Karl Kautsky face au révisionnisme de Bernstein

Karl Kautsky œuvra à une critique approfondie de la position d’Eduard Bernstein, qui apparut comme un « révisionnisme ». Il ne s’agissait pas de rejeter le fait que le socialisme scientifique devait progresser, que certaines affirmations de Karl Marx et Friedrich Engels apparaîtraient comme insuffisantes ou erronées : les progrès de la science seraient ininterrompus et il y aurait forcément des améliorations.

Cela tient – Karl Kautsky fait explicitement référence à Friedrich Engels – à ce que tous les phénomènes doivent être considérés comme des processus, et non comme des faits statiques. Leur base est l’unité des contraires.

Or, Eduard Bernstein rejette précisément cette réalité, considérant que la dialectique est une abstraction amenant Karl Marx à saborder sa propre analyse scientifique pour y forcer la découverte d’un but final, de tendances. Karl Marx aurait, selon Eduard Bernstein, tenté de prouver de manière meilleure les solutions proposées par les utopistes.

Karl Kautsky explique la chose suivante :

« Dans la littérature de la social-démocratie allemande, le livre de Eduard Bernstein forme le premier écrit à sensation.

Il est vrai que la femme de Bebel a laissé sur le plan du succès littéraire le reste de notre littéraire loin derrière elle, mais au sens strict ce ne fut pas un écrit à sensation. Qu’un social-démocrate écrive un livre social-démocrate, il n’y a rien de sensationnel là-dedans.

Toute autre est la situation quand un excellent social-démocrate, un des marxistes les plus « orthodoxes », écrit un livre où il brûle joyeusement tout ce qu’il a célébré jusque-là, et célèbre tout ce qu’il a jusque-là brûlé.

Oui, si l’on voulait critiquer Bernstein de manière complète, on devrait écrire toute une bibliothèque complète, car il considère que sa tâche consiste avant tout à poser des problèmes dont il laisse la solution aux autres.

De ce fait, l’écrit de Bernstein est un écrit d’occasion, un écrit à sensation, qui remue beaucoup de poussière en ce moment, mais dont l’effet prolongé n’a aucune base. Les critiques ne peuvent pas attendre des années pour écrire une contre-encyclopédie, elle doit être publiée le plus vite possible, si elle a un sens.

Auparavant, c’était chez les socialistes de chaire universitaire qu’on opposait le méchant Marx au brave Lassalle. Bernstein amène un changement sur ce point et oppose au méchant Marx un brave Marx.

Et il n’en reste pas là, il continue d’écrire, se chauffe toujours plus, devient plus batailleur et il se lance dans une troisième étape ; il ne reste alors plus rien du brave Marx, non, il se fait rejeté également dans sa forme la plus aboutie.

La direction du mouvement réel, explique Bernstein, est exactement opposé à celle prétendue par Marx (…).

Il y a trois objections que Bernstein soulève contre la théorie de Marx quant au mode de production capitaliste :

1. Le nombre de propriétaires ne baisse pas, mais augmente.

2. La petite production ne recule pas.

3. La probabilité de crises générales et dévastatrices est toujours plus réduite. »

Karl Kautsky s’évertua alors à défendre la thèse marxiste de la chute tendancielle du taux de profit. C’était là la base de la position orthodoxe et c’est en cela que Karl Kautsky fut valorisé par Lénine.

Toutefois, Karl Kautsky avait une tendance au mécanisme à ce niveau. En décembre 1893, il écrit les choses suivantes dans la Neue Zeit, dans l’article sur le « catéchisme social-démocrate » :

« La social-démocratie est un parti révolutionnaire, mais pas un parti faisant une révolution.

Nous savons que nos objectifs ne peuvent être atteints que par une révolution, mais nous savons aussi qu’il est aussi peu en notre pouvoir de faire cette révolution que pour nos opposants de l’empêcher.

Il ne nous vient donc pas à l’esprit de vouloir susciter ou préparer une révolution. »

La conception d’un Parti révolutionnaire, pas d’un Parti de la Révolution, a une source précise chez Karl Kautsky : sa compréhension du darwinisme.

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Karl Kautsky et le sens de la position d’Eduard Bernstein

Avant de voir quelle fut la position de Karl Kautsky quant aux thèses d’Eduard Bernstein, regardons comment celles-ci ont pu être comprises et soutenues.

En France, le théoricien syndicaliste-révolutionnaire Georges Sorel apprécia par exemple énormément cette dénonciation du marxisme. Voici ce qu’il écrit, dans une lettre au philosophe italien Benedetto Croce :

« Il faut que le socialisme marche dans la voie reconnue bonne par Bernstein ou qu’il devienne une simple scholastique. » 

Voici également comment, dans une lettre à Eduard Bernstein de mai 1898, Georges Sorel salue la conception de celui-ci. On notera que la première publication de cette lettre fut effectuée par Hubert Lagardelle en Italie fasciste, en 1933.

« Monsieur,

J’ai lu dans le Devenir social du mois d’avril 98 une analyse de l’article que vous avez publié dans la Neue Zeit (n° 18) 1 ; cet article est si important et concorde si exactement avec les résultats de mes propres recherches que je me permets de vous demander quelques explications, craignant de trop interpréter votre théorie dans un sens subjectif.

Les thèses fondamentales me semblent être les suivantes:

1) abandonner l’ancienne attente d’une catastrophe économique entraînant une crise politique ;

2) abandonner l’espoir de précipiter la ruine du capitalisme par la prise de possession du pouvoir, alors que l’étude scientifique montre que le capitalisme n’a nulle part achevé son œuvre ;

3) ne pas attacher d’importance aux formules qui définissent le but socialiste ;

4) actualiser le socialisme dans le cadre de la société actuelle, en élevant la classe ouvrière.

Dans un article que publie l’Humanité nouvelle (et dont je vous enverrai le tirage à part) je m’efforce de montrer que dans l’esprit de Marx cette actualisation du socialisme consiste à partir de la société de résistance pour développer une civilisation prolétarienne, capable de se substituer à la civilisation bourgeoise, sans lui emprunter sa forme traditionnelle ; le prolétariat ne devant pas imiter la bourgeoisie, comme celle-ci a trop imité la noblesse.

Cet article est publié tel qu’il a été écrit au mois d’août dernier. Depuis lors mes idées se sont encore développées. J’ai vu que les partis politiques arrivent à ne conserver du socialisme que des mots vides de sens: collectivisme et internationalisme sont devenus des banalités sans portée.

Et il est clair que pour Marx le socialisme n’était pas une théologie dogmatique, avec confessions approuvées en synodes, mais une manière de vivre la vie populaire en opposition avec la manière traditionnelle. »

Dans sa lettre, Georges Sorel demandait également à Eduard Bernstein si son refus du marxisme n’est pas, en fait, un retour au « vrai » Marx. Eduard Bernstein réfuta bien entendu cette assertion, et ne maintint d’ailleurs pas de lien avec Georges Sorel par la suite, celui-ci cherchant une « révolution » sans marxisme, alors que lui-même cherchait un marxisme sans révolution.

Voici, entre autres, ce qu’Eduard Bernstein répond à Georges Sorel :

« Je ne crois pas que nous soyons d’accord sur tous les points de la théorie et pratique marxistes, mais je crois que nous approchons ces questions dans le même état d’esprit. Etat d’esprit qu’on pourrait caractériser ainsi : acceptation des principes fondamentaux de la théorie, répudiation des conclusions hâtives et simplistes.

Pour moi, l’affixe « scientifique » au mot « socialisme » signifie une demande ou obligation, plus qu’une constatation.

Le socialisme n’est scientifique qu’à la condition qu’il renonce à donner la vérité finale, c’est-à-dire en tant qu’il reste recherche.

Le parti militant peu et doit de temps en temps mettre son programme en harmonie avec la marche de la recherche, mais comme représentant d’intérêts et force de lutte, il ne peut pas, à chaque moment donné, prétendre ou même aspirer à cet état libéral qui convient à la recherche scientifique (…).

Je cherche moins à remplacer la lutte que de la suppléer par des organisations capables de remédier aux tendances corruptrices de la politique. Et c’est pourquoi je suis de longtemps adhérent du mouvement syndical et depuis quelque temps aussi du mouvement coopératif.

Ceux-ci ont la tendance de développer le sentiment de responsabilité que la politique menace d’annihiler, et je suis assez loin du philistin ou du petit bourgeois pour craindre le jour où tout le monde s’en rapporte à l’Etat ou à la Commune comme les grand nourriciers du genre humain.

De l’autre côté, je me suis convaincu que la société moderne est beaucoup plus compliquée et composée que ne le supposait la théorie socialiste tirée des écrits de Marx et Engels. A côté des tendances et forces caractérisées par eux, il y en а d’autres assez fortes agissant dans une direction opposée.

Nous n’avons pas seulement à faire avec un mouvement de concentration économique, et même où il y a de cette concentration, il y a des différences de degrés et de résultats.

Par exemple, concentration d’industries ne dit pas toujours nivellement de la classe productrice. Au contraire, dans un établissement industriel moderne vous trouvez assez souvent plus de différenciation qu’on ne trouva dans l’usine manufacturière ou de métier.

En tout cas, même dans les pays les plus avancés, le nombre des établissements industriels (sans parler de l’agriculture) est encore si grand que ça serait une idée monstrueuse que de vouloir les diriger ou « administrer » pour le compte de la nation, représentée je ne sais par quel nombre de comités spéciaux.

Et que devrait être cette administration nationale de l’industrie dans une époque révolutionnaire, où toutes les convoitises sont excitées, toutes les passions déchaînées, toute discipline sapée, — je ne peux pas m’imaginer.

C’est pourquoi je me suis dit (et je me suis senti obligé de le dire publiquement) que si les choses ne vont pas à ce grand cataclysme social préconisé auparavant, ce ne sont pas les socialistes qui ont à s’en plaindre, et qu’il serait une grande faute de former notre programme d’action d’après cette vieille théorie de la catastrophe.

Et il va sans dire que si on laisse tomber cette idée, la force des choses mène à s’occuper plus des organisations économiques et industrielles de la classe ouvrière dans la société actuelle. »

On comprend, à la lecture de ces lignes, que dans une lettre à Eduard Bernstein, Jean Jaurès ait pu conclure en affirmant que :

« je suis, avec vous un socialiste démocrate. »

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Karl Kautsky et l’intervention d’Eduard Bernstein

Eduard Bernstein était un intellectuel qui, avec Karl Kautsky, était le plus proche de Friedrich Engels, dont il fut même l’exécuteur testamentaire. Son positionnement fut cependant totalement différent de celui de Kautsky et il provoqua une bataille idéologique dans les rangs de la social-démocratie allemande.

Eduard Bernstein savait tout à fait ce qu’est le marxisme. Il était tout à fait conscient, de manière pertinente, qu’il ne contient pas simplement un aspect économique, mais bien une base philosophique. Dans Les présupposés du socialisme et les tâches de la social-démocratie, la première partie de l’ouvrage est consacré à présenter la conception marxiste, on y lit, de manière juste :

« La question de la justesse de la conception matérialiste de l’histoire est la question de la nécessité historique et de leurs causes. Être matérialiste cela signifie de fait de ramener tout événément aux mouvements nécessaires de la matière.

Le mouvement de la matière, selon l’enseignement matérialiste, se complète avec la nécessité d’un processus mécanique. Aucun déroulement ne se pose ici sans avoir au préalable son effet nécessaire, aucune chose ne se déroule sans son origine matérielle.

C’est par conséquent le mouvement de la matière qui détermine la forme des idées et directions de la volonté, et ainsi celles-ci également et de ce fait tout événement dans le monde humain sont matériellement nécessaires.

Le matérialiste est ainsi un calviniste sans Dieu. »

Eduard Bernstein pensa cependant que cette conception était trop dogmatique, trop bornée, pas scientifique, car niant la spéculation nécessaire quant aux faits. Elle ne sert qu’à des intellectuels et n’est d’aucune utilité pour le prolétariat.

Ce dernier n’aurait, selon Eduard Bernstein, pas intérêt non plus à la révolution, qui déstabilise la production. Le principe d’objectif final serait de toutes manières un blocage aux mobilisations sociales, ce qui amène Eduard Bernstein à créer une formule résumant toute son approche :

« Le but, quel qu’il soit, n’est rien pour moi, le mouvement est tout. »

Eduard Bernstein

Pour résumer, Eduard Bernstein n’acceptait pas que le marxisme ait une prétention scientifique, avec un positionnement systématique. Il lança par conséquent une offensive pour tenter d’imposer son point de vue.

En 1899, il publia ainsi Le socialisme évolutionnaire, une critique du programme d’Erfurt, allant jusqu’à remettre en cause le marxisme.

Les années précédentes, il avait déjà formulé son point de vue dans une série d’articles de la Neue Zeit, intitulée Les problèmes du socialisme. Ces articles avaient déjà été dénoncées par Rosa Luxembourg, dans le Leipziger Volkszeitung (Journal du peuple de Leipzig), comme reflétant une position réformiste.

Eduard Bernstein y visait particulièrement le principe de la crise générale finale du capitalisme, considéré par le marxisme comme inévitable en raison du poids des contradictions. Selon le marxisme, en effet, la loi de la chute tendancielle du taux de profit va forcément de pair avec l’appauvrissement général des masses et la polarisation de la société, débouchant sur la révolution socialiste.

En tentant de mettre à mal cette thèse, considérée par le marxisme comme vraie autant qu’une loi naturelle, Eduard Bernstein cherchait à faire se lézarder tout l’édifice idéologique du marxisme. Voici comment il justifie sa remise en cause :

« [Refuser l’effondrement de la thèse du capitalisme] n’affaiblit aucunement la force de conviction de la pensée socialiste.

Car en examinant de plus près tous les facteurs d’élimination ou de modification des anciennes crises, nous constatons qu’ils sont tout simplement les prémisses ou même les germes de la socialisation de la production et de l’échange (…).

Un écroulement complet et à peu près général du système de production actuel est, du fait du développement croissant de la société, non pas plus probable, mais plus improbable, parce que celui-ci accroît d’une part, la capacité d’adaptation, et d’autre part – ou plutôt simultanément – la différenciation de l’industrie. »

Suivant Eduard Bernstein, il faut donc faire passer le poids central vers les syndicats, l’union des consommateurs, les revendications pratiques, la social-démocratie devant se focaliser sur la démocratie qui, si elle n’abolit pas les classes, abolirait la domination d’une classe par une autre.

Il n’est pas difficile de reconnaître ici les principales thèses du social-libéralisme, qui accompagne les progrès de la société, ce qui serait en soi le « socialisme ».

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La paupérisation selon Marx : Karl Kautsky contre Eduard Bernstein

Au congrès de la social-démocratie allemande à Lübeck en septembre 1901, Karl Kautsky rappela la conception marxiste de la paupérisation. Il le fit à l’occasion d’un discours « contre les conceptions révisionnistes d’Eduard Bernstein », celui-ci caricaturant justement la question.

Le marxisme n’a jamais parlé d’une paupérisation générale de manière unilatérale, c’est Eduard Bernstein qui a accusé le marxisme de le faire.

Voici ce que dit Karl Kautsky à ce congrès, rappelant que le marxisme n’a donc jamais posé la question en ces termes :

« Qu’en est-il avec la théorie de la paupérisation ?

Elle dit que tout doit devenir plus difficile, avant que cela puisse aller mieux, que le prolétariat coule toujours davantage dans la misère, jusqu’à ce qu’il soit devenu toujours plus sans résistance, et qu’ensuite un grand jour de la libération fait irruption.

Camarades, cette théorie de la paupérisation a-t-elle déjà été partagé par qui que ce soit cherchant à attirer l’attention sur un aspect important ?

Certainement pas. Cette théorie de la paupérisation est réfutée depuis bien longtemps, et même par personne d’autre que Karl Marx dans son Capital.

Cette formule n’est à comprendre que comme tendance, et pas comme une vérité obligatoire ; il n’est à comprendre qu’ainsi : le capital doit aller dans le sens de former une situation toujours plus misérable au prolétariat, afin d’augmenter sa plus-value.

Cela est connu ; mais Marx lui-même a défini l’effet contraire, lui-même a été un combattant précurseur de la protection des travailleurs, un des premiers qui a fait remarquer l’importance des syndicats, quand les autres socialistes n’en voulaient rien savoir, déjà en 1847.

Il a donc montré que cette tendance est absolument nécessaire, mais qu’elle ne conduit pas de manière absolument nécessaire à la pression vers le bas de l’ouvrier.

Mais nous nous distinguons en cela des réformistes bourgeois, qu’eux croient que cette tendance peut être dépassée en elle-même, qu’une paix sociale peut être instaurée, un état, où le capital n’aurait pas à aller dans le sens d’une pression vers le bas de l’ouvrier. »

Karl Kautsky parle d’une opposition à la misère par le prolétariat en lutte, mais l’enjeu est bien plus grand et il l’avait alors bien vu. Il s’agit d’une misère sociale, pas d’une misère dans un sens étroit.

Voici, de manière plus approfondie, ce que dit Karl Kautsky dans un ouvrage de 1899, intitulé Bernstein et le programme social-démocrate.

Après avoir cité Eduard Bernstein, qui considère qu’il faut lire la question de la paupérisation chez Karl Marx comme une affirmation du caractère absolu de celle-ci, et donc erronée, Karl Kautsky défend la profondeur du point de vue de Karl Marx.

« [Bernstein affirme:] Dans son article sur l’effondrement, H. Cunow fait une telle tentative d’interprétation dans l’objectif de s’extirper.

Quand Marx, à la fin du premier livre du Capital, parle de la « masse croissante de la misère », qui émerge avec la continuation de la production capitaliste, alors ce ne serait pas, explique-t-il, à comprendre comme un simple un recul absolu de la situation économique d’existence de l’ouvrier, mais comme un « recul de sa situation sociale générale par rapport au développement culturel continu, c’est-à-dire par rapport à la productivité et l’accroissement des besoins culturels généraux. »

Le concept de misère n’est ici pas ancré de manière fixe.

[Bernstein cite de nouveau Cunow:] « Ce qui sépare, dans sa formation éducative, un ouvrier d’une catégorie précise d’un « seigneur du travail », et apparaît comme une condition souhaitable, peut avec un ouvrier qualifié d’une autre catégorie, qui est peut-être supérieur dans l’esprit à son « seigneur du travail », être considéré comme une telle quantité de « misère et de pression », l’amenant à se révolter par indignation » (Neue Zeit).

Malheureusement, Marx parle dans les phrases concernées non pas simplement de la masse grandissante de la misère, mais également « d’esclavage, d’abrutissement, d’exploitation ».

Devions-nous comprendre tous mots également dans un sens étroit ? Par exemple dire de l’abrutissement de l’ouvrier, qu’il n’est que relatif en comparaison à l’augmentation de la civilisation en général ?

Je ne suis pas enclin à cela et Cunow également pas. Non, Marx parle dans le passage concerné de manière tout à fait positive : « un nombre toujours plus restreint de magnats du capital » qui « usurpent tous les avantages » du processus de transformation capitaliste, et de « croissance de la masse de la misère, de la pression », etc. etc. (Le capital).

On peut tirer de cette comparaison la théorie de l’effondrement, pas le principe d’une misère morale par rapport à des supérieurs à l’esprit inférieur, comme on peut en trouver dans n’importe quel bureau d’études, dans toutes les organisations hiérarchiques. »

C’est ce que j’appelle toucher le point central de la question.

Bernstein fait subitement de la misère sociale, de la contradiction croissante entre les manière de subvenir à leurs besoins du bourgeois et du prolétaire la misère morale par rapport à des supérieurs à l’esprit inférieur, comme on peut en trouver dans les bureaux d’études, la misère morale du génie inconnu.

Considérer la misère comme un phénomène social, et non pas physique, c’est chez Bernstein tirer les mots dans un sens étroit.

Je rappelle ici le passage connu dans la réponse de Lassalle :

« Toute souffrance et privation humaine dépend uniquement du rapport des moyens de satisfaction aux besoins et aux habitudes de vie existant à la même époque.

Toute souffrance et privation humaines, et toutes les satisfactions humaines, c’est-à-dire toute situation humaine, n’est mesurée que par la comparaison avec la situation dans laquelle d’autres personnes de la même époque sont en rapport avec les nécessités habituelles de la vie.

Chaque position d’une classe est donc toujours mesurée uniquement par sa relation avec la position des autres classes du même temps. »

Rodbertus s’exprimait de la même manière déjà en 1850, dans sa première lettre sociale à von Kirchmann :

« La pauvreté est un concept social, c’est-à-dire relatif.

J’affirme en ce sens que les besoins légitimes des classes travailleuses, depuis qu’elles sont pris par ailleurs une position sociale plus élevée, ont considérablement augmenté et que ce ne serait pas juste, aujourd’hui, alors qu’elles ont pris position plus élevée, que de ne pas parler d’une aggravation de leur situation matérielle, même avec des salaires n’ayant pas changé…

Si on ajoute à cela, que l’augmentation de la richesse nationale est le moyen d’augmenter leur revenu, alors qu’elle n’est profitable qu’aux autres classes, alors il est clair que dans cette dichotomie entre réclamation et satisfaction, entre stimulus et renoncement forcé, la situation économique des classes travailleuses doit être rompue. »

Que Marx pensait pareillement, cela est clair lorsqu’on voit qu’il parle de l’augmentation de la misère dans Le capital, l’œuvre où il souligne tellement la renaissance physique de la classe ouvrière anglaise par les lois sur les usines.

Et Engels remarquait en 1891, l’année de la rédaction du programme d’Erfurt, que la contradiction entre capital et travail reposait sur le fait que la classe des capitalistes gardait pour elle la plus grande part de la masse croissante de produits, « alors que la partie revenant à la classe ouvrière (calculée par tête) ou bien ne s’accroît que très lentement et de façon insignifiante, ou bien reste stationnaire, ou bien encore, dans certaines circonstances, peut diminuer, non pas doit diminuer. » (Travail salarié et Capital [la traduction française est fautive, oubliant les derniers mots]) »

La chose est absolument claire : il n’y a pas de misérabilisme dans le marxisme.

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