Kant et les mathématiques comme critère de vérité

Si Emmanuel Kant fait l’éloge de la science laïcisée, il est obligé de maintenir la fiction d’un Dieu omnipotent afin de justifier l’existence du monde. Mais ce n’est pas l’aspect principal du problème ici posé, car en séparant l’être humain du reste de la matière au moyen de l’entendement « indépendant », il façonne une logique totalement anthropocentrique. Dieu n’est plus qu’un très lointain prétexte.

Ainsi, Emmanuel Kant termine la démarche de Galilée et Isaac Newton consistant à remplacer Dieu par les mathématiques comme « explication » du monde. En fait, on pourrait pratiquement qualifier le matérialisme bourgeois de matérialisme mathématique, par opposition au matérialisme dialectique.

Aux yeux de Emmanuel Kant :

« La mathématique fournit l’exemple le plus éclatant d’une raison pure qui réussit à s’étendre d’elle-même sans le secours de l’expérience. »

Emmanuel Kant est matérialiste dans la mesure où il assume l’expérience, mais il ne parvient pas à la dialectique, car il bloque son raisonnement dans un entendement humain qui est « indépendant », qui flotte au-dessus de la réalité.

Emmanuel Kant a libéré la science de la métaphysique, mais au lieu d’en faire celle de la matière comme totalité, il l’a limité à celle de la conscience humaine assurant la véracité des hypothèses au moyen des mathématiques.

C’est ce qui a été appelée la « révolution copernicienne » : au lieu de s’appuyer sur des concepts non fondés (comme le fait que le soleil tourne autour de la Terre), le point de vue est renversé. Il y a ici l’expérience comme point de départ, mais au prix des mathématiques uniquement à l’arrivée.

Voici ce que dit Emmanuel Kant :

« Jusqu’ici on admettait que toute notre connaissance devait se régler sur les objets; mais, dans cette hypothèse, tous les efforts tentés pour établir sur eux quelque jugement a priori par concepts, ce qui aurait accru notre connaissance, n’aboutissaient à rien.

Que l’on essaie donc enfin de voir si nous ne serons pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique en supposant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité désirée d’une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard avant qu’ils nous soient donnés.

Il en est précisément ici comme de la première idée de Copernic ; voyant qu’il ne pouvait pas réussir à expliquer les mouvements du ciel, en admettant que toute l’armée des étoiles évoluait autour du spectateur, il chercha s’il n’aurait pas plus de succès en faisant tourner l’observateur lui-même autour des astres immobiles.

Or, en Métaphysique, on peut faire un pareil essai, pour ce qui est de l’intuition des objets.

Si l’intuition devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas comment on en pourrait connaître quelque chose a priori; si l’objet, au contraire (en tant qu’objet des sens), se règle sur la nature de notre pouvoir d’intuition, je puis me représenter à merveille cette possibilité.

Mais, comme je ne peux pas m’en tenir à ces intuitions, si elles doivent devenir des connaissances; et comme il faut que je les rapporte, en tant que représentations, à quelque chose qui en soit l’objet et que je le détermine par leur moyen, je puis admettre l’une de ces deux hypothèses: ou les concepts par lesquels j’opère cette détermination se règlent aussi sur l’objet, et alors je me trouve dans la même difficulté sur la question de savoir comment je peux en connaître quelque chose a priori, ou bien les objets, ou, ce qui revient au même, l’expérience dans laquelle seule ils sont connus (en tant qu’objets donnés) se règle sur ces concepts, — et je vois aussitôt un moyen plus facile de sortir d’embarras.

En effet, l’expérience elle-même est un mode de connaissance qui exige le concours de l’entendement dont il me faut présupposer la règle en moi-même avant que les objets me soient donnés par conséquent a priori, et cette règle s’exprime en des concepts a priori sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s’accorder. »

Chez René Descartes, le monde était directement mathématique ; en cela Descartes était encore prisonnier de la logique de la Renaissance, influencée par le néo-platonisme.

Emmanuel Kant sépare Dieu et le monde, mais il conserve Dieu comme ayant fourni l’entendement aux êtres humains, et il maintient la logique du « comme maître et possesseur de la nature » en faisant des mathématiques le grand « vérificateur » des analyses de l’entendement.

=>Retour vers le dossier Galilée, Newton, Kant
et la reconnaissance de l’espace et du temps

Kant, le vrai théoricien de la laïcité

Il y a une conséquence gigantesque à la position de Emmanuel Kant sur la science. A partir du moment où il dit qu’on ne peut pas connaître en tant que telle une chose, mais seulement notre rapport avec elle, il y a une part de relativisme qui est aujourd’hui franchement réactionnaire avec le néo-kantisme.

Toutefois, à l’époque, Emmanuel Kant joue un rôle progressiste, dans la mesure où il laïcise la science. En effet, aujourd’hui on peut considérer le kantisme comme un idéalisme, car il reconnaît la « chose en soi », le caractère inaccessible en elle-même de la « vraie » réalité d’une chose.

Cependant, à l’époque, en agissant ainsi, Emmanuel Kant se posait tel un Averroès triomphant. Il disait en pratique : à nous scientifiques, les objets que nous connaissons par les sens et que nous étudions par l’entendement, à vous religieux tout ce qui traite de la « chose en soi », au moyen de la « métaphysique ».

Avec Emmanuel Kant on a une distinction élaborée, tranchée, sans ambiguïtés, entre la science et la métaphysique, entre la science et la religion. Emmanuel Kant n’hésite pas à dire que :

« Même les concepts de réalité, substance, causalité, oui même de fait de nécessité dans l’être-là, perdent toute signification, et sont des titres vides mis en concepts, sans aucun contenu, si je m’aventure en-dehors du champ des sens. »

Par conséquent :

« Il est de fait nécessaire qu’on soit convaincu de l’être-là de Dieu ; il n’est toutefois pas de la même manière nécessaire qu’on le démontre. »

Dieu sert de concept abstrait, général, comme dans le protestantisme, pour justifier l’entendement humain, mais pour le reste il ne sert à rien. C’est ce qu’on retrouve chez Averroès au sujet de la « double vérité », ou encore de manière très connue dans l’anecdote concernant Napoléon et Pierre-Simon de Laplace.

Napoléon avait lu la première édition de l’Exposition du Système du monde de Pierre-Simon Laplace, et affirma à celui-ci « Newton a parlé de Dieu dans son livre. J’ai déjà parcouru le vôtre et je n’y ai pas trouvé ce nom une seule fois ». La réponse de Pierre-Simon Laplace est racontée ainsi : « Citoyen premier Consul, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. »

L’existence de Dieu n’est pas remise en cause, mais on est dans le déisme : Dieu ne peut pas être prouvé, on ne peut pas démontrer son existence. On accepte simplement qu’il a « donné » le monde aux êtres humains.

René Descartes n’était pas loin de cette position, qu’il annonce, toutefois il n’a pas su organiser la rupture intellectuelle, idéologique, méthodique, entre science et métaphysique.

Baruch Spinoza était proche de cette position, mais lui anticipe plus concrètement le matérialisme dialectique, qui fusionne la science avec non plus la métaphysique, mais la compréhension de l’univers comme seule réalité.

Avec Emmanuel Kant, on a donc la position typiquement bourgeoise, protestante, de la laïcité. Dieu est là pour justifier la morale, l’entendement humain, la possibilité d’une humanité digne, organisée sur la base d’individus responsables. Mais pour le reste, pour l’explication du mouvement dans l’espace et le temps, on n’a nul besoin de Dieu.

Emmanuel Kant fait donc l’éloge de la science totalement laïcisée :

« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l’air un poids qu’il savait lui-même d’avance être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, ou quand plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant quelque chose, ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens.

Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle; car autrement, faites a hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin.

Il faut donc que la science tienne, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose.

La Physique est donc ainsi redevable de la révolution si profitable opérée dans sa méthode uniquement à cette idée qu’elle doit chercher dans la nature – et non pas faussement imaginer en elle- conformément à ce que la raison y transporte elle-même, ce qu’il faut qu’elle apprenne et dont elle ne pourrait rien connaître par elle-même.

C’est par là seulement que la Physique a trouvé tout d’abord la sûre voie d’une science, alors que depuis tant de siècles elle en était restée à de simples tâtonnements. »

=>Retour vers le dossier Galilée, Newton, Kant
et la reconnaissance de l’espace et du temps

Kant : Sapere aude!

Emmanuel Kant, en tant qu’auteur des Lumières, a donc théorisé la toute-puissance de l’entendement. Dans un texte fameux de 1784, il appelle ainsi à l’autonomie de la pensée, dans un grand élan anti-féodal :

« Les lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputable qu’à lui. La minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la tutelle d’un autre.

C’est à lui seul qu’est imputable cette minorité dès lors qu’elle ne procède pas du manque d’entendement, mais du manque de résolution et de courage nécessaires pour se servir de son entendement sans la tutelle d’autrui.

Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la devise des Lumières.

La paresse et la lâcheté sont causes qu’une si grande partie des hommes affranchis depuis longtemps par la nature de toute tutelle étrangère, se plaisent cependant à rester leur vie durant des mineurs ; et c’est pour cette raison qu’il est si aisé à d’autre de s’instituer leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur.

Si j’ai un livre qui a de l’entendement pour moi , un directeur spirituel qui a de la conscience pour moi, un médecin qui pour moi décide de mon régime etc., je n’ai pas besoin de faire des efforts moi-même. Je ne suis point obligé de réfléchir, si payer suffit ; et d’autres se chargeront pour moi l’ennuyeuse besogne (…).

Il est donc difficile pour tout homme pris individuellement de se dégager de cette minorité devenue comme une seconde nature. Il s’y est même attaché et il est alors réellement incapable de se servir de son entendement parce qu’on ne le laissa jamais en fait l’essai.

Préceptes et formules, ces instruments mécaniques destinés à l’usage raisonnable ou plutôt au mauvais usage de ses dons naturels, sont les entraves de cet état de minorité qui se perpétue.

Mais qui les rejetterait ne ferait cependant qu’un saut mal assuré au-dessus du fossé même plus étroit, car il n’a pas l’habitude d’une telle liberté de mouvement. Aussi sont-ils peu nombreux ceux qui ont réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de cette minorité tout en ayant cependant une démarche assurée.

Qu’un public en revanche s’éclaire lui-même est davantage possible ; c’est même, si seulement on lui en laisse la liberté, pratiquement inévitable.

Car, alors, il se trouvera toujours quelques hommes pensant par eux-mêmes, y compris parmi les tuteurs officiels du plus grand nombre, qui, après voir rejeté eux-mêmes le joug de la minorité, rependront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa propre valeur et de la vocation de chaque homme a penser par lui-même (…).

La diffusion des lumières n’exige autre chose que la liberté, et encore la plus inoffensive de toutes les libertés, celle de faire publiquement usage de sa raison en toutes choses.

Mais j’entends crier de toutes parts : ne raisonnez pas. L’officier dit : ne raisonnez pas, mais exécutez ; le financier : ne raisonnez pas, mais payez ; le prêtre : ne raisonnez pas, mais croyez. »

La même année, Emmanuel Kant publia ses fameuses propositions formant l’oeuvre intitulée Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

Il considère que le triomphe de l’humanité raisonnée est dans l’ordre naturel des choses ; il devine que la nature comme système tend à un saut dans la complexité.

Il explique ainsi :

« C’est certes un projet étrange et, semble-t-il, absurde, que de vouloir rédiger une histoire à partir de l’idée du cours que devrait suivre le monde s’il devait se conformer à des fins raisonnables certaines. Il semble que, dans une telle intention, on ne puisse que constituer un roman.

Toutefois, s’il est permis de supposer que la nature ne procède pas, même dans le jeu de la liberté humaine, sans plan et sans intention finale, alors cette idée pourrait bien devenir utile; et bien que nous ayons la vue trop courte pour percer à jour le mécanisme secret de son organisation, cette idée pourrait cependant nous servir à présenter comme un système, du moins en gros, ce qui, sinon, ne serait qu’un agrégat d’actions humaines sans plan.

Si nous commençons par l’histoire grecque – c’est par elle que toute autre histoire, plus ancienne ou contemporaine, a été conservée, ou du moins [c’est par elle que toute autre histoire] doit être authentifiée – si nous suivons [cette histoire] de la création et de la chute du corps politique du peuple romain, qui engloutit l’État grec, et finalement de l’influence de ce peuple sur les barbares qui le détruisirent leur tour, jusqu’à notre époque, et si nous ajoutons de façon épisodique l’histoire politique des autres peuples telle qu’elle a pu parvenir peu à peu à notre connaissance par ces mêmes nations éclairées, alors nous découvrirons un cours régulier de l’amélioration de la constitution politique dans notre partie du monde (qui, vraisemblablement donnera un jour des lois à toutes les autres).

En outre, alors qu’on prête attention partout seulement à la constitution civile, aux lois et aux relations entre les États, aussi loin que les deux, par le bien qu’elles contenaient, servirent un certain temps à élever les peuples (avec eux les arts et les sciences) et à les glorifier, mais les firent en revanche s’effondrer, de telle sorte pourtant que, toujours, un germe de lumières demeurait qui, davantage développé par chaque révolution, préparait encore un degré à venir plus élevé d’amélioration, [alors donc], on pourra découvrir comme je le crois, un fil directeur qui ne peut seulement servir à l’éclaircissement du jeu si embrouillé des affaires humaines, où à la prédiction politique des transformations futures des États (un bénéfice que l’on a en outre déjà tiré de l’histoire des hommes, même quand on la considérait comme l’effet sans cohérence d’une liberté sans règle!), mais qui ouvrira (ce que l’on ne peut espérer avec raison sans supposer un plan de la nature) une perspective consolante de l’avenir, où l’espèce humaine se présentera comme travaillant à se hisser à un état dans lequel tous les germes que la nature a mis en elle pourront se développer totalement et [dans lequel] sa destination, là, sur terre, sera remplie.

Une telle justification de la nature – ou mieux de la Providence – n’est pas un motif sans importance pour choisir un point de vue particulier pour considérer le monde. »

Emmanuel Kant, ici, devine le fil conducteur de l’histoire : le progrès par l’unification, vers un niveau plus complexe, et il souligne d’autant plus cela que, dans les conditions historiques de l’Allemagne en formation alors, il est obligé de soutenir les monarchies absolues, ce que les commentateurs bourgeois ont appelé les « despotes éclairés ».

Cela n’empêche pas Emmanuel Kant de tenter de discerner l’évolution nécessaire. En 1796, Emmanuel Kant publie ainsi Vers la paix perpétuelle.

C’est un ouvrage important, car il est très avancé, synthétisant le point de vue des Lumières à un tel point que Emmanuel Kant affirme que de la même manière que les individus doivent vivre ensemble pacifiquement, les États doivent faire de même.

« Or, la raison moralement pratique énonce en nous son veto irrésistible : il ne doit y avoir aucune guerre ; ni celle entre toi et moi dans l’état de nature, ni celle entre nous en tant qu’États, qui, bien qu’ils se trouvent intérieurement en état légal, sont cependant extérieurement (dans leur rapport réciproque) dans un état dépourvu de lois — car ce n’est pas ainsi que chacun doit rechercher son droit.

Aussi la question n’est plus de savoir si la paix perpétuelle est quelque chose de réel ou si ce n’est qu’une chimère et si nous ne nous trompons pas dans notre jugement théorique, quand nous admettons le premier cas, mais nous devons agir comme si la chose qui peut-être ne sera pas devait être, et en vue de sa fondation établir la constitution (peut-être le républicanisme de tous les États ensemble et en particulier) qui nous semble le plus capable d’y mener et de mettre fin à la conduite de la guerre dépourvue de salut, vers laquelle tous les États sans exception ont jusqu’à maintenant dirigé leurs préparatifs intérieurs, comme vers leur fin suprême.

Et si notre fin en ce qui concerne sa réalisation, demeure toujours un vœu pieux, nous ne nous trompons certainement pas en admettant la maxime d’y travailler sans relâche, puisqu’elle est un devoir. »

=>Retour vers le dossier Galilée, Newton, Kant
et la reconnaissance de l’espace et du temps

Kant et le primat de l’acte

Malgré les prétentions et la récupération faite par le néo-kantisme, Emmanuel Kant est bien un matérialiste : à ses yeux, c’est de la réalité que vient les informations correctes. Comme il le dit :

« Ce que j’ai appelé idéalisme ne concernait pas l’existence des choses (or l’idéalisme proprement dit, au sens communément reçu, consiste à la mettre en doute), car il ne m’est jamais venu à l’esprit d’en douter. »

Et il assume même la filiation anti-idéaliste, comme lorsqu’il critique Parménide, et de fait Platon, ainsi que George Berkeley :

« La thèse de tous les idéalistes authentiques, depuis l’école éléatique jusqu’à l’évêque Berkeley, est contenue dans cette formule : ‘toute connaissance par les sens et l’expérience n’est rien que simple apparence, et c’est seulement dans les idées de la raison et de l’entendement pur qu’il y a de la vérité’.

Le principe qui, d’un bout à l’autre, régit et détermine mon idéalisme est au contraire : ‘toute connaissance des choses tirée uniquement de l’entendement pur ou de la raison pure n’est que simple apparence, et ce n’est que dans l’expérience qu’il y a vérité. »

Il y a donc un éloge de l’expérience :

« L’expérience est, sans aucun doute, le premier produit que notre entendement obtient en élaborant la matière brute des sensations. »

« Que toute notre connaissance commence avec l’expérience, cela ne soulève aucun doute.

En effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n’est par des objets qui frappent nos sens et qui, d’une part, produisent par eux- mêmes des représentations et, d’autre part, mettent en mouvement notre faculté intellectuelle afin qu’elle compare, lie, ou sépare ces représentations et travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles, pour en tirer une connaissance des objets, celle qu’on nomme l’expérience ?

Ainsi, chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l’expérience et c’est avec elles que toutes commencent. »

C’est bien là le principe du primat de la pratique. Cependant, Emmanuel Kant a une approche bourgeoise de la pratique. Cette dernière consiste en effet en une découverte par l’acte, par l’action, mais la pensée reste « pure », indépendante, « immaculée » pour ainsi dire, comme chez René Descartes.

L’interaction entre action et conscience n’est pas encore comprise – elle le sera par Hegel.

C’est pour cette raison que Emmanuel Kant considère finalement que :

« L’esprit de l’être humain est le Dieu de Spinoza (en ce qui concerne le formel de tous les objets sensuels) et l’idéalisme transcendental est le réalisme dans sa signification absolue. »

Ce Dieu de Baruch Spinoza placé en la conscience individuelle est totalement conforme à l’esprit protestant de la bourgeoisie progressiste. Chaque être devient son propre juge, d’où le fameux appel d’Emmanuel Kant au triomphe de l’impératif catégorique, dont les principes sont les suivants :

« Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »

« Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. »

« L’idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle.  »

« Agis selon les maximes d’un membre qui légifère universellement en vue d’un règne des fins simplement possible. »

Ce fétichisme de la conscience individuelle comme « Dieu » local est complet : Emmanuel Kant est un auteur des Lumières, appelant au triomphe de l’entendement au moyen du progrès de la raison, au moyen de l’Aufklärung, signifiant éducation, éclaircissement, et utilisé en allemand comme terme pour désigner les Lumières.

=>Retour vers le dossier Galilée, Newton, Kant
et la reconnaissance de l’espace et du temps

Les phénomènes et les noumènes de Kant

Emmanuel Kant reconnaît l’espace-temps, et toute son œuvre consiste à tenter d’évaluer de quelle manière la vie humaine doit s’organiser dans cet espace-temps. Il est clairement sur une position matérialiste, cependant il ne fait qu’entrevoir la dialectique, et butte par conséquent sur le rapport entre le corps et l’esprit.

Dans la Critique de la faculté de juger, il dit ainsi qu’Épicure a raison, à ceci près qu’il a tort de ne pas séparer les plaisirs du corps et ceux de l’esprit. Pour Emmanuel Kant, en effet, l’esprit est un prolongement structurel du corps.

Il y a donc les plaisirs du corps, que Emmanuel Kant reconnaît tout à fait : il est matérialiste sur ce plan. Toutefois, il accorde une dignité supérieure à l’esprit. En cela, il correspond parfaitement à l’idéologie protestante, dont Johann Sebastian Bach est le représentant en musique.

Cette hiérarchisation est la base de la construction d’Emmanuel Kant. Son évaluation des œuvres d’art est extrêmement connue : ce qui plaît au corps, au goût, relève de l’agréable, tandis que le véritable « beau » passe par l’esprit et est de ce fait universel.

Plus une œuvre d’art en appelle à l’esprit, plus elle est d’une qualité supérieure. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’on parle de la position d’Emmanuel Kant à ce sujet, on traite toujours des tableaux, jamais de la musique.

Emmanuel Kant a une opinion défavorable de la musique, car elle ne met en jeu que les affects, sans les consolider – c’est là qu’on retrouve l’espace et le temps, c’est là qu’on retrouve son appel à transformer la matière. Ici, la musique ne se déroule que dans le temps, elle n’arrive pas à s’agripper matériellement, par l’espace.

Inversement, une œuvre d’art comme un tableau s’impose dans la même réalité spatiale que l’être humain. Elle est durable et témoigne du développement de l’esprit dans « l’urbanité ». La transformation de la matière est liée à la durée.

Du point de vue du matérialisme dialectique, cela signifie qu’Emmanuel Kant raisonne en termes d’images. Des images profondes façonnent l’esprit, tandis que des images superficielles ne font que l’effleurer, telle est son évaluation.

Portrait d’Emmanuel Kant,
vers 1790, auteur inconnu

Il se pose alors ici une question essentielle, qui montre la contribution de Emmanuel Kant au matérialisme. Si, en effet, on part du principe que les sensations fournissant des images aux êtres humains, et qu’il n’y a rien d’autre dans l’esprit humain, pas d’âme, alors d’où vient la capacité à décoder ces images ?

Prenons par exemple un stylo et admettons que jusqu’à présent on en ait connu que des versions où le bouchon se tire pour être retiré. Dans ce cas précis, il faut le dévisser : on connaît le principe de dévisser au préalable et on a vite fait de trouver comment faire.

Cependant, tout le problème repose dans ce au préalable : qu’y a-t-il au préalable dans l’esprit humain lorsque celui-ci interprète les sensations, lorsqu’il les déchiffre ? Comment découvre-t-on le fait de dévisser avant de le connaître au préalable en tant que concept ?

C’est ici qu’on trouve précisément l’intérêt d’Emmanuel Kant.

Pourquoi cela ? La raison en est simple : chez Aristote, Avicenne et Averroès, l’être humain ne pense pas. Il a, en quelque sorte, une conscience immédiate, et une conscience plus construite qui est par définition universelle. Lorsqu’on pense réellement, on est comme un ordinateur relié en réalité à un superordinateur central. La compréhension est « immédiate ».

Mais avec les Lumières apparaît l’individu sur la scène historique. Pour poursuivre avec l’allégorie, on a ici des individus qui ne relient pas leur ordinateur local au superordinateur, mais ont un système d’exploitation pré-installé.

Reste à voir comment ce système a été préinstallé. Emmanuel Kant ne trouve pas la solution, mais il a été capable d’en bricoler une, appelée la « déduction transcendantale ». Il y a ici un moment capital, au coeur de toute la conception bourgeoise de la science.

Emmanuel Kant explique la chose suivante tout d’abord :

a) Nous avons des sens. Par les expériences que nous faisons, les sens nous fournissent des informations.

b) Ces informations sont à la fois brutes, « crues » dit Emmanuel Kant, ainsi que multiples.

c) Au moyen de l’entendement, nous parvenons à rassembler ces informations pour les unifier. Par exemple nous voyons quelque chose qui a des roues, des portes, un volant, etc. : ce sont des informations diverses et l’entendement les rassemble pour former le concept de voiture.

Emmanuel Kant parle donc de l’entendement, c’est-à-dire des

« fonctions qui consistent à ramener nos représentations à l’unité, en substituant à une représentation immédiate une représentation plus élevée qui contient la première avec beaucoup d’autres, et qui sert à la connaissance de l’objet, de sorte que beaucoup de connaissances possibles se trouvent réunies en une seule (…).

L’entendement en général peut-être représenté comme une faculté de juger. »

Emmanuel Kant s’aperçoit nécessairement que le problème ici est qu’on connaissait, pour reprendre l’exemple donné, le concept de voiture au préalable. Il a bien fallu toutefois, la première fois, conceptualiser le principe de « voiture ». D’où provient cette capacité à conceptualiser ?

Avec Aristote, le problème ne se posait pas : on a un moteur divin qui a donné naissance au monde, et le monde obéit à des règles. Faire de la science avec Aristote, c’est donc raisonner en termes de causes et d’effet, de cycles qui se répètent, etc. On « retombe » forcément sur des principes généraux, toujours similaires, se répétant à l’infini.

Or, la science a, avec l’apparition de la bourgeoisie, compris que les choses n’étaient pas aussi simples. Il n’existe pas des catégories scientifiques universelles et se rejoignant toutes, qu’on pourrait retrouver de manière logique et inévitable en réfléchissant correctement – tout au moins, à ses yeux: seule le classe ouvrière peut unifier les sciences, avec le matérialisme dialectique.

Si donc on ne peut pas justifier l’existence de lois scientifiques par un moteur divin, il faut bien trouver une démarche pour remplacer cela, et c’est ce que fait Emmanuel Kant.

Voici comment il procède, de manière très subtile, tellement subtile que la Critique de la Raison pure a été une œuvre commentée de manière très régulière, afin d’expliciter les difficultés des différents moments de la construction.

La première étape consiste en le renversement de la position averroïste concernant la pensée. Chez Aristote et Averroès, l’être humain dispose d’un entendement – l’intellect – qui n’a de réalité en tant que telle qu’en tant qu’il relève de l’intellect agent qui est universel. L’être humain ne pense pas individuellement, il ne fait que « retrouver » la pensée unique dans un monde unique.

Emmanuel Kant renverse le positionnement et il donne sa légitimité à l’intellect qu’on pourrait appeler « local ». Il adopte ici la position de René Descartes et de son « Je pense donc je suis », afin d’éviter les soucis très nombreux que pose la position d’Aristote et d’Averroès, puisqu’elle gomme de manière quasi complète la personnalité sans expliquer pourquoi ni comment des individus « différents » peuvent exister.

A la différence de René Descartes cependant, le « je pense donc je suis » passe par les sens : Emmanuel Kant prolonge le matérialisme anglais, qu’il assume. Ce qu’on apprend, on l’apprend par les sens ; on n’est pas dans l’idéalisme cartésien avec une âme qui se balade et utilise arbitrairement les mathématiques.

Les sens sont propres aux individus, donc les individus existent, par la conscience de soi, la conscience de ses sens. On a un entendement qu’on peut qualifier de « local », sinon ce qu’on ressentirait serait une avalanche de sensations sans délimitations personnelles :

« C’est uniquement parce que je puis saisir en une conscience la diversité de ces représentations que je les appelle toutes mes représentations ; autrement le moi serait aussi bigarré que les représentations dont j’ai conscience. »

Reste à établir le rapport entre la conscience de soi et les sens. Comment faire ? Qu’ont-ils en commun ?

S’il avait été matérialiste, Emmanuel Kant aurait choisi l’espace : l’esprit est de la matière grise, de la matière obéissant aux mêmes développements que la matière en général. Toutefois, pour des raisons historiques, il a choisi le temps. Il n’avait pas les moyens de faire différemment, ne connaissant pas la dialectique de la matière.

Cela fait que chez Emmanuel Kant il y a trois étapes : les sens qui fournissent les informations, l’entendement qui relie ces informations entre elles, et donc un troisième élément, la « raison », qui généralise en lois ce qui a été relié par entendement.

Par cela, la « science » est justifiée : c’est la généralisation de principes acquis par l’entendement, au nom du fait que l’esprit et la matière se placent dans le même temps.

Toutefois, le prix à payer a été énorme : en plaçant l’esprit dans le temps mais pas dans l’espace, la matière est repoussée et Emmanuel Kant est obligé de relativiser la science. Il considère que la science est notre science, en tant que science de notre rapport personnel au monde.

Ce qu’est la matière en elle-même, on ne le sait pas, car on n’a pas de contact spatial avec, seulement un lien temporel. On connaît donc les choses pour soi – les phénomènes, mais jamais les choses en soi – les noumènes.

Par la suite apparaîtra un néo-kantisme se précipitant sur ce terrain pour transformer tout le kantisme en idéalisme.

=>Retour vers le dossier Galilée, Newton, Kant
et la reconnaissance de l’espace et du temps

Kant et l’espace-temps

La grande limitation de Emmanuel Kant est d’attribuer au temps un mouvement qu’il ne donne pas à l’espace.

S’il l’avait fait, il aurait reconnu l’espace-temps est tant que tel, et aurait pu saisir le mouvement comme inhérent à l’espace-temps, et donc à la matière qui est sa réalité. C’est le principe du matérialisme dialectique, l’auto-mouvement de la matière, obéissant à la dialectique.

Pour Emmanuel Kant, l’espace-temps n’est au sens strict qu’un moyen pour comprendre les phénomènes auxquels on fait face. Pour lui, ni le temps ni l’espace n’ont de réalité universelle en tant que telle : ils sont liées à une vision que l’on aurait pour ainsi dire automatiquement (et il ne dit pas pourquoi, la seule réponse étant que nous sommes nous-mêmes un élément matériel, une composante de l’espace-temps).

Il y a donc un souci, et Emmanuel Kant s’en doute. L’option matérialiste authentique reconnaît ce que nous appelons la dignité du réel. Selon cette approche, la sensibilité rencontre un phénomène dans un temps précis, de manière concrète. Or, cette dimension concrète, à un moment donné, s’oppose à la conception du temps comme une sorte de ligne droite infinie abstraite.

Emmanuel Kant tente alors d’expliquer que le temps concret n’est que celui où nous abordons le phénomène :

« Le temps n’est donc qu’une condition subjective de notre (humaine) intuition (qui est toujours sensible, c’est-à-dire qui se produit en tant que nous sommes affectés par les objets), et il n’est rien en soi en dehors du sujet.

Il n’en est pas moins nécessairement objectif par rapport à tous les phénomènes, par suite, aussi, par rapport à toutes les choses qui peuvent se présenter à nous dans l’expérience.

Nous ne pouvons pas dire que toutes les choses sont dans le temps, puisque, dans le concept des choses en général, on fait abstraction de tout mode d’intuition de ces choses, et que l’intuition est la condition particulière qui fait entrer le temps dans la représentation des objets.

Or, si l’on ajoute la condition au concept et que l’on dise : toutes les choses en tant que phénomènes (objets de l’intuition sensible) sont dans le temps, alors le principe a sa véritable valeur objective et son universalité a priori.

Ce que nous avons dit nous apprend donc la réalité empirique du temps, c’est-à-dire sa valeur objective par rapport à tous les objets qui peuvent jamais être donnés à nos sens. »

Emmanuel Kant reconnaît un temps universel, mais cela rentre en contradiction avec sa considération qu’un phénomène n’existe que pour nous à un moment particulier : nous ne pourrions connaître la vraie substance du phénomène seulement son rapport avec nous.

Arthur Schopenhauer s’est ici étonné et a reproché par la suite à Emmanuel Kant de ne pas dire franchement qu’il n’y a « pas d’objet sans sujet ».

Il y a alors une contradiction qui apparaît, car cela fonctionnait en théorie pour l’espace, puisqu’un phénomène peut être à un endroit d’une certaine manière pour nous, mais avoir d’autres aspects, comme par exemple une fleur que l’on sent et qui en même temps est enracinée dans le sol.

Mais cela ne marche plus en pratique pour le temps, car le temps n’est pas divisible : la fleur est en même temps dans le sol alors qu’on la sent. S’il y a de fait un seul temps, alors on devrait être capable de reconnaître qu’il n’y a qu’un seul temps et nous-mêmes y être impliqués, sans inventer un temps particulier propre à la rencontre des sens avec un phénomène (Henri Bergson passera par là pour inventer son concept de « durée »).

En poussant cela, on peut considérer que nous sommes nous-mêmes dans le temps (l’hindouisme est parti dans la direction inverse de Henri Bergson en considérant qu’effectivement nous sommes le temps et que l’espace est une illusion).

Voici comment Emmanuel Kant argumente face à la critique qu’on peut lui faire au sujet de cette contradiction :

« Contre cette théorie qui attribue au temps une réalité empirique, mais qui en combat la réalité absolue et transcendantale, j’ai rencontré de la part d’hommes perspicaces une objection si unanime que j’en conçus qu’elle doit se présenter naturellement à l’esprit de tout lecteur qui n’est pas habitué à ces considérations.

Elle se formule ainsi.

Il y a des changements réels (c’est ce que prouve la succession de nos propres représentations, quand même on voudrait nier les phénomènes extérieurs ainsi que leurs changements). Or, des changements ne sont possibles que dans le temps, le temps est donc quelque chose de réel.

La réponse n’offre aucune difficulté. J’accorde l’argument tout entier.

Le temps est, sans doute, quelque chose de réel, à savoir, la forme réelle de l’intuition intérieure. Il a donc une réalité subjective par rapport à l’expérience interne, c’est-à-dire que j’ai réellement la représentation du temps et de mes déterminations en lui.

Il faut donc le considérer réellement non pas comme objet, mais comme un mode de représentation de moi-même en tant qu’objet.

Mais, si je pouvais m’intuitionner moi-même ou si un autre être pouvait m’intuitionner, sans cette condition de la sensibilité, ces mêmes déterminations que nous nous représentons comme des changements, nous donneraient une connaissance dans laquelle on ne trouverait plus la représentation du temps, ni par suite, celle du changement.

La réalité empirique du temps demeure donc comme condition de toutes nos expériences.

Seule, la réalité absolue ne peut pas lui être attribuée, d’après ce qu’on a avancé plus haut. Il n’est que la forme de notre intuition intérieure.

Si on lui enlève la condition particulière de notre sensibilité, alors le concept de temps s’évanouit ; il n’est pas inhérent aux objets eux-mêmes, mais simplement au sujet qui les intuitionne. »

Emmanuel Kant tente de s’en sortir par un tour de passe-passe : puisque le phénomène n’est connu que par la sensibilité à un moment X, je n’ai pas besoin d’accepter, pour ce moment X, qu’il y ait une ligne droite infinie représentant le temps, avec le moment X placé dessus.

Le temps et l’espace ne sont donc que des sortes de lieux consistant en des stocks de phénomènes, ou bien un moyen de décrire :

« Le temps et l’espace sont par conséquent deux sources de connaissance où l’on peut puiser a priori diverses connaissances synthétiques, comme la mathématique pure en donne un exemple éclatant, relativement à la connaissance de l’espace et de ses rapports.

C’est qu’ils sont tous les deux pris comme des formes pures de toute intuition sensible et qu’ils rendent par là possibles des propositions synthétiques a priori.

Mais ces sources de connaissance se déterminent leurs limites par là même (qu’elles sont simplement des conditions de la sensibilité) ; c’est qu’elles ne se rapportent aux objets qu’en tant qu’ils sont considérés comme phénomènes et non qu’ils sont pris pour des choses en soi.

Les phénomènes forment seuls le champ où elles aient de la valeur ; si l’on sort de ce champ, on ne trouve plus à faire de ces formes un usage objectif.

Cette réalité de l’espace et du temps laisse du reste intacte la certitude de la connaissance par expérience, car nous en sommes toujours aussi certains, que ces formes soient nécessairement inhérentes aux choses en soi ou simplement à notre intuition des choses. »

Seulement voilà : notre existence est elle-même un phénomène. Emmanuel Kant est ici borné par l’idéologie bourgeoise, où chaque individu ressent avec ses sens particuliers un phénomène, à un moment concret, sans que cela fasse partie d’un tout, d’un seul ensemble.

En fait, ce qu’il faut reconnaître et que Emmanuel Kant n’a pas pu voir, c’est qu’il n’y a qu’une seule réalité, qu’un seul temps, qu’un seul espace, et que tout cela ne se décompose pas en êtres sensibles ressentant des phénomènes, l’univers entier étant un seul et même phénomène. Emmanuel Kant a dû s’en sortir en inventant le concept de « phénomène  » et de « noumène ».

=>Retour vers le dossier Galilée, Newton, Kant
et la reconnaissance de l’espace et du temps

Kant et le temps

Que nous dit Emmanuel Kant au sujet du temps ? En apparence, il dit la même chose qu’au sujet de l’espace : de la même manière qu’on pense que les choses extérieures à nous se meuvent dans l’espace, on sait qu’il y a une succession de moments.

On ne fait pas l’expérience du temps, on sait à la base qu’il existe, sinon on ne pourrait pas le concevoir, on vivrait dans l’immédiat tout le temps, sans conscience d’un passé ou d’un futur.

Emmanuel Kant, cependant, n’assimile pas le temps à la matière, aux phénomènes. Pour lui, les phénomènes se déroulent dans le temps, celui-ci étant une sorte de cadre prédéfini qu’on ne peut pas ne pas concevoir. Il explique ainsi que :

« Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les institutions.

On ne saurait exclure le temps lui-même par rapport aux phénomènes en général, quoiqu’on puisse fort bien faire abstraction des phénomènes dans le temps.

Le temps est donc donné a priori.

En lui seul est possible toute réalité des phénomènes. Ceux-ci peuvent bien disparaître tous ensemble, mais le temps lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé. »

Il semble qu’il n’y ait donc pas de différence avec sa conception de l’espace : celui-ci et le temps ne semblent être qu’un cadre, un lieu où se déroule les phénomènes. Dans les deux cas, on le sait a priori.

Seulement, Emmanuel Kant fait une précision de taille : il souligne le caractère infini du temps. Il dit ainsi :

« L’infinité du temps ne signifie rien de plus sinon que toute grandeur déterminée du temps n’est possible que par des limitations d’un temps unique qui lui sert de fondement. Aussi faut-il que la représentation originaire de temps soit donnée comme illimitée (…).

Le temps ne peut pas être une détermination des phénomènes extérieurs, il n’appartient ni à une figure, ni à une position, etc. ; au contraire, il détermine le rapport des représentations dans notre état interne.

Et, précisément parce que cette intuition intérieure ne fournit aucune figure, nous cherchons à suppléer à ce défaut par des analogies et nous représentons la suite du temps par une ligne qui se prolonge à l’infini et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une dimension, et nous concluions des propriétés de cette ligne à toutes les propriétés du temps, avec cette seule exception que les parties de la première sont simultanées, tandis que celles du second sont toujours successives.

Il ressort clairement de là que la représentation du temps lui-même est une intuition, puisque tous ses rapports peuvent être exprimés par une intuition extérieure. »

Que dit Emmanuel Kant, de manière relativement obscure ?

En fait, il est obligé de se plier au matérialisme par l’intermédiaire du concept de temps, pour une raison très simple.

L’espace, c’est en quelque sorte un lieu où se meuvent des phénomènes. Mais ceux-ci ne sont pas nous : il y a une place pour l’idéalisme, dans la mesure où on peut prétendre ne pas les connaître ni vraiment, ni tous, etc.

Par contre, le concept de temps ne permet pas ce regard extérieur. La personne qui constate des phénomènes est elle-même inscrit dans le même temps que ceux-ci, alors que sur le plan spatial elle est ailleurs (même si dans le même cadre).

De la même manière, le présent est le présent de l’ensemble de la réalité, pas que de soi-même. On peut être dans un espace différent, mais on est nécessairement dans le même temps, et cela tout le temps.

Cela signifie que Emmanuel Kant avait l’option possible de « casser » le temps – ce que Henri Bergson fera en opposant le temps universel à la durée, qui est la perception personnelle du temps.

Emmanuel Kant lui par contre s’en tient fermement au temps comme donnée universelle ; il reconnaît qu’on imagine en quelque sorte le temps telle une ligne droite infinie indiquant les différents moments, mais que face à un phénomène, on existe en même temps.

Voici comment, également de manière obscure, Emmanuel Kant souligne que la personne qui perçoit un phénomène vit dans le même temps que celui-ci :

« Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général.

L’espace, en tant que forme pure de l’intuition extérieure, est limité, comme condition a priori, simplement aux phénomènes externes.

Au contraire, comme toutes les représentations, qu’elles puissent avoir ou non pour objets des choses extérieures, appartiennent, pourtant, en elles-mêmes, en qualité de déterminations de l’esprit, à l’état interne, et comme cet état interne est toujours soumis à la condition formelle de l’intuition intérieure et que, par suite, il appartient au temps, le temps est une condition a priori de tous les phénomènes en général et, à la vérité, la condition immédiat des phénomènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la condition médiate des phénomènes extérieurs. »

En fait, Emmanuel Kant sait qu’il y a une contradiction : les phénomènes n’existent selon lui que parce qu’ils sont perçus, donc il pourrait couper le temps en autant de parties qu’il y a de phénomènes. Toutefois, on aboutirait à une absurdité, et de plus Emmanuel Kant est bien obligé de reconnaître le mouvement, qui doit bien venir de quelque part, et cela ne saurait être l’espace puisque Emmanuel Kant réfute la « pichenette » divine à la base du mouvement.

Ne pouvant, pour des raisons historiques, comprendre que le mouvement est inhérent à la matière (il faut la classe ouvrière pour cela), il considère que la matière se déplace seulement. Cependant, et c’est là son apport, il met de côté Dieu comme source du mouvement, et place l’origine de celui-ci dans le temps.

Par conséquent, le temps se voit reconnu, il est le lieu de la transformation, son vecteur.

C’est par le temps que l’on sait que quelque chose a changé dans l’espace :

« Dans l’espace, considéré en lui-même, il n’y a rien de mobile ; il faut donc que le mobile soit quelque chose qui n’est trouvé dans l’espace que par l’expérience, et, par conséquent, une donnée empirique.

Par là même l’Esthétique transcendantale ne saurait compter parmi ces données a priori le concept du changement, car ce n’est pas le temps lui-même qui change, mais quelque chose qui est dans le temps.

Il suppose donc la perception d’une certaine existence et de la succession de ses déterminations, — par suite, l’expérience. »

Ce qui justifie l’expérience, c’est qu’elle appréhende quelque chose dans le temps, un temps infini qui permet de reconnaître l’existence de ces phénomènes. Le temps n’existe pas en tant que tel, il n’est pas une qualité des phénomènes, mais une sorte d’espace non plus statique, mais lieu de la transformation.

=>Retour vers le dossier Galilée, Newton, Kant
et la reconnaissance de l’espace et du temps

Kant et l’espace

Comment Emmanuel Kant a-t-il pu reconnaître la nature, et considérer qu’elle se transformait ?

Pour comprendre cela, il faut étudier ce qu’il dit d’un côté au sujet de l’espace, de l’autre au sujet du temps. Son point de vue a été expliqué dans son œuvre « classique » : la Critique de la raison pure.

Première édition de la Critique de la raison pure, 1781

Que nous dit Emmanuel Kant au sujet de l’espace ? Pour lui, on est obligé de reconnaître que l’espace existe. On sait que l’espace existe : on sait que des objets existent par exemple à côté de nous. Ce ne sont pas les objets qui nous le diraient, dans un langage qu’on comprendrait au moyen des sensations, car on sait à la base qu’il y a des choses en plus de nous.

On admet, selon Emmanuel Kant, à la base même, qu’il existe des choses en plus de nous, et où pourraient-elles se trouver, si ce n’est dans l’espace ? Emmanuel Kant dit ainsi :

« L’espace est une représentation nécessaire, a priori, qui sert de fondement à toutes les intuitions extérieures. Il est impossible de se représenter qu’il n’y ait point d’espace, quoiqu’on puisse bien concevoir qu’il ne s’y trouve pas d’objets.

Il est donc considéré comme la condition de la possibilité des phénomènes, et non pas comme une détermination qui en dépende, et il n’est autre chose qu’une représentation a priori, servant nécessairement de fondement aux phénomènes extérieurs. »

L’espace est ainsi une « intuition », tellement forte que si on imagine des espaces, on les conçoit comme se situant à l’intérieur de l’espace. Par définition, on pense que l’espace est infini, et c’est bien la preuve que ce concept ne nous est donné par les objets, mais existe à la base même.

Seulement, à la base de quoi ? Pour le matérialisme dialectique, la réponse est : à la base de l’univers, qui est infini dans l’espace et dans le temps. Emmanuel Kant, lui, pose l’être humain comme base. Selon lui, l’être humain vit dans l’univers, mais à son échelle pour ainsi dire.

Donc quand l’être humain entre en rapport avec les objets dans l’espace, il perçoit l’espace par ces objets. Il dit ainsi :

« Nous ne pouvons donc parler de l’espace, de l’être étendu, etc., qu’au point de vue de l’homme.

Si nous sortons de la condition subjective sans laquelle nous ne saurions recevoir d’intuitions extérieures, c’est-à-dire être affectés par les objets, la représentation de l’espace ne signifie plus rien. »

Ainsi, l’espace est perçu par l’intermédiaire d’objets, et si l’on supprime – en esprit – toutes les qualités (poids, grandeur, etc.) à ces objets, alors selon Emmanuel Kant on a une « intuition pure » de ces objets, qu’il appelle également « espace ».

Chacun a ainsi sa propre perception de l’espace :

« Comme nous ne saurions faire des conditions particulières de la sensibilité les conditions de la possibilité des choses, mais celles seulement de leur manifestation phénoménale, nous pouvons bien dire que l’espace contient toutes les choses qui peuvent nous apparaître extérieurement, mais non toutes les choses en elles-mêmes, qu’on puisse ou non les intuitionner et quel que soit le sujet qui le puisse.

En effet, il nous est impossible de juger des intuitions que peuvent avoir d’autres êtres pensants et de savoir si elles sont liées aux mêmes conditions qui limitent nos intuitions et qui sont pour nous universellement valables. »

L’espace est alors le lieu d’une sorte de vision sans sensation, où chaque objet devient en quelque sorte pur, « transcendantal ». Nous ne percevons également les phénomènes que personnellement, à notre manière.

Emmanuel Kant précise bien ici :

« Le concept transcendantal des phénomènes dans l’espace est un avertissement critique qu’en général rien de ce qui est intuitionné dans l’espace n’est une chose en soi, et que l’espace n’est pas une forme des choses, — forme qui leur serait propre en quelque sorte en soi, — mais que les objets ne nous sont pas du tout connus en eux-mêmes et que ce que nous nommons objets extérieurs n’est pas autre chose que de simples représentations de notre sensibilité dont la forme est l’espace, et dont le véritable corrélatif, c’est-à-dire la chose en soi, n’est pas du tout connu et ne peut pas être connu par là.

Mais on ne s’en enquiert jamais dans l’expérience. »

C’est là un concept totalement idéaliste. Comme chez Platon on a en quelque sorte des idées pures, des objets purs, sauf que ce « monde des idées » est dans notre univers (et non pas dans l’au-delà). On ne perçoit par contre, pareillement, de ces objets qu’une dimension concrète, par les sens.

La vérité est alors toujours relative : on voit facilement comment le subjectivisme bourgeois a pu s’appuyer dessus.

On comprend pourquoi Gonzalo a pu faire dans sa jeunesse un mémoire de philosophie sur la théorie de l’espace chez Emmanuel Kant: c’est un exercice important que de la réfuter.

Néanmoins, il n’y a là pas grand-chose chez Emmanuel Kant qui soit fondamentalement différent de ce qu’a pu dire René Descartes, pour qui l’on doit être « comme maître et possesseur de la nature » : l’espace est reconnu comme lieu du travail. La reconnaissance des sens par rapport aux objets, on la retrouve pareillement déjà chez les empiristes anglais, Francis Bacon en tête.

Où est alors l’originalité de Emmanuel Kant, ses apports ?

Elle réside dans sa conception du temps.

=>Retour vers le dossier Galilée, Newton, Kant
et la reconnaissance de l’espace et du temps

Kant et le ralentissement de la rotation de la terre par la marée

Selon les termes de Friedrich Engels, la théorie du ralentissement de la rotation de la terre par la marée énoncée par Emmanuel Kant est l’une de ses « deux hypothèses géniales ». La théorie est issue d’un essai d’à peine neuf pages dont l’objectif initial était de répondre à un problème posé par l’Académie Royale des Sciences, à savoir si la rotation de la Terre avait connu des altérations depuis qu’elle existe.

Rejetant l’idée de se baser les connaissances du passé qu’il juge « obscures » et « peu fiables », il s’en remet à l’étude de la nature. Il commence comme suit :

« La Terre tourne sans cesse autour de son axe avec un mouvement libre qui, lui ayant été imprimé depuis le temps de sa formation, continuerait désormais inchangé pour un temps infini et avec la même vitesse et la même direction, sans aucun obstacle ou aucune cause externe pour le ralentir ou l’accélérer.

Je vais montrer qu’une telle cause externe existe en réalité, et que c’est vraiment une cause qui diminue le mouvement de la Terre et tend même à détruire sa rotation, au cours de périodes de temps immensément grandes.

Cet événement, qui est un jour destiné à arriver, est si important et merveilleux que, bien que le moment fatal de cet événement soit tellement lointain que même la capacité de la Terre à être habitée et la durée de la race humaine n’atteindra pas le dixième de cette durée, déjà la simple certitude de ce destin prochain et l’approche constante de sa nature, est digne de notre admiration et de notre observation. »

Emmanuel Kant explique alors qu’il est important de prendre en compte la matière fluide de la planète Terre, dont le mouvement est sensible aux attractions des corps célestes.

Constatant que les océans couvrent un tiers de la surface de la planète et qu’ils sont constamment en mouvement, notamment du fait de l’attraction de la Lune, il affirme qu’une attention particulière doit être donnée à ce phénomène.

Emmanuel Kant tente alors d’estimer, avec les données dont il dispose, le ralentissement de la Terre en nombre d’heures perdues chaque année. Et il conclut :

« Par conséquent, nous ne devrions plus pouvoir douter que le mouvement perpétuel d’est en ouest de l’océan, étant une force réelle et considérable, contribue tout le temps à la diminution de la rotation axiale de la Terre, le résultat devant devenir perceptible au bout de longues périodes de temps.

Désormais la preuve doit à juste titre être fournie pour soutenir cette hypothèse ; mais je dois confesser que je ne peux trouver aucune trace d’un événement qui peut être conjecturé de manière sûre ; je laisse donc aux autres le mérite de compléter le sujet lorsque ce sera possible. »

L’essai a ainsi été récompensé par l’Académie des Sciences de Berlin en 1754. Et, aujourd’hui encore, il est toujours cité comme découvreur du ralentissement de la rotation de la Terre.

Mais, à la fin de son essai, il aborde également un sujet qui a trait à la deuxième hypothèse géniale dont il est à l’origine : la formation de la Lune. Il explique ainsi :

« Il peut être inféré en toute certitude que l’attraction que la Terre exerce sur la Lune au temps de sa formation originelle, lorsque sa masse était encore fluide, a pu faire diminuer la rotation axiale – que cette planète voisine est supposée avoir exercer en ce temps avec une vélocité plus grande – de la manière indiquée par le résidu régulé.

A partir de cela, nous voyons aussi que la Lune est un corps céleste tardif, qui a été ajouté à la Terre après que cette dernière a déjà franchi l’état fluide et passé à l’état solide ; sans quoi l’attraction de la Lune l’aurait sans doute soumis, dans un temps court, au même destin auquel la Lune a été soumis sous l’influence de notre Terre.

Cette dernière remarque peut être vue comme un échantillon de l’Histoire Naturelle des Cieux, dans laquelle le premier état de la nature, la production des corps célestes et les causes de leur connexion systématique, devrait être déterminé à partir des indications ou des traces que montrent les relations dans la structure du monde. »

En 1754 donc, Emmanuel Kant expose une conception particulièrement perspicace de la formation des corps célestes. L’année suivante, il continuera à étoffer cette théorie en publiant un essai sur l’Histoire universelle de la nature et théorie du ciel.

=>Retour vers le dossier Galilée, Newton, Kant
et la reconnaissance de l’espace et du temps

«Kant est l’initiateur de deux hypothèses géniales»

Immanuel Kant est le premier penseur permettant à la science de rompre avec le déisme, justifiant enfin le monde sans besoin d’une « pichenette » divine à l’origine. Citons ici de nouveau Friedrich Engels, cette fois dans l’Anti-Dühring, soulignant l’importance d’Emmanuel Kant :

« La théorie kantienne qui place l’origine de tous les corps célestes actuels dans des masses nébuleuses en rotation, a été le plus grand progrès que l’astronomie eût fait depuis Copernic.

Pour la première fois s’est trouvée ébranlée l’idée que la nature n’a pas d’histoire dans le temps.

Jusque-là, les corps célestes passaient pour être demeurés dès l’origine dans des orbites et des états toujours identiques ; et même si, sur les divers corps célestes, les êtres organiques individuels mouraient, les genres et les espèces passaient cependant pour immuables.

Certes, la nature était évidemment animée d’un mouvement incessant, mais ce mouvement apparaissait comme la répétition constante des mêmes processus.

C’est Kant qui ouvrit la première brèche dans cette représentation qui répondait tout à fait au mode de penser métaphysique, et il le fit d’une manière si scientifique que la plupart des démonstrations qu’il a utilisées sont encore valables aujourd’hui.

A vrai dire, la théorie kantienne est restée jusqu’à nos jours, rigoureusement parlant, une hypothèse.

Mais jusqu’à maintenant, le système copernicien de l’univers n’est lui-même rien de plus, et l’opposition scientifique à la théorie de Kant a dû se taire depuis que le spectroscope a prouvé, d’une façon qui réduit à néant toute contestation, l’existence sur la voûte céleste de ces masses gazeuses en ignition. »

Emil Doerstling (1859-1940), Kant et ses compagnons de table, 1892/1893

Emmanuel Kant a ainsi joué un rôle très important dans le domaine scientifique. Mais pourquoi est-il désormais, alors, mis en avant comme le grand penseur de l’idéalisme ?

La raison en est que l’idéalisme allemand, auquel il appartient, s’est effondré, car Hegel a fait avancer les choses, en reconnaissant le mouvement et en plaçant celui-ci dans la réalité elle-même, avec le travail comme moyen de la reconnaissance d’une conscience par les autres. Ajustée, corrigée, remise sur ses pieds, la pensée de Hegel pouvait céder la place au marxisme.

Voici comment Friedrich Engels résume cela, parlant des deux philosophies dialectiques historiques principales :

« La première est la philosophie grecque. Ici, la pensée dialectique apparaît encore dans sa simplicité naturelle, sans être encore troublée par les charmants obstacles que la métaphysique des XVIIe et XVIIIe siècles – Bacon et Locke en Angleterre, Wolff en Allemagne – s’est élevée elle-même et avec lesquels elle s’est barré le passage de la compréhension du singulier à la compréhension du tout, à l’intelligence de l’enchaînement universel.

Chez les Grecs – précisément parce qu’ils n’étaient pas encore parvenus à la désarticulation, à l’analyse de la nature – la nature est encore conçue comme un tout, dans son ensemble. L’enchaînement général des phénomènes de la nature n’est pas démontré dans le détail, il est pour les Grecs le résultat de l’intuition immédiate.

C’est en cela que réside l’insuffisance de la philosophie grecque, insuffisance qui l’a obligée par la suite à céder la place à d’autres façons de voir. Mais c’est aussi en cela que réside sa supériorité sur tous ses adversaires métaphysiques postérieurs (…).

La deuxième forme de la dialectique, celle qui est la plus familière aux savants allemands, est la philosophie classique allemande de Kant à Hegel. Ici, les premiers pas sont déjà faits, puisque, même en dehors du néo-kantisme déjà cité, il revient à la mode de revenir à Kant.

Depuis que l’on a découvert que Kant est l’initiateur de deux hypothèses géniales sans lesquelles la science théorique actuelle de la nature ne peut aller de l’avant – la théorie précédemment attribuée à Laplace sur l’origine du système solaire et la théorie du ralentissement de la rotation de la terre par la marée – Kant a été, à juste titre, remis en honneur par les savants.

Mais ce serait une besogne inutilement pénible et peu profitable que de vouloir étudier la dialectique chez Kant depuis qu’on trouve un vaste compendium de la dialectique, quoique développé en partant de prémisses tout à fait fausses, dans les oeuvres de Hegel. »

De fait, Emmanuel Kant est le premier penseur d’un courant à laquelle appartiennent Johann Gottlieb Fichte et Hegel, mais seul ce dernier forme un socle suffisant. Emmanuel Kant, dans son orientation scientifique, était limité par son époque.

Pour cette raison, il a posé des limites dans la connaissance, affirmant qu’on ne pourrait jamais connaître la « chose en soi », c’est-à-dire la chose en elle-même. On ne pourrait, de manière scientifique, que connaître le phénomène en ce qu’il a un rapport avec nous.

C’est là un idéalisme niant la compréhension du mouvement interne du phénomène : c’est là imposer une limitation qui va justement être systématiquement reprise, par la suite, par le néo-kantisme qui forme la véritable base de la démarche bourgeoise dans les sciences.

La bourgeoisie, toujours plus réactionnaire, s’est donc replongée dans l’idéalisme allemand, pour n’en tirer évidemment que les éléments les plus faux, les plus idéalistes. Friedrich Engels note ainsi :

« Dans les Universités, les genres les plus divers d’éclectisme se faisaient concurrence, en ne s’accordant qu’en ceci : ils étaient tous des rapiéçages faits uniquement des chutes de philosophies révolues, et ils étaient tous également métaphysiques.

Des restes de la philosophie classique, il ne réchappa qu’un certain néo-kantisme, dont le dernier mot était la chose en soi éternellement inconnaissable, donc la partie de Kant qui méritait le moins d’être conservée. Le résultat final fut l’incohérence et la confusion qui règnent actuellement dans la pensée théorique. »

=>Retour vers le dossier Galilée, Newton, Kant
et la reconnaissance de l’espace et du temps

«La découverte de Kant était la source de tout progrès ultérieur»

Emmanuel Kant (1724-1804) est un « philosophe » extrêmement connu, et pour cause : nul autre penseur n’a autant systématisé la démarche bourgeoise dans la théorie et dans la pratique. Il n’est pas d’idéalisme aujourd’hui qui ne s’appuie sur Emmanuel Kant pour s’opposer au matérialisme dialectique ; le kantisme est une étude incontournable pour tout penseur bourgeois authentique.

Toutefois, Emmanuel Kant ne représente pas la pensée idéaliste la plus développée – représentant de la bourgeoisie, il a également porté des aspects matérialistes s’opposant à la féodalité, ce qui fait que comprendre Emmanuel Kant, et le kantisme, exige de ne pas avoir en seule perspective le néo-kantisme.

Il faut avoir comme perspective principale, pour la figure d’Emmanuel Kant, les travaux de Galilée et d’Isaac Newton.

Johann Gottlieb Becker (1720-1782),
Immanuel Kant (1724-1804), 1768

Friedrich Engels, à ce titre, parle à plusieurs reprises d’Emmanuel Kant dans son classique La dialectique de la nature. Il y exprime un point de vue qui peut a priori surprendre, tellement on assimile celui-ci à un idéaliste complet, un philosophe bourgeois le plus classique qui soit.

Friedrich Engels attribue même un rôle historique éminent à Emmanuel Kant. Il affirme, de manière indiscutable, qu’il est le porteur de toute une nouvelle époque pour la pensée. Pourquoi ? Parce qu’il est le premier à poser la démarche d’une science reconnaissant la nature, considérant celle-ci comme en mouvement.

La philosophie de la Grèce antique comprenait de nombreux penseurs reconnaissant la nature et interprétant celle-ci comme en mouvement, mais ne maîtrisait pas encore la démarche de l’expérience. Les penseurs de la bourgeoisie naissante avait découvert cette démarche, l’avait systématisée, notamment avec Francis Bacon et René Descartes – pour autant, ils pensaient que le monde avait été « donné » par Dieu aux êtres humains.

Galilée et Isaac Newton souffraient encore de cet emprisonnement métaphysique, où les mathématiques étaient d’origine divine.

Emmanuel Kant joue un rôle historique, car il reconnaît l’existence en tant que telle de l’univers. Il inscrit l’être humain non pas dans une humanité abstraite, séparée du monde qui n’est qu’un matériau fourni par Dieu, mais dans l’univers, dans le temps.

A l’espace affirmé par Galilée et Isaac Newton, Emmanuel Kant ajoute le temps.

Voici comment Friedrich Engels explique ce rôle historique d’Emmanuel Kant :

« Autant, dans la première moitié du XVIIIe siècle, la science de la nature était supérieure à l’antiquité grecque par le volume des connaissances et même par le classement de ses matériaux, autant elle lui était inférieure en ce qui concerne l’emprise de la pensée sur ces matériaux, la conception générale de la nature.

Pour les philosophes grecs, le monde était essentiellement quelque chose qui était sorti du chaos, qui s’était développé, qui était le résultat d’un devenir.

Pour les savants de la période que nous considérons, il était quelque chose d’ossifié, d’immuable : quelque chose qui, pour la plupart d’entre eux, avait été créé d’un seul coup. La science était encore prise profondément dans la théologie.

Partout elle cherche et trouve comme principe dernier une impulsion de l’extérieur, qui n’est pas explicable à partir de la nature elle-même.

Même si l’on conçoit l’attraction, pompeusement baptisée par Newton gravitation universelle, comme une propriété essentielle de la matière, d’où vient la force tangentielle inexpliquée à laquelle, au début, les planètes doivent leurs orbites ? Comment sont nées les innombrables espèces végétales et animales ? Et à plus forte raison l’homme, dont il était pourtant établi qu’il n’a pas existé de toute éternité ?

A ces questions, la science de la nature ne répondait que trop souvent en invoquant la responsabilité du Créateur de toutes choses.

Copernic ouvre cette période en adressant à la théologie une lettre de rupture ; Newton la termine avec le postulat du choc initial produit par Dieu.

L’idée générale la plus haute à laquelle se soit élevée cette science de la nature est celle de la finalité des dispositions établies dans la nature, c’est la plate téléologie de Wolff, selon laquelle les chats ont été créés pour manger les souris, les souris pour être mangées par les chats, et l’ensemble de la nature pour rendre témoignage de la sagesse du Créateur.

C’est un grand honneur pour la philosophie de ce temps qu’elle ne se soit pas laissé induire en erreur par l’état limité des connaissances qu’on avait alors sur la nature et qu’elle ait persisté – de Spinoza jusqu’aux grands matérialistes français – à explorer le monde lui-même en laissant à la science de la nature de l’avenir le soin de donner les justifications de détail.

Si je classe encore les matérialistes du XVIIIe siècle dans cette période, c’est qu’ils n’avaient pas à leur disposition d’autres données scientifiques que celles que j’ai décrites plus haut.

L’œuvre décisive de Kant est restée pour eux un mystère et Laplace n’est venu que longtemps après eux. N’oublions pas que cette conception désuète de la nature, tient que les progrès de la science y fissent des accrocs de toute part, a dominé toute la première moitié du XIXe siècle et que l’essentiel en est enseigné aujourd’hui encore dans toutes les écoles.

La première brèche fut ouverte dans cette conception pétrifiée de la nature non par un savant, mais par un philosophe.

En 1755, paraissait l’Histoire universelle de la nature et la théorie du ciel de Kant. Il n’était plus question de choc initial ; la terre et tout le système solaire apparaissaient comme le résultat d’un devenir dans le temps.

Si la grande majorité des savants avaient moins donné dans cette aversion de la pensée qu’exprime l’avertissement de Newton : « Physique, garde-toi de la métaphysique », ils n’auraient pu manquer de tirer de cette découverte géniale de Kant des conclusions qui leur eussent épargné des égarements sans fin, une somme énorme de temps et de peine dissipée en de fausses directions.

Car la découverte de Kant était la source de tout progrès ultérieur.

Dès lors que la terre était le résultat d’un devenir, son état géologique, géographique et climatique actuel, ses plantes et animaux étaient aussi, nécessairement, le résultat d’un devenir; elle avait nécessairement une histoire faite non seulement de juxtaposition dans l’espace, mais de succession dans le temps.

Si tout de suite l’on avait poussé résolument les recherches dans cette direction, la science, de la nature serait aujourd’hui beaucoup plus avancée qu’elle ne l’est. Mais pouvait-il rien venir de bon de la philosophie ?

L’œuvre de Kant resta sans résultat immédiat, jusqu’au jour où, bien des années après, Laplace et Herschel développèrent son contenu et lui donnèrent un fondement plus précis en mettant peu à peu en honneur l’ « hypothèse de la nébuleuse ».

D’autres découvertes la firent enfin triompher ; les plus importantes d’entre elles ont été : le mouvement propre des étoiles fixes ; la démonstration de l’existence d’un milieu résistant dans l’espace de l’univers ; la preuve, grâce à l’analyse spectrale, de l’identité chimique de la matière dans l’univers et de l’existence de nébuleuses incandescentes telles que Kant les avait supposées. »

Friedrich Engels attribue ainsi un rôle éminemment positif à Emmanuel Kant, qui a dépassé le matérialisme mécaniste qui refusait de reconnaître la nature et de considérer celle-ci comme se transformant.

=>Retour vers le dossier Galilée, Newton, Kant
et la reconnaissance de l’espace et du temps

Galilée, Newton, Kant et la reconnaissance de l’espace et du temps: l’affirmation laïque de la science

La féodalité possédait une conception précise de ce qu’elle appelait la « création » : le monde était statique, fourni tel quel par Dieu, et la société devait se reproduire fidèlement, tout comme la nature se reproduisait à chaque cycle.

Au départ, cette conception n’était pas élaborée véritablement ; ce n’est qu’avec l’irruption du matérialisme en Europe, sous la forme de l’averroïsme, au XIIIe siècle, que la panique devint générale dans la féodalité et qu’une véritable théorie fut construite à ce sujet, notamment par Thomas d’Aquin.

Le paradoxe ici était que la féodalité faisait semblant d’accepter certaines thèses seulement d’Aristote, celles qui lui permettaient de maintenir une position réactionnaire, afin de contrer l’averroïsme qui portait la dimension progressiste d’Aristote. Cela fit que lutter contre la féodalité signifiait lutter également contre ce qui semblait être la philosophie d’Aristote.

Cette précision est d’importance, toutefois, quand on regarde les choses en détail ; ce qui compte le plus, c’est de voir que la féodalité avait une conception bien à elle de la réalité matérielle, de la nature, bref de l’espace et du temps.

Or, la bourgeoisie naissante avait besoin de progrès matériels. Elle ne pouvait se contenter d’accepter la domination idéologique d’une conception disant que tout se répète par cycle, tant dans la nature que dans la société, et que rien ne doit changer, que tout est statique par définition.

La bourgeoisie naissante devait transformer, aussi a-t-elle fourni les moyens matériels de vivre et de travailler à des artisans, des artistes, des penseurs se mettant à son service.

Cela, les rois, les empereurs, les princes, etc. l’avaient parfois déjà fait, ayant besoin d’une meilleure administration, d’une meilleure armée, de meilleurs fonctionnaires. La monarchie absolue de Louis XIV est ici un exemple fameux.

Mais ce n’était rien en comparaison de ce que la bourgeoisie était en mesure de faire.

Rembrandt, La Leçon d’anatomie du docteur Tulp, 1632

Pour libérer la science face aux thèses féodales, la bourgeoisie a eu trois figures magistrales : Galilée, Isaac Newton et Emmanuel Kant, qui se suivent et voient leurs idées s’assembler jusqu’à l’affirmation de :

– la séparation radicale entre la science et la religion ;

– la réflexion sur la technique (avec les instruments) et la science, notamment au moyen de la géométrie et des mathématiques.

Comment ont-ils fait cela ? En chassant Dieu de l’espace et du temps. Telle a été leur mission, tel a été leur rôle historique. Ils ont laïcisé la science – ils ne l’ont pas amené jusqu’à l’athéisme, car seul le matérialisme dialectique peut faire ainsi.

Mais ils ont pu faire en sorte que les scientifiques disposent désormais d’une autonomie de plus en plus complète – avec un prix à payer toutefois.

En rejetant le concept Dieu hors des sciences, la science de l’époque a rejeté le principe d’universel, pour plonger dans le particulier. Elle a abandonné la possibilité d’affirmer une explication du monde qui soit totale – cela, seule la classe ouvrière pourra le faire ensuite, avec le matérialisme dialectique.

Aussi, dans la science portée par la bourgeoisie, ce n’est pas la réalité physique qui prime, mais les mathématiques, c’est-à-dire les calculs aidant la compréhension de la physique du monde local, et basculant toujours plus dans l’abstraction, dans l’idéalisme, dans l’autonomie complète, et cela au nom de la nature « organisée » mathématiquement du monde.

C’était obligatoire de par la vision bourgeoise du monde des scientifiques alors.

Chez Galilée, Isaac Newton, Emmanuel Kant, comme chez les auteurs du matérialisme anglais ou les déistes français (et René Descartes avant eux), la franc-maçonnerie, etc., Dieu a fourni le matériel à la raison humaine, pour en disposer comme bon lui semble.

Dieu a conçu le monde mathématiquement, et la raison humaine peut remonter jusqu’à Dieu par une compréhension rationnelle, mathématique, séparée des sens et de la réalité.

L’espace-temps, en définitive, n’est plus que le « cadre » du monde donné à l’humanité par Dieu. C’est là un point de vue pratique pour la bourgeoisie.

Voici comment le chevalier Louis de Jaucourt expose le point de vue d’Isaac Newton dans son article de l’Encyclopédie au sujet de l’Espace, en 1751 :

« L’autorité de M. Newton a fait embrasser l’opinion du vide absolu à plusieurs mathématiciens. Ce grand homme croyoit, au rapport de M. Locke, qu’on pouvoit expliquer la création de la matière, en supposant que Dieu auroit rendu plusieurs parties de l’espace impénétrables : on voit dans le scholium generale, qui est à la fin des principes de M. Newton, qu’il croyoit que l’espace étoit l’immensité de Dieu ; il l’appelle, dans son optique le sensorium de Dieu, c’est-à-dire, ce par le moyen de quoi Dieu est présent à toutes choses. »

Dieu est présent, mais en même temps absent : il n’est plus que l’origine d’un monde dont la compréhension devient autonome de la religion.

=>Retour vers le dossier Galilée, Newton, Kant
et la reconnaissance de l’espace et du temps