Les seigneurs de la guerre en Chine

La tentative de Yuan Shikai de se nommer empereur ne dura pas : elle provoqua une « guerre de protection » de la nation qui dura de 1914 à 1916, année où il mourut sans avoir pu se nommer empereur en tant que tel, ayant dû sans cesse temporiser.

La tentative de restauration impériale mandchoue, organisée en juillet 1917 par le général Zhang Xun, ne dura elle-même que quelques jours.

C’est la fin d’une certaine Chine, définie par le drapeau officiel à partir de 1912 qui montre cinq couleurs, représentant les différentes ethnies principales, avec les hans (en rouge), les mandchous (en jaune), les mongols (en bleu), les hui (en blanc), les tibétains (en noir).

Progressivement, c’est le drapeau du Kuomintang, le parti nationaliste chinois fondé en 1912 par Sun Ya-Tsen, qui va prendre le dessus, jusqu’à devenir officiel en 1928.

« Longue vie à l’union » : le slogan est accompagné du drapeau de la république au centre, du drapeau des forces armées à gauche (adoptée lors du soulèvement de Wuchang), du drapeau du Kuomintang à droite (qui devient le drapeau de la république en 1928)

La raison du changement de drapeau en 1928 est qu’à cette date, l’expédition du Nord mené par le Kuomintang guidé par le général Tchang Kaï-chek, depuis ses bases du sud, met fin à la division du pays organisé par les « seigneurs de la guerre ».

Ceux-ci étaient bien entendu appuyés par différents impérialismes. Zhang Zuolin, basé en Mandchourie, était ainsi soutenu par le Japon et se voyait opposé à la faction dite de Zhili (l’actuel Hebei), dont les intérêts allaient dans le sens des Européens et des Américains.

Sun Ya-Tsen meurt en 1925, alors que de toutes manières depuis 1918, ce sont les militaristes qui ont le dessus dans le Kuomintang. Son ouvrage publié en 1921, Le développement international de la Chine,témoigne de son décalage avec la réalité.

Il envisage alors, en effet, que soient rapidement mis en place la construction de 200 000 kilomètres de chemins de fer, la construction de grands canaux et la remise en état du canal impérial, des travaux d’aménagement des grands fleuves, la création de trois ports de la taille de New York, la fondation de plusieurs grandes villes modernes, l’irrigation de la Mongolie et du Xinjiang, la colonisation de la Mongolie et de la Mandchourie.

Il s’agissait là très exactement du rêve de la bourgeoisie nationale, mais c’était impossible dans le cadre de l’époque et le Kuomintang, désormais dirigé par Tchang Kaï-chek, rompit avec cette ligne, ce qui aura deux conséquences.

Tchang Kaï-chek

La première est la modification du rapport avec l’Union Soviétique, qui avait soutenu la lutte de Kuomintang à ses débuts, l’aidant à se structurer, à organiser son armée, l’armée nationale révolutionnaire. Le Parti Communiste de Chine, fondé en 1921, participait aux initiatives du Kuomintang, dans le cadre du Premier front uni chinois.

C’était ici un écho du mouvement patriotique du 4 mai 1919, porté notamment par la jeunesse appelant à chasser les impérialistes et à unifier le pays, sous le mot d’ordre « Sauver le pays ».

De fait, entre 1905 et 1917, le nombre d’établissements scolaires et universitaires passa de 4 222 à 121 119, le nombre d’élèves de 102 767 à 3 974 454. Le mouvement étudiant de 1919 eut ainsi un écho très large, protestant contre le traité de Versailles niant les revendications chinoises et remettant les possessions allemandes en Chine au Japon.

Le manifeste pour la grève générale, adopté le 18 mai 1919 par les étudiants de Pékin, donnent quatre points essentiels :

1° d’organiser un corps de volontaires étudiants de Pékin pour la défense du Shandong [passant des Allemands aux Japonais], qui s’occupera de cette impérieuse urgence nationale ;

2° d’organiser dans les écoles des équipes pour éduquer le peuple et l’éveiller à l’importance du fait national ;

3° d’organiser dans les écoles des « groupes de dix » afin de maintenir l’ordre et de réduire le danger qui menace le pays ;

4° d’étudier l’économie de façon plus approfondie, dans l’intérêt du pays.

Le soulèvement ouvrier de 1927 à Shanghai, organisé pour soutenir l’arrivée de l’expédition du Nord dans la ville dirigée par les seigneurs de la guerre, fut toutefois réprimé dans le sang par le Kuomintang, avec des milliers de meurtres, Tchang Kaï-chek ayant choisi la rupture.

La seconde conséquence est qu’en rejetant la ligne amenant l’évolution progressiste de la Chine, Tchang Kaï-chek faisait reculer sa propre base, ce qui produisit dès la victoire de 1928 une Guerre des plaines centrales, avec différentes factions du Kuomintang s’affrontant militairement.

Le pays s’ancrait dans le passé, mais le Parti Communiste de Chine allait représenter le futur.

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Sun Ya-tsen et la République

Si le mouvement des boxeurs a échoué, c’est parce qu’il a été intégré dans une vague de loyalisme au régime, au nom de la nation.

Cependant, son développement avait ouvert tout un espace politique et deux figures émergèrent alors : Liang Qi-chao et Sun Ya-tsen, le premier issu de l’aristocratie, lié au pouvoir et se positionnant pour une monarchie constitutionnelle, le second étant un républicain, lié aux sociétés secrètes et se positionnant pour un renversement violent du régime.

Liang Qi-chao avait dû partir en exil en 1898, le bloc conservateur au pouvoir le rejetant, mais après la révolte des boxeurs, lui-même fonda une Société pour la sauvegarde de l’Empereur, donnant naissance aux « constitutionnalistes ».

Liang Qi-chao, en 1901

Sun Ya-Tsen, quant à lui, avait dû partir en exil dès 1895 pour ses activités en faveur d’un soulèvement ; après avoir fondé la Société pour le redressement de la Chine, il fonda en 1905 le Tongmenghui, la Société de l’alliance, dont les buts étaient l’indépendance nationale, la république par le renversement des mandchous, la redistribution des terres.

Le drapeau du Tongmenghui

Cette organisation était un saut qualitatif, puisqu’elle regroupait le Hsingtchonghouei (Association pour la Régénération de la Chine) fondé en 1894 par Sun Ya-Tsen à Honolulu, ainsi que deux autres structures : le Houahsinghouei (Association pour la Renaissance chinoise) et le Kouangfouhouei (Association pour le Rétablissement de la Chine).

Son mot d’ordre, fixé par Sun Ya-Tsen, était le suivant :

« Chasser les étrangers, restaurer la Chine, fonder une république et redistribuer équitablement les terres. »

Il y avait ainsi d’un côté une faction représentant les notables provinciaux, conservateurs mais opposés à la domination mandchoue et cherchant à l’amoindrir, voire à s’en passer, et une faction portée par les étudiants, notamment ceux ayant étudié à l’étranger, ainsi que les marchands présents dans d’autres pays, considérant que la domination impériale mandchoue amenait l’asservissement de la Chine.

Sun Ya-Tsen était ici le fer de lance de l’aile radicale, poussant au soulèvement armé : après l’échec de ceux de Canton en 1895 et de Houeitcheou en 1900, il y en aura neuf encore entre 1906 et 1911.

Sun Ya-Tsen, vers 1910

À cela s’ajoutent deux autres dynamiques : d’abord, celle de l’émergence d’une bourgeoisie servant d’intermédiaire aux compagnies occidentales, la bourgeoisie dite compradore.

Les investissements étrangers passèrent en effet de 788 millions de dollars en 1902 à 1 610 millions en 1914 ; au début du 20e siècle, 84 % des bateaux à vapeur étaient étrangers, tout comme 91 % de la production de charbon ; le réseau ferré se développait mais au service des pays capitalistes : ainsi, le Yunnan était relié à l’Indochine française bien plus qu’au reste de la Chine.

La bourgeoisie compradore, intermédiaire, jouait ici un rôle essentiel, la ville de Shangai étant leur bastion, avec ses tramways, son artère commerçante de la rue de Nankin, les grands magasins Sincere, les immeubles bancaires et ses parcs publics pourtant interdits aux Chinois.

La Jiujiang Road à Shanghai, vers la fin des années 1920

Cette bourgeoisie compradore est d’autant plus forte que la Chine doit payer des dédommagements pour la révolte des boxeurs : 224 millions de taëls entre 1902 et 1910, le budget annuel de l’État étant de 90 millions de taëls, ce qui signifiait une dépendance financière vis-à-vis des pays capitalistes devenant toujours plus impérialistes.

Ensuite, il y avait le jeu trouble du Japon, notamment avec la structure ultra-nationaliste liée aux services secrets, la Société du Dragon noir, poussant la Chine à entrer en rupture avec les autres puissances impérialistes, pour en faire son vassal.

La situation était hautement explosive et le régime féodal scella lui-même le sort de la faction constitutionnaliste, en cherchant à nationaliser par la force en 1911 des voies ferrées financées par la bourgeoisie nationale, afin de céder aux exigences des pays impérialistes.

Un vaste mouvement patriotique se déclencha et la répression provoqua une réaction en chaîne : le soulèvement de Wuchang amena l’effondrement du pays, avec des provinces établissant leur indépendance, soit sous l’égide de l’armée, soit sous celle de sociétés sécrètes, ou encore de la bourgeoisie nationale, des constitutionnalistes, du gouverneur impérial, ou bien de plusieurs de ces forces se combinant.

Sun Yat-sen prit alors la tête du mouvement et proclame la République de Chine le premier janvier 1912.

Drapeau national de la République de Chine de 1912 à 1928, avec les couleurs symbolisant ses peuples :
les Hans sont symbolisés par le rouge, les Mandchous par le jaune, les Mongols par le bleu, les Huis par le blanc,
les Tibétains par le noir

Cette initiative fut toutefois court-circuitée par Yuan Shikai.

Ce dernier, un général, avait été mis de côté par le régime pendant le soulèvement. Toutefois, il avait été le responsable de l’armée de Beiyang, c’est-à-dire l’armée de l’océan du nord, formée à la fin des années 1890.

Il s’agissait de la seule unité moderne du pays, devenant à ce titre une pièce maîtresse pour l’armée dans son rapport avec le régime féodal.

Yuan Shikai se posa alors comme intermède incontournable pour être nommé premier ministre, entamer d’habiles négociations avec la faction républicaine, accompagner la chute du régime en organisant l’abdication impériale, prolonger son rôle en devenant président de la nouvelle république, instaurer une dictature militaire et tenter de se nommer nouvel empereur.

Yuan Shikai en tenue impériale en 1915

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La dynastie mandchoue face aux impérialistes

Historiquement, la Chine est une immense civilisation, qui s’est développée principalement en marge de l’Europe et de l’Asie, comme le montre son écriture spécifique en idéogrammes, mais de manière relative seulement, comme en témoigne l’adoption comme religion du bouddhisme né en Inde.

En l’absence de développement du capitalisme, la Chine s’empêtra dans la féodalité, et c’est une dynastie mandchoue qui dominait encore le pays au début du 20e siècle, après en avoir pris le contrôle en 1644.

Le Dragon Azur, drapeau national chinois utilisé de 1889 à 1912
par la dynastie mandchoue des Qing

Le régime féodal tenta de préserver la fermeture de son territoire face au développement du capitalisme mondial, mais échoua face aux velléités commerciales et militaires des pays européens.

L’Angleterre, en particulier, exportait depuis l’Inde de l’opium en Chine, en vendant environ 200 caisses par an en 1729, 4 000 70 ans plus tard, 40 000 110 ans plus tard, et exigeant d’être payé en argent.

L’opposition de l’empire chinois, avec la tentative d’interdire l’opium, provoqua la guerre de l’opium, qui dura de 1839 à 1842 et se solda par la défaite chinoise.

Fut alors signé le trait de Nankin, permettant à l’Angleterre de faire de Hong Kong une base militaire, ouvrant cinq ports dont Canton et Shanghai, autorisant la justice britannique à juger un différent entre une personne chinoise et une personne anglaise, la Grande-Bretagne devenant la nation la plus favorisée.

Le processus enclenché amena l’empire chinois à signer par la suite une multitude de traités inégaux, le défavorisant de manière toujours plus importante, avec également un second épisode de la guerre de l’opium, de 1856 à 1860.

Représentation britannique de la prise des forts du Peï-Ho en 1860,
avec les troupes franco-britanniques menant une vaste offensive contre la Chine,
amenant l’occupation de Tianjin, puis de Pékin.

Il y eut ainsi le traité du Bogue en 1843, ceux de Wanghia et de Huangpu en 1844, de Canton en 1847, de Goulja en 1851, ceux d’Aigun et de Tianjin en 1858, la convention de Pékin de 1860, le traité de Tianjin en 1861, de Saigon en 1862, la convention de Chefoo en 1876, le traité de Saint-Pétersbourg en 1881, deux de Hué en 1883 et en 1884, l’accord de Tientsin en 1884, le traité de Tianjin en 1885, le traité de Pékin en 1887, ceux de Calcutta en 1890 et en 1893, celui de Darjeeling en 1893, celui de Shimonoseki en 1895, le traité Li-Lobanov de 1896, la convention sur Hong Kong de 1898, le traité de Lüda en 1898, celui de Kouang-Tchéou-Wan en 1899, celui de Lhassa en 1904, etc.

L’empire chinois s’ouvrit ainsi toujours davantage aux intérêts commerciaux des pays capitalistes, qui grignotaient son économie, voire son territoire ; l’empire chinois subissait un processus de dépeçage par la Grande-Bretagne tout d’abord, mais aussi surtout la France, à quoi s’ajoutent l’empire russe, les États-Unis, le Japon, l’Allemagne.

Caricature sur la situation de la Chine publiée dans le supplément du Petit Journal, en janvier 1898. La Chine se fait découper par la reine Victoria du Royaume-Uni, Guillaume II d’Allemagne, Nicolas II de Russie, la Marianne française et l’Empereur Meiji du Japon, sous l’oeil impuissant d’un mandarin chinois. Les seuls figures non caricaturées sont à mettre en rapport avec l’alliance franco-russe.

En 1894, il y a déjà 87 entreprises industrielles étrangères, employant 34 000 ouvriers, le nombre d’entreprises étrangères passant de 396 en 1885 à 580 en 1893 ; le trafic des grosses cargaisons passa de 18 millions de tonnes en 1885 à 28 millions en 1891, en étant dominé à 70 % par plus d’une trentaine de compagnies étrangères.

La Hong Kong and Shanghai Banking Corporation (HSBC) dispose de 45 agences en 1894, ses dépôts passant de 8,7 à 63,9 millions de dollars entre 1870 et 1890 ; alors que l’État chinois a un budget annuel de 80 millions de taëls d’argents, il en doit 370 millions aux pays capitalistes.

Le mouvement de dépendance est tellement puissant que les velléités de Yangwu, c’est-à-dire de modernisation, sont écrasés, notamment avec l’anéantissement de la flotte chinoise moderne lors de la guerre sino-japonaise en 1894.

La situation était alors d’autant plus intenable que la dynastie Qing s’appuyait exclusivement sur l’infime minorité mandchoue, d’origine Toungouse, un peuple asiatique sibérien. L’impératrice Cixi (ou Tseu-Hi), c’est-à-dire mère vénérable, régnait en autocrate.

L’impératrice Cixi

Une réponse historique fut la généralisation des sociétés secrètes tout au long de la seconde partie du 19e siècle, avec des factions religieuses, de bandits, de partisans d’une autre dynastie, d’agitateurs sociaux, etc.

Celles organisées autour des clubs de boxe chinoise Wushu, dénommées les Poings de la justice et de la concorde, furent à l’origine de la révolte des « boxeurs », qui pensaient que leur démarche ascétique et mystique leur accordaient des pouvoirs magiques, et ainsi la capacité de chasser les étrangers, tant pour des motifs économiques que religieux avec l’influence croissante des missionnaires.

Les boxeurs révoltés

Extrêmement bien organisés sur une base ultra-hiérarchique, les boxeurs avaient une nature double.

D’un côté, leur engagement était d’une sincérité complète, permettant un engagement complet. Les boxeurs devaient obéir aux chefs, avaient l’interdiction d’accepter des cadeaux, de voler ou piller, de molester les simples gens, de manger de la viande, de boire du thé.

De l’autre, leur mysticisme allait de pair avec un fanatisme patriotique sans mesure.

Pour cette raison, à la suite du soulèvement des boxeurs en 1898 sous le mot d’ordre « Renversons les Qing, détruisons les étrangers », l’impératrice Cixi fut en mesure de happer les boxeurs qui adoptèrent alors le mot d’ordre  « Soutenons les Qing, détruisons les étrangers ».

Cependant, l’impératrice Cixi ne fut pas en mesure d’en profiter réellement : les boxeurs rassemblés à Pékin en 1900 commencèrent à prendre d’assaut les légations étrangères, soutenues par les troupes impériales.

Cela aboutit au massacre de 30 000 Chinois chrétiens, ainsi que le meurtre entre autres du ministre japonais Sugiyama Akira, du baron allemand von Ketteler, alors qu’un professeur américain fut torturé trois jours et sa tête finalement exposée sur l’une des portes de la ville.

Une grande alliance coloniale s’organisa alors avec la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, les États-Unis, l’Autriche-Hongrie, le Japon, la Russie, l’Italie, qui intervinrent avec au point culminant de la répression 50 000 hommes pillant Pékin, violant et massacrant.

La situation générale fut celle d’atrocités horribles.

Une image japonaise de 1900 montrant l’Alliance anti-boxeurs dite des huit nations, avec leurs drapeaux navals respectifs (Italie, États-Unis, France, Autriche-Hongrie, Japon, Allemagne, Russie et Royaume-Uni)

L’empereur d’Allemagne Guillaume II avait exprimé de manière très claire la ligne des pays capitalistes :

« Pékin devra être rasé jusqu’au sol… C’est le combat de l’Asie contre l’Europe entière. »

« Pas de grâce ! Pas de prisonniers ! Il y a mille ans, les Huns du roi Attila se sont faits un nom, encore formidable dans l’histoire et dans la légende. Ainsi puissiez-vous imposer en Chine, et pour mille ans, le nom allemand, de telle façon que jamais plus un Chinois n’ose même regarder un Allemand de travers. »

La Russie prétexta également l’instabilité pour envoyer 200 000 hommes occuper la Mandchourie.

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