aristote, puis de la falsafa arabo-persane, sur l’intellect agent et la pensée comme reflet.

Première page de La Métaphysique, d’une édition de 1837

Malheureusement, les cinq classiques du marxisme ne connaissaient pas cet aspect, reconnaissant Aristote comme un matérialiste qui s’est enlisé (mais donc pas qui s’est enlisé jusqu’au bout, jusqu’à la question du rapport entre la pensée et le réel).

Il faut bien saisir que si Aristote a produit un matérialisme faible en de nombreux points, il a formulé l’exigence du rapport à la totalité, où celle-ci écrit sur les esprits humains comme sur une tablette d’argile.

Tout se fonde sur sa conception matérialiste – naturaliste, qui préfigure le matérialisme – panthéiste de Spinoza.

Ainsi, chez Aristote, chaque chose se définit par rapport à sa propre définition naturelle ; c’est le principe du bien absolu existant lorsque la nature est elle-même. Être dans le vrai, c’est être dans le bien, c’est savoir comment une chose est juste, adéquate, conforme.

Il faut reconnaître l’existence de la réalité, mais également en saisir son essence, c’est-à-dire son ordre interne, son mode de fonctionnement, sa nature. On comprend alors la nature en général.

Aristote explique ainsi que :

« Savoir uniquement pour savoir, appartient surtout à la science de ce qu’il y a de plus scientifique.

En effet, celui qui veut apprendre dans le seul but d’apprendre, choisira sur toute autre la science par excellence, c’est-à-dire la science de ce qu’il y a de plus scientifique ; et ce qu’il y a de plus scientifique, ce sont les principes et les causes ; car c’est à l’aide des principes et par eux que nous connaissons les autres choses, et non pas les principes par les sujets particuliers.

Enfin, la science souveraine, faite pour dominer toutes les autres, est celle qui connaît pourquoi il faut faire chaque chose ; or, ce pourquoi est le bien dans chaque chose, et, en général, c’est le bien absolu dans toute la nature. »

« La métaphysique » n’appelle pas simplement à connaître les choses et leur fonctionnement, mais également à saisir leur nature et le caractère naturel de celle-ci.

C’est une anticipation du principe des lois naturelles auxquelles obéissent les phénomènes et en ce sens, Aristote est le premier à poser les bases de la science.

Il faut également saisir un aspect très important, lié au contexte historique. A maintes reprises dans le premier livre, Aristote souligne que la philosophie est née chez ceux qui n’avaient pas besoin de travailler pour vivre, qui profitaient déjà de toutes sortes de commodité. C’est parce qu’ils disposaient de temps libre que certaines personnes ont pu se tourner vers des activités scientifiques, philosophiques.

Par conséquent, en déduit Aristote, les interrogations de haute valeur sur le plan de la pensée sont toujours gratuites ; elles ne visent pas à améliorer la réalité matérielle, puisque le confort matériel est la base sur laquelle peut exister justement une pensée développée, dénuée du souci de la bataille pour la vie quotidienne.

C’est un constat qu’on peut faire effectivement à l’époque et Aristote a raison de mentionner que les activités intellectuelles des prêtres égyptiens reposaient sur leur statut social les plaçant à part, à l’abri du besoin.

Cependant, Aristote ne voit pas l’autre aspect de la question, à savoir que la dimension purement contemplative du rapport à la science est également le reflet de la position parasitaire des couches supérieures du mode de production esclavagiste. Tel est le point de vue du matérialisme historique.

C’est une dimension très importante, expliquant pourquoi Aristote n’est pas parvenu à la dialectique et, de fait, dans l’état alors des choses, ne pouvait pas y parvenir. Il faudra la classe ouvrière pour que l’on puisse atteindre une compréhension matérialiste de la dialectique, de la transformation.

Aristote est obligé, dans son époque, puisqu’il ne voit pas comment les choses se transforment d’elles-mêmes, de par leur contradiction interne, de s’appuyer sur le principe des causes et des conséquences.

Le texte sur Physique écrit par Aristote est l’ouvrage qui fait de cette question des causes et des conséquences, de la compréhension de la nature de ces causes et conséquences, l’alpha et l’oméga de la connaissance de la réalité ; « La métaphysique » consiste en le regard sur la nature de ce qui permet ce jeu de causes et conséquences, c’est la philosophie première.

Si l’on parvient à saisir le pourquoi des choses qui existent, et si l’on remonte le plus haut possible dans le jeu des causes et des conséquences, en en saisissant la nature, alors on saisit ce qu’est l’univers.

Dans le livre XI, Kappa (Κ), Aristote synthétise cela de la manière suivante :

« L’on peut affirmer que les études de la Physique ne s’appliquent pas aux choses en tant qu’elles existent, mais bien plutôt en tant qu’elles sont soumises au mouvement. »

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Aristote, le matérialisme et la théorie de la connaissance

Aristote reconnaît l’existence de la réalité matérielle ; il ne la remet pas du tout en cause. Averroès va reprocher à Avicenne d’avoir sous-estimé cet aspect essentiel d’Aristote et d’avoir trop cherché à faire de la métaphysique une sorte de domaine intermédiaire entre le monde matériel tel qu’on peut le percevoir et le Dieu-démarreur.

En réalité, la métaphysique n’est pas chez Aristote au-delà de la physique, mais est son véritable noyau dur. C’est l’explication de son mode de fonctionnement interne… A ceci près qu’Aristote ne connaissait pas le principe de la contradiction interne et ne voyait pas que le mouvement est une propriété de la matière.

En ce sens, le premier livre, Alpha, est un manifeste matérialiste, même si non dialectique ; ses premières lignes sont à ce titre très connues dans l’histoire de la philosophie. Elles attribuent au sens l’origine de la connaissance, mais également l’origine de la volonté de connaître. Ce faisant, Aristote expose de manière déformée la théorie matérialiste dialectique du reflet.

Le matérialisme dialectique affirme que l’être humain est de la matière, que la sensibilité de cette matière particulière reflète le mouvement général de la matière, mouvement qui est lui-même reflet sensible de la matière elle-même par ailleurs, le processus général connaissant des sauts qualitatifs dans un univers en quelque sorte en forme d’oignon. Il n’y a que de la matière dont les couches se répondent les unes aux autres, par le reflet en elles du reste.

Aristote, en très grand matérialiste cependant prisonnier de son époque, ne parvient pas bien sûr à une telle compréhension mais pourtant y tend de manière substantielle. Les premières lignes de « La métaphysique » sont d’une grande envergure :

« Tous les hommes ont un désir naturel de savoir, comme le témoigne l’ardeur avec laquelle on recherche les connaissances qui s’acquièrent par les sens.

On les recherche, en effet, pour elles-mêmes et indépendamment de leur utilité, surtout celles que nous devons à la vue ; car ce n’est pas seulement dans un but pratique, c’est sans vouloir en faire aucun usage, que nous préférons en quelque manière cette sensation à toutes les autres ; cela vient de ce qu’elle nous fait connaître plus d’objets, et nous découvre plus de différences. »

Aristote est ici un vrai matérialiste, qui place les sens au centre de l’activité de l’être humain en tant que forme vivante. On existe par les sens et ce sont ces sens qui déterminent l’existence.

Mais ce qui semblait relativement secondaire auparavant prend, à la lumière du matérialisme dialectique, une importance capitale. Aristote fait en effet de la vue le sens le plus important. Pour lui, voir c’est vivre pleinement et par conséquent, nous recherchons beaucoup de choses à voir.

Or, c’est là ni plus ni moins que l’affirmation du reflet comme mode d’existence. Plus on peut, non seulement ressentir, mais cerner des choses, les saisir par la vue, plus on existe. Ce qui se reflète dans le regard permet de davantage exister.

Aristote s’évertue alors à saisir la différence entre les êtres humains et les animaux, car ceux-ci ressentent aussi. Il la voit dans la capacité à généraliser ce qu’il a vu. Une véritable expérience, chez Aristote, n’est pas un simple vécu, mais un vécu vu de nombreuses fois, appréhendé de nombreuse fois par la mémoire. Il dit ainsi :

« C’est la mémoire qui dans l’homme produit l’expérience ; car plusieurs ressouvenirs d’une même chose constituent une expérience ; aussi l’expérience paraît-elle presque semblable à la science et à l’art. »

Cette manière de combiner la théorie et la pratique par l’intermédiaire de l’expérience vécue, appréhendée, est tout à fait matérialiste. Naturellement, Aristote ne vivait pas dans une société où la classe ouvrière existait, il ne pouvait pas saisir le principe de l’activité transformatrice.

Toutefois, il a bien compris que la généralisation de l’expérience aboutissait à un saut qualitatif dans l’esprit. Cette conception de l’accumulation des souvenirs est tout à fait juste pour s’orienter.

Cela est d’autant plus vrai qu’au-delà de l’expérience comme renouvellement d’une connaissance sensible, il y a l’art (au sens de la manière, de la technique) d’appréhender les fondements, c’est-à-dire la connaissance des fondements de ce qui fait l’expérience. C’est là un niveau de connaissance supérieur, une compréhension théorique.

Il y a ainsi la connaissance sensible immédiate, l’expérience comme accumulation d’une même connaissance sensible, l’art d’appréhender les fondements comme connaissance du phénomène auquel est lié cette connaissance sensible.

Aristote formule donc différents niveaux de saisie dans le rapport à la matière ; il résume cela par l’image suivante :

« Aussi on regarde en toute circonstance les architectes comme supérieurs en considération, en savoir et en sagesse aux simples manœuvres, parce qu’ils savent la raison de ce qui se fait, tandis qu’il en est de ces derniers comme de ces espèces inanimées qui agissent sans savoir ce quelles font, par exemple, le feu qui brûle sans savoir qu’il brûle (…).

Sous le rapport de la sagesse, l’expérience est supérieure à la sensation, l’art à l’expérience, l’architecte au manœuvre et la théorie à la pratique. Il est clair d’après cela que la sagesse par excellence, la philosophie est la science de certains principes et de certaines causes. »

Aristote attribue donc une valeur supérieure à la connaissance, car elle a une portée universelle que n’a pas la sensibilité immédiate. La sensibilité ne peut saisir que le particulier, alors que la connaissance a une dimension universelle. Évidemment, Aristote ne voit pas le rapport dialectique et ne sait pas que la pratique, dans sa dimension transformatrice, porte également en elle l’universel.

Cependant, Aristote pose déjà le principe de la connaissance atteignant l’universel, par l’intermédiaire de la sensibilité accumulée. C’est là une thèse matérialiste. Ne connaissant pas le principe de la transformation, il fut obligé de faire de l’art, de la science, un fétiche ; c’était là pencher vers une connaissance générale contemplative… Mais c’était déjà l’affirmation d’une connaissance générale, c’est-à-dire de la science.

Et, aspect important à ne pas perdre de vue, Aristote ne fait pas de la connaissance quelque chose se baladant au-dessus de la matière, comme Platon, Descartes, etc. ; la connaissance reste ancrée dans la matière. C’est cela qui est expliqué dans « La métaphysique ».

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Aristote et le thème de «La métaphysique»

« La métaphysique » est donc un bricolage de textes d’Aristote et, comme si cela ne suffisait pas, le titre de l’œuvre qu’ils forment l’est également. On le doit à Andronicos de Rhodes ; comme il a choisi de placer ces textes après ceux sur la physique, il a simplement pris comme titre la métaphysique, c’est-à-dire « après la physique », du moins c’est ce qui semble en apparence, car il est également possible de traduire le titre par « au-delà de la physique ».

Rien que l’interprétation du choix de ce terme pose déjà un vrai casse-tête et de plus, pour ajouter au problème, Aristote n’utilise lui-même pas ce terme de « métaphysique » : ce dont il parle dans « La métaphysique », c’est de la philosophie première (πρώτη φιλοσοφία – protē philosophia).

La question est ainsi de savoir ce qu’il faut comprendre par « métaphysique ». S’agit-il d’un prolongement de la physique à un niveau supérieur, ou plutôt plus profond ? S’agit-il au contraire d’un espace coupé de la physique, se situant sur un autre plan, de type mystique, voire divin ? S’agit-il d’un discours même sur Dieu directement ? Et ce Dieu a-t-il une réelle existence ou bien n’est-il qu’un simple principe justificateur, un simple outil intellectuel en attendant mieux ?

Pour dire les choses plus directement : soit « La métaphysique » traite du cœur de la Physique, de son noyau dur, soit cette œuvre annonce un plan supérieur plus ou moins inaccessible, mais relativement compréhensible.

L’anecdote d’Ibn Sina, Avicenne (980-1037), le géant de la philosophie de la civilisation islamique arabo-persane, le grand commentateur de « La métaphysique » au moyen-âge, est ici éloquente et possède un sens très profond :

« Alors je revins à l’étude de la science divine. Je lus le livre intitulé : Métaphysique (d’Aristote).

Mais je n’en comprenais rien ; les intentions de son auteur restaient obscures pour moi ; j’eus beau relire quarante fois ce livre, d’un bout à l’autre, au point de le savoir par cœur, je n’en saisis ni le sens ni le but ; je désespérais de l’entendre par mes propres moyens et je me dis : « Ce livre est incompréhensible ».

Un jour, enfin, je passais par le bazar des libraires. Un marchand tenait un livre, dont il cria le prix ; il me le présenta dans mon découragement, je le repoussai, convaincu qu’il n’y avait nul profit en cette science.

Le vendeur insista, disant : « Achète ce livre ; il est à bon marché. Je le vends au prix de trois dirhems parce que son propriétaire est dans le besoin ». Je l’achetai donc : c’était le livre d’Abou-Nasr-al-Farabi, Commentaires sur la métaphysique.

Je revins à ma demeure et je m’empressai de le lire : sur le champ, les buts poursuivis par l’auteur de ce livre se découvrirent à moi parce que je le savais déjà par cœur. Tout réjoui de cet événement, je fis abondante aumône aux pauvres, en action de grâces, dès le lendemain. »

Aujourd’hui nous ne disposons pas de l’ouvrage d’Alfarabi, mais simplement de huit pages d’un texte à ce sujet, peut-être un synthèse, dont il existe deux versions relativement concordantes. Alfarabi y fait la remarque suivante, qui a forcément été ce qui a marqué Avicenne : « La métaphysique » ne traite pas de Dieu.

Avicenne, miniature persane.

Il faut considérer ici les choses à deux niveaux. Chez Platon, on a le monde d’en bas et le monde d’en haut, avec celui d’en bas qui n’est que l’image imparfaite de celui d’en haut. Le sens de la philosophie est de s’intéresser au monde d’en haut et les choses s’arrêtent là ; le platonisme sombrera toujours plus dans le mysticisme, forcément, puisque le monde d’en bas est sans intérêt réel, étant une copie imparfaite du monde d’en haut.

C’est le sens caché de l’allégorie de la caverne et cela donnera ce qu’on appelle le néo-platonisme.

Aristote, quant à lui, rejette ce monde d’en haut. Ce qui l’intéresse, c’est la réalité matérielle, c’est la nature, d’où son obsession pour la science concrète, notamment la biologie. Il n’y a pas pour lui de « monde des idées » dont la réalité serait une copie. Il reconnaît toute sa valeur à la réalité.

Centre de la fresque L’école d’Athènes, de Raphaël (1509-1510). A gauche, Platon indique le ciel, le monde des idées. A droite, Aristote désigne le sol, la matière.

Cependant, pour s’en sortir, il est comme les déistes de l’époque de la révolution française : il a besoin d’un démarreur, d’une origine au monde, d’un grand architecte, d’un grand horloger, d’une entité ayant mis toute la réalité en mouvement. Aristote l’appelle « moteur premier », ou bien Dieu, c’est même là d’ailleurs le sens réel, historiquement parlant, du concept de Dieu.

Cela signifie que chez Aristote, on n’a pas un monde d’en bas et un monde d’en haut, mais deux mondes cohabitant : le monde réel d’un côté, Dieu comme grand démarreur de l’autre. Les deux coexistent, éternellement (puisque si Dieu est toujours pareil et que donc s’il joue le rôle d’un démarreur, il le faut éternellement, et donc le monde existe lui aussi, parallèlement, éternellement).

Or, « La métaphysique » ne parle de Dieu comme grand démarreur, et c’est cela qu’Avicenne a compris en lisant Alfarabi. L’ouvrage parle de pourquoi il y a une réalité matérielle : c’est cela, la réelle « métaphysique ».

Cela laissera bien entendu place à un vaste débat pour savoir si chez Aristote le « démarreur » divin avait une importance ou pas, c’est-à-dire si Aristote était plutôt un matérialiste déiste ou plutôt un athée faisant avec les moyens du bord.

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Aristote et l’ouvrage «La métaphysique»

Il n’existe pas d’ouvrage d’Aristote s’intitulant « La métaphysique » et d’ailleurs lui-même n’emploie pas ce terme : c’est l’un des grands paradoxes concernant un ouvrage assemblé de bric et de broc dont l’impact fut extrêmement important sur le plan des idées.

Aussi tortueuse cependant que soit sa formulation et inappropriée que soit sa construction, « La métaphysique » est un véritable manifeste où est affirmée la possibilité de comprendre le sens et la nature de l’univers. Malgré ses faiblesses, c’est donc un appel matérialiste, une sorte d’équivalent inversé de la Torah, de la Bible, de l’Avesta, des Upanishads ou encore du Coran.

Ce qu’on appelle « La métaphysique » est concrètement un bric-à-brac de textes attribués à Aristote, qui vécut dans les années 300 avant notre ère ; il y en a quatorze, formant des « livres ».

Ces livres de « La métaphysique » sont historiquement désignés par des lettres grecques ou des chiffres romains : I. Alpha (Α) ; II. Petit alpha (α) ; III. Bêta (Β) ; IV. Gamma (Γ) ; V. Delta (Δ) ; VI. Epsilon (Ε) ; VII. Zêta (Ζ) ; VIII. Êta (Η) ; IX. Thêta (Θ) ; X. Iota (Ι) ; XI. Kappa (Κ) ; XII. Lambda (Λ) ; XIII. Mu (Μ) ; XIV. Nu (Ν).

L’histoire de ces livres est raconté comme suit si l’on en croit Strabon et Plutarque ; c’est un aspect important, car « La métaphysique » n’a nullement les traits d’un ouvrage terminé par son auteur.

A la base, le disciple d’Aristote dénommé Théophraste, et également son successeur à la tête de son école (appelée le Lycée), aurait confié ses propres manuscrits, ainsi que ceux d’Aristote, à Néleus. Lui-même voyagea et les laissa à ses héritiers qui, refusant de les remettre aux rois de Pergame, les cachèrent dans une cave sans s’en soucier davantage.

Le lieutenant du gouverneur d’Athènes, Appellicon de Téos, découvrit leur existence et les acquit ; leur état était déjà très mauvais. Les copies qui en furent faites furent par ailleurs défectueuses, et plus tard celles-ci arrivèrent à Rome, car la bibliothèque d’Apellicon fut emmenée comme prise de guerre. On a alors Tyrannion, précepteur des fils de Cicéron, qui y a accès et les copia, les remettant ensuite à Andronicos de Rhodes, au premier siècle avant notre ère.

Ce dernier était le chef de ce qui restait du Lycée ; c’était le onzième successeur à Aristote, ce qui témoigne de l’énorme distance existante entre ces textes et leurs redécouvertes. C’est lui qui organisa « La métaphysique » comme ouvrage en tant que tel.

Est-ce là la vérité, on ne le sait pas trop, mais cela sous-tend si c’est le cas que d’importants documents d’Aristote étaient inconnus de son école. La question du fait que l’ensemble des textes de « La métaphysique » soit réellement d’Aristote se pose également, même si l’ensemble des professionnels de la question pense que c’est grosso modo bien le cas, malgré qu’il y ait certainement quelques retouches, ajouts, passages intercalés peut-être, provenant de ses propres autres textes sans doute.

Dans tous les cas, le corpus de textes attribués à Aristote relève de son courant de pensée.

En ce qui concerne « La métaphysique », le vrai souci est qu’il n’y a en tout cas aucune cohérence générale dans les textes composant cet ouvrage, et ce n’est au mieux qu’une ébauche d’un document général, voire même des notes, voire encore des notes de cours.

En fait, à dire vrai, les propos ne sont pas ordonnés et cette œuvre a des caractéristiques terribles la rendant très ardue dans son étude : l’expression est hyper technique, l’esprit très synthétique, il n’y a aucune continuité dans le propos, il y a sans cesse des redites ou bien des références à des choses non expliquées, et cela au point que « La métaphysique » est, à proprement parler, littéralement illisible.

Asclépios de Tralles raconte à ce sujet que :

« Le présent ouvrage n’a pas l’unité des autres écrits d’Aristote, et manque d’ordre et d’enchaînement. Il laisse à désirer sous le rapport de la continuité du discours ; on y trouve des passages empruntés à des traités sur d’autres matières ; souvent la même chose y est redite plusieurs fois.

On allègue avec raison, pour justifier l’auteur, qu’après avoir écrit ce livre, il l’envoya à Eudème de Rhodes, son disciple, et que celui-ci ne crut pas qu’il fût à propos de livrer au public, dans l’état où elle était, une œuvre si importante ; cependant Eudème vint à mourir, et le livre souffrit en plusieurs endroits.

Ceux qui vinrent ensuite, n’osant y ajouter de leur chef, puisèrent pour combler les lacunes, dans d’autres ouvrages, et raccordèrent le tout du mieux qu’ils purent ».

Cela n’empêcha pas « La métaphysique » d’avoir une importance historique essentielle dans l’Histoire, de par ce qu’elle posait comme problématique et comme affirmation matérialiste.

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