Lénine et Tolstoï, Friedrich Engels et Honoré de Balzac

Lénine a écrit un ouvrage sur Tolstoï, qu’il présente comme un écrivain qui fut le miroir de la révolution russe. Or, le paradoxe, c’est que Tolstoï n’a pas compris la révolution russe, si l’on prend les faits de manière extérieure.

Lénine lit en fait la tendance qui existe dans l’œuvre de Tolstoï, il en voit la valeur en tant que reflet historique. Voici comment il explique cela :

« Il peut sembler, à première vue, étrange et artificiel d’accoler le nom du grand artiste à la révolution qu’il n’a manifestement pas comprise et dont il s’est manifestement détourné. On ne peut tout de même pas nommer miroir d’un phénomène ce qui, de toute évidence, ne le reflète pas de façon exacte.

Mais notre révolution est un phénomène extrêmement complexe ; dans la masse de ses réalisateurs et de ses participants immédiats, il existe beaucoup d’éléments sociaux qui, eux aussi, ne comprenaient manifestement pas ce qui se passait et qui, de même, se détournaient des tâches historiques véritables qui leur étaient assignées par le cours des événements.

Et si nous sommes en présence d’un artiste réellement grand, il a dû refléter dans ses œuvres quelques-uns au moins des côtés essentiels de la révolution. »

Friedrich Engels a fait exactement la même chose avec Honoré de Balzac. Le fidèle aide de Karl Marx, lui-même un éminent marxiste, constate le même paradoxe : Honoré de Balzac n’a pas compris ni soutenu la tendance historique l’emportant alors, mais son œuvre la reflète.

Voici ce qu’il écrit dans une lettre d’avril 1888 à Margaret Harkness, un écrivain britannique auteur du roman A City Girl datant du 1887.

« Votre Mister Grant est un chef d’œuvre. Si je trouve quand même quelque chose à critiquer, c’est peut-être uniquement le fait que votre récit n’est pas suffisamment réaliste.

Le réalisme, à mon avis, suppose, outre l’exactitude des détails, la représentation exacte des caractères typiques dans des circonstances typiques.

Vos caractères sont suffisamment typiques dans les limites où ils sont dépeints par vous ; mais on ne peut sans doute pas dire la même chose des circonstances où ils se trouvent plongés et où ils agissent (…).

Je suis loin de vous reprocher de ne pas avoir écrit un récit purement socialiste, un « roman de tendance », comme nous le disons, nous autres Allemands, où seraient glorifiées les idées politiques et sociales de l’auteur.

Ce n’est pas du tout ce que je pense. Plus les opinions [politiques] de l’auteur demeurent cachées mieux cela vaut pour l’œuvre d’art. Permettez-moi [de l’illustrer par] un exemple.

Balzac, que j’estime être un maître du réalisme infiniment plus grand que tous les Zola passés, présents et à venir, nous donne dans La Comédie humaine l’histoire la plus merveilleusement réaliste de la société française, [spécialement du monde parisien], en décrivant sous forme d’une chronique de mœurs presque d’année en année, de 1816 à 1848, la pression de plus en plus forte que la bourgeoisie ascendante a exercée sur la noblesse qui s’était reconstituée après 1815 et qui [tant bien que mal] dans la mesure du possible relevait le drapeau de la vieille politesse française (…).

Sans doute, en politique, Balzac était légitimiste ; sa grande œuvre est une élégie perpétuelle qui déplore la décomposition irrémédiable de la haute société ; toutes ses sympathies vont à la classe condamnée à disparaître.

Mais malgré tout cela, sa satire n’est jamais plus tranchante, son ironie plus amère que quand il fait précisément agir les aristocrates, ces hommes et ces femmes pour lesquelles il ressentait une si profonde sympathie.

Et [en dehors de quelques provinciaux], les seuls hommes dont il parle avec une admiration non dissimulée, ce sont ses adversaires politiques les plus acharnés, les héros républicains du Cloître Saint-Merri, les hommes qui à cette époque (1830-1836) représentaient véritablement les masses populaires.

Que Balzac ait été forcé d’aller à l’encontre de ses propres sympathies de classe et de ses préjugés politiques, qu’il ait vu l’inéluctabilité de la fin de ses aristocrates chéris, et qu’il les ait décrit comme ne méritant pas un meilleur sort ; qu’il n’ait vu les vrais hommes de l’avenir que là seulement où l’on pouvait les trouver à l’époque, cela, je le considère comme un des plus grands triomphes du réalisme et l’une des caractéristiques les plus marquantes du vieux Balzac.

Je dois cependant arguer pour votre défense que nulle part dans le monde civilisé la classe ouvrière ne manifeste moins de résistance active, plus de passivité à l’égard de son destin, que nulle part les ouvriers ne sont plus hébétés que dans l’East End de Londres.

Et qui sait si vous n’avez pas eu d’excellentes raisons de vous contenter, pour cette fois-ci, de ne montrer que le côté passif de la vie de la classe ouvrière, en réservant le côté actif pour un autre ouvrage ? »

Ce que disent ici Friedrich Engels et Lénine, c’est qu’il faut voir comment la tendance historique qui se déploie se retrouve dans une œuvre. Il ne s’agit pas de chercher un reflet de manière formelle – il faut que le contenu possède une haute complexité, témoignant de la richesse du processus en cours, en lui étant fidèle et pour cela en en présentant les traits caractéristiques.

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Lénine : Friedrich Engels (1895)

Ecrit au cours de l’automne 1895
Paru pour la première fois en 1896 dans le recueil «Rabotnik», nos 1-2

Quel flambeau de l’esprit s’est éteint, 
Quel coeur a cessé de battre !

Friedrich Engels s’est éteint à Londres le 5 août (24 juillet ancien style) 1895. Après son ami Karl Marx (mort en 1883), Engels fut le savant le plus remarquable et l’éducateur du prolétariat contemporain du monde civilisé tout entier. Du jour où la destinée a réuni Karl Marx et Friedrich Engels, l’oeuvre de toute la vie des deux amis est devenue le fruit de leur activité commune.

Aussi, pour comprendre ce que Friedrich Engels a fait pour le prolétariat, faut-il se faire une idée précise du rôle joué par la doctrine et l’activité de Marx dans le développement du mouvement ouvrier contemporain.

Marx et Engels ont été les premiers à montrer que la classe ouvrière et ses revendications sont un produit nécessaire du régime économique actuel qui crée et organise inéluctablement le prolétariat en même temps que la bourgeoisie; ils ont montré que ce ne sont pas les tentatives bien intentionnées d’hommes au cœur généreux qui délivreront l’humanité des maux qui l’accablent aujourd’hui, mais la lutte de classe du prolétariat organisé.

Dans leurs œuvres scientifiques, Marx et Engels ont été les premiers à expliquer que le socialisme n’est pas une chimère, mais le but final et le résultat nécessaire du développement des forces productives de la société actuelle. Toute l’histoire écrite jusqu’à nos jours a été l’histoire de la lutte des classes, de la domination et des victoires de certaines classes sociales sur d’autres.

Et cet état de choses continuera tant que n’auront pas disparu les bases de la lutte des classes et de la domination de classe: la propriété privée et l’anarchie de la production sociale. Les intérêts du prolétariat exigent la destruction de ces bases, contre lesquelles doit donc être orientée la lutte de classe consciente des ouvriers organisés. Or, toute lutte de classe est une lutte politique.

Ces conceptions de Marx et d’Engels, tout le prolétariat qui lutte pour son émancipation les a aujourd’hui faites siennes; mais dans les années quarante, quand les deux amis commencèrent à collaborer aux publications socialistes et à participer aux mouvements sociaux de leur époque, elles étaient entièrement nouvelles.

Nombreux étaient alors les hommes de talent ou sans talent, honnêtes ou malhonnêtes, qui, tout à la lutte pour la liberté politique, contre l’arbitraire des rois, de la police et du clergé, ne voyaient pas l’opposition des intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat. Ils n’admettaient même pas l’idée que les ouvriers puissent agir comme force sociale indépendante.

D’autre part, bon nombre de rêveurs, dont certains avaient même du génie, pensaient qu’il suffirait de convaincre les gouvernants et les classes dominantes de l’iniquité de l’ordre social existant pour faire régner sur terre la paix et le bien-être général.

Ils rêvaient d’un socialisme sans lutte. Enfin, la plupart des socialistes d’alors et, d’une façon générale, des amis de la classe ouvrière, ne voyaient dans le prolétariat qu’une plaie qu’ils regardaient grandît avec horreur à mesure que l’industrie se développait. Aussi cherchaient-ils tous le moyen d’arrêter le développement de l’industrie et du prolétariat, d’arrêter la «roue de l’histoire».

Alors que le développement du prolétariat inspirait une peur générale, c’est dans la croissance ininterrompue du prolétariat que Marx et Engels mettaient tous leurs espoirs. Plus il y aurait de prolétaires, plus grande serait leur force en tant que classe révolutionnaire, et plus le socialisme serait proche et possible. On peut exprimer en quelques, mots les services rendus par Marx et Engels à la classe ouvrière en disant qu’ils lui ont appris à se connaître et à prendre conscience d’elle-même, et qu’ils ont substitué la science aux chimères.

Voilà pourquoi le nom et la vie d’Engels doivent être connus de chaque ouvrier; voilà pourquoi, dans notre recueil, dont le but, comme celui de toutes nos publications, est d’éveiller la conscience de classe des ouvriers russes, nous nous devons de donner un aperçu de la vie et de l’activité de Friedrich Engels, l’un des deux grands éducateurs du prolétariat contemporain.

Engels naquit en 1820 à Barmen, dans la province rhénane du Royaume de Prusse. Son père était un fabricant. En 1838, pour des raisons de famille, Engels dut abandonner ses études au lycée et entrer comme commis dans une maison de commerce de Brême.

Ses occupations commerciales ne l’empêchèrent pas de travailler à parfaire son instruction scientifique et politique. Dès le lycée, il avait pris en haine l’absolutisme et l’arbitraire de la bureaucratie. Ses études de philosophie le menèrent plus loin encore. La doctrine de Hegel régnait alors dans la philosophie allemande et Engels s’en fit le disciple.

Bien que Hegel fût, pour sa part, un admirateur de l’Etat prussien absolutiste au service duquel il se trouvait en sa qualité de professeur à l’Université de Berlin, sa doctrine était révolutionnaire. La foi de Hegel dans la raison humaine et dans ses droits et le principe fondamental de la philosophie hégélienne selon lequel le monde est le théâtre d’un processus permanent de transformation et de développement conduisirent, ceux d’entre les disciples du philosophe berlinois qui ne voulaient pas s’accommoder de la réalité, à l’idée que la lutte contre la réalité, la lutte contre l’iniquité existante et le mal régnant, procède, elle aussi, de la loi universelle du développement perpétuel.

Si tout se développe, si certaines institutions sont remplacées par d’autres, pourquoi l’absolutisme du roi de Prusse ou du tsar de Russie, l’enrichissement d’une infime minorité aux dépens de l’immense majorité, la domination de la bourgeoisie sur le peuple se perpétueraient-ils?

La philosophie de Hegel traitait du développement de l’esprit et des idées; elle était idéaliste. Du développement de l’esprit, elle déduisait celui de la nature, de l’homme et des rapports entre les hommes au sein de la société.

Tout en reprenant l’idée hégélienne d’un processus perpétuel de développement[1], Marx et Engels en rejetèrent l’idéalisme préconçu; l’étude de la vie leur montra que ce n’est pas le développement de l’esprit qui explique celui de la nature, mais qu’au contraire il convient d’expliquer l’esprit à partir de la nature, de la matière…

A l’opposé de Hegel et des autres hégéliens, Marx et Engels étaient des,matérialistes.

Partant d’une conception matérialiste du monde et de l’humanité, ils constatèrent que, de même que tous les phénomènes de la nature ont des causes matérielles, de même le développement de la société humaine est conditionné par celui de forces matérielles, les forces productives. Du développement des forces productives dépendent les rapports qui s’établissent entre les hommes dans la production des objets nécessaires à la satisfaction de leurs besoins.

Et ce sont ces rapports qui expliquent tous les phénomènes de la vie sociale, les aspirations des hommes, leurs idées et leurs lois.

Le développement des forces productives crée des rapports sociaux qui reposent sur la propriété privée, mais nous voyons aujourd’hui ce même développement des forces productives priver la majorité de toute propriété et concentrer celle-ci entre les mains d’une infime minorité. Il abolit la propriété, base de l’ordre social contemporain, et tend de lui-même au but que se sont assigné les socialistes.

Ces derniers doivent seulement comprendre quelle est la force sociale qui, de par sa situation dans la société actuelle, est intéressée à la réalisation du socialisme, et inculquer à cette force la conscience de ses intérêts et de sa mission historique. Cette force, c’est le prolétariat.

Engels apprit à le connaître en Angleterre, à Manchester, centre de l’industrie anglaise, où il vint se fixer en 1842 comme, employé d’une maison de commerce dans laquelle son père avait des intérêts. Engels ne se contenta pas de travailler au bureau de la fabrique: il parcourut les quartiers sordides où vivaient les ouvriers et vit de ses propres yeux leur misère et leurs maux.

Mais il ne se borna pas à observer par lui-même; il lut tout ce qu’on avait écrit avant lui sur la situation de la classe ouvrière anglaise, étudiant scrupuleusement tous les documents officiels qu’il put consulter. Le fruit de ces études et de ces observations fut un livre qui parut en 1845: La Situation de la classe laborieuse en Angleterre.

Nous avons déjà rappelé plus haut le principal mérite d’Engels comme auteur de cet ouvrage. Beaucoup, avant lui, avaient déjà dépeint les souffrances du prolétariat et signalé la nécessité de lui venir en aide. Engels fut le premier à déclarer que le prolétariat n’est pas seulement une classe qui souffre, mais que la situation économique honteuse où il se trouve le pousse irrésistiblement en avant et l’oblige à lutter pour son émancipation finale.

Le prolétariat en lutte s’aidera lui-même. Le mouvement politique de la classe ouvrière amènera inévitablement les ouvriers à se rendre compte qu’il n’est pour eux d’autre issue que le socialisme. A son tour le socialisme ne sera une force que lorsqu’il deviendra l’objectif de la lutte politique de la classe ouvrière. Telles sont les idées maîtresses du livre d’Engels sur la situation de la classe ouvrière en Angleterre, idées que l’ensemble du prolétariat qui pense et qui lutte a aujourd’hui faites siennes, mais qui étaient alors toutes nouvelles.

Ces idées furent exposées dans un ouvrage captivant où abondent les tableaux les plus véridiques et les plus bouleversants de la détresse du prolétariat anglais. Ce livre était un terrible réquisitoire contre le capitalisme et la bourgeoisie. Il produisit une impression considérable. On s’y référa bientôt partout comme au tableau le plus fidèle de la situation du prolétariat contemporain. Et, de fait, ni avant ni après 1845, rien n’a paru qui donnât une peinture aussi saisissante et aussi vraie des maux dont souffre la classe ouvrière.

Engels ne devint socialiste qu’en Angleterre. A Manchester, il entra en relations avec des militants du mouvement ouvrier anglais et se mit à écrire dans les publications socialistes anglaises.

Retournant en Allemagne en 1844, il fit à Paris la connaissance de Marx, avec qui il correspondait déjà depuis quelque temps, et qui était également devenu socialiste, pendant son séjour à Paris, sous l’influence des socialistes français et de la vie française. C’est là que les deux amis écrivirent en commun La Sainte Famille ou la Critique de la critique critique.

Ce livre, paru un an avant La Situation de la classe laborieuse en Angleterre et dont Marx écrivit la plus grande partie, jeta les bases de ce socialisme matérialiste révolutionnaire dont nous avons exposé plus haut les idées essentielles. La sainte famille était une dénomination plaisante donnée à deux philosophes, les frères Bauer, et à leurs disciples.

Ces messieurs prêchaient une critique qui se place au-dessus de toute réalité, au-dessus des partis et de la politique, répudie toute activité pratique et se borne à contempler «avec esprit critique» le monde environnant et les événements qui s’y produisent. Ces messieurs traitaient de haut le prolétariat qu’ils considéraient comme une masse dépourvue d’esprit critique.

Marx et Engels se sont élevés catégoriquement contre cette tendance absurde et néfaste. Au nom de la personnalité humaine réelle, – de l’ouvrier foulé aux pieds par les classes dominantes et par l’Etat, – ils exigent non une attitude contemplative, mais la lutte pour un ordre meilleur de la société. C’est évidemment dans le prolétariat qu’ils voient la force à la fois capable de mener cette lutte et directement intéressée à la faire aboutir.

Avant La Sainte Famille, Engels avait déjà publié dans les Annales franco-allemandes de Marx et Ruge des «Essais critiques sur l’économie politique» où il analysait d’un point de vue socialiste les phénomènes essentiels du régime économique moderne, conséquences inévitables du règne de la propriété privée. C’est incontestablement sa relation avec Engels qui poussa Marx à s’occuper d’économie politique, science où ses travaux allaient opérer toute une révolution. 

De 1845 à 1847, Engels vécut à Bruxelles et à Paris, menant de front les études scientifiques et une activité pratique parmi les ouvriers allemands de ces deux villes. C’est là que Marx et Engels entrèrent en rapports avec une société secrète allemande, la «Ligue des communistes», qui les chargea d’exposer les principes fondamentaux du socialisme élaboré par eux. Ainsi naquit le célèbre Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, qui parut en 1848. Cette plaquette vaut des tomes: elle inspire et anime jusqu’à ce jour tout le prolétariat organisé et combattant du monde civilisé.

La Révolution de 1848, qui éclata d’abord en France et gagna ensuite les autres pays d’Europe occidentale, ramena Marx et Engels dans leur patrie. Là, en Prusse rhénane, ils prirent la direction de la Nouvelle Gazette rhénane, journal démocratique paraissant à Cologne.

Les deux amis étaient l’âme de toutes les aspirations démocratiques révolutionnaires de Prusse rhénane. Ils défendirent jusqu’au bout les intérêts du peuple et de la liberté contre les forces de réaction.

Ces dernières, comme l’on sait, finirent par triompher. La Nouvelle Gazette rhénane fut interdite. Marx qui pendant son émigration s’était vu retirer la nationalité prussienne, fut expulsé. Quant à Engels, il prit part à l’insurrection armée du peuple, combattit dans trois batailles pour la liberté et, après la défaite des insurgés, se réfugia en Suisse d’où il gagna Londres.

C’est également à Londres que Marx vint se fixer. Engels redevint bientôt commis, puis associé, dans cette même maison de commerce de Manchester où il avait travaillé dans les années quarante. jusqu’en 1870, il vécut à Manchester, et Marx à Londres, ce qui ne les empêchait pas d’être en étroite communion d’idées: ils s’écrivaient presque tous les jours.

Dans cette correspondance, les deux a mis échangeaient leurs opinions et leurs connaissances, et continuaient à élaborer en commun le socialisme scientifique. En 1870, Engels vint se fixer à Londres, et leur vie intellectuelle commune, pleine d’une activité intense, se poursuivit jusqu’en 1883, date de la mort de Marx. Cette collaboration fut extrêmement féconde: Marx écrivit Le Capital, l’ouvrage d’économie politique le plus grandiose de notre siècle, et Engels, toute une série de travaux, grands et petits.

Marx s’attacha à l’analyse des phénomènes complexes de, l’économie capitaliste. Engels écrivit, dans un style facile, des ouvrages souvent polémiques où il éclairait les problèmes scientifiques les plus généraux et différents phénomènes du passé et du présent en s’inspirant de la conception matérialiste de l’histoire et de la théorie économique de Marx.

Parmi les travaux d’Engels, nous citerons: son ouvrage polémique contre Dühring (où il analyse des questions capitales de la philosophie, des sciences de la nature et des sciences sociales)[2], L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (traduction russe parue à Saint-Pétersbourg, 3e édition, 1895), Ludwig Feuerbach (traduction russe annotée par G. Plékhanov, Genève, 1892), un article sur la politique étrangère du gouvernement russe (traduit en russe dans Le Social-Démocrate de Genève, Nos, 1 et 2), des articles remarquables sur la question du logements et, enfin, deux articles, courts mais d’un très grand intérêt, sur le développement économique de la Russie (Etudes de Friedrich Engels sur la Russie, traduction russe de Véra Zassoulitch, Genève, 1894).

Marx mourut sans avoir pu mettre la dernière main à son ouvrage monumental sur Le Capital. Mais le brouillon en était déjà prêt, et ce fut Engels qui, après la mort de son ami, assuma la lourde tâche de mettre au point et de publier les livres II et III du Capital. Il édita le livre Il en 1885 et le livre III en 1894 (il n’eut pas le temps de préparer le livre IV).

Ces deux livres exigèrent de sa part un travail énorme. Le social-démocrate autrichien Adler à fait très justement remarquer qu’en éditant les livres II et III du Capital Engels a élevé à son génial ami un monument grandiose sur lequel il a, sans s’en douter, gravé son propre nom en lettres ineffaçables.

Ces deux livres du Capital sont en effet l’oeuvre de deux hommes: Marx et Engels. Les légendes antiques rapportent des exemples touchants d’amitié. Le prolétariat d’Europe peut dire que sa science a été créée par deux savants, deux lutteurs, dont l’amitié surpasse tout ce que les légendes des Anciens offrent de plus émouvant.

Engels, avec juste raison, somme toute, s’est toujours effacé devant Marx. «Auprès de Marx, écrivait-il à un vieil ami, j’ai toujours été le second violon.» Son affection pour Marx vivant et sa vénération pour Marx disparu étaient sans bornes. Ce militant austère et ce penseur rigoureux avait une âme profondément aimante.

Pendant leur exil qui suivait le mouvement de 1848-1849, Marx et Engels ne s’occupèrent pas que de science: Marx fonda en 1864 l’«Association internationale des travailleurs», dont il assura la direction pendant dix ans; Engels y joua également un rôle considérable. L’activité de l’«Association internationale» qui, suivant la pensée de Marx, unissait les prolétaires de tous les pays, eut une influence capitale sur le développement du mouvement ouvrier.

Même après sa dissolution, dans les années 70, le rôle de Marx et d’Engels comme pôle d’attraction continua de s’exercer. Mieux: on peut dire que leur importance comme guides spirituels du mouvement ouvrier ne cessa de grandir, car le mouvement lui-même se développait sans arrêt. Après la mort de Marx, Engels continua seul à être le conseiller et le guide des socialistes d’Europe.

C’est à lui que venaient demander conseils et instructions aussi bien les socialistes allemands, dont la force grandissait rapidement malgré les persécutions gouvernementales, que les représentants des pays arriérés, tels les Espagnols, les Roumains, les Russes, qui en étaient à leurs premiers pas. Ils puisaient tous au riche trésor des lumières et de l’expérience du vieil Engels.

Marx et Engels, qui connaissaient le russe et lisaient les ouvrages parus dans cette langue, s’intéressaient vivement à la Russie, dont ils suivaient avec sympathie le mouvement révolutionnaire, et étaient en relation avec les révolutionnaires russes. Tous deux étaient devenus socialistes après avoir été des démocrates, et ils possédaient très fort le sentiment démocratique de haine pour l’arbitraire politique.

Ce sens politique inné, allié à une profonde compréhension théorique du rapport existant entre l’arbitraire politique et l’oppression économique, ainsi que leur riche expérience, avaient rendu Marx et Engels très sensibles sous le rapport politique. Aussi la lutte héroïque de la petite poignée de révolutionnaires russes contre le tout-puissant gouvernement tsariste trouva-t-elle l’écho le plus sympathique dans le coeur de ces deux révolutionnaires éprouvés.

Par contre, toute velléité de se détourner, au nom de prétendus avantages économiques, de la tâche la plus importante et la plus immédiate des socialistes russes, à savoir la conquête de la liberté politique, leur paraissait naturellement suspecte; ils y voyaient même une trahison pure et simple de la grande cause de la révolution sociale. «L’émancipation du prolétariat doit être l’oeuvre du prolétariat lui-même»: voilà ce qu’enseignaient constamment Marx et Engels.

Or, pour pouvoir lutter en vue de son émancipation économique, le prolétariat doit conquérir certains droits politiques.

En outre, Marx et Engels se rendaient parfaitement compte qu’une révolution politique en Russie aurait aussi une importance énorme pour le mouvement ouvrier en Europe occidental. La Russie autocratique a été de tout temps le rempart de la réaction européenne.

La situation internationale exceptionnellement favorable de la Russie à la suite de la guerre de 1870, qui a semé pour longtemps la discorde entre la France et l’Allemagne, ne pouvait évidemment qu’accroître l’importance de la Russie autocratique comme force réactionnaire.

Seule une Russie libre, qui n’aura besoin ni d’opprimer les Polonais, les Finlandais, les Allemands, les Arméniens et autres petits peuples, ni de dresser sans cesse l’une contre l’autre la France et l’Allemagne, permettra à l’Europe contemporaine de se libérer des charges militaires qui l’écrasent, affaiblira tous les éléments réactionnaires en Europe et augmentera la force de la classe ouvrière européenne.

Voilà pourquoi Engels désirait tant l’instauration de la liberté politique en Russie dans l’intérêt même du mouvement ouvrier d’Occident. Les révolutionnaires russes ont perdu en lui leur meilleur ami.

La mémoire de Friedrich Engels, grand combattant et éducateur du prolétariat, vivra éternellement ! 

NOTES

[1] Marx et Engels ont maintes fois déclaré qu’ils éteint, pour une large part, redevables de leur développement intellectuel aux grands philosophes allemands, et notamment à Hegel. «Sans la philosophie allemande, dit Engels, il n’y aurait pas de socialisme scientifique.»

[2] C’est un livre remarquablement riche de contenu et hautement instructif. On n’en a malheureusement traduit en russe qu’une faible partie qui contient un historique du développement du socialisme (Le Développement du socialisme scientifique, 2e édition, Genève, 1892).

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Friedrich Engels sur l’échec national de la France du Sud

L’échec du calvinisme est l’expression de l’échec du sud de la France à former une nation, malgré certains éléments constitutifs présents. Théodore Agrippa d’Aubigné lui-même vient de Pons, dans la région de Saintonge dans le Sud-Ouest de la France.

La localisation de Pons en France

Friedrich Engels le constate bien, en comparant la situation du Sud de la France à celle de la Pologne au XVIIIe siècle. La Pologne a réussi à se maintenir en tant que nation par la dimension anti-féodale de son action, là où la France du Sud, de par le maintien complet du féodalisme, n’a pas pu se développer.

La haute aristocratie française, non seulement n’était pas l’ennemi du calvinisme, mais une de ses fractions la dirigeait. Cela signifiait l’impossibilité d’une révolution agraire.

Les huguenots en France en 1562, avec les églises organisées,
et le fameux croissant formant leur bastion.

La nation tchèque s’est maintenue au contraire justement parce que le hussitisme a donné le taborisme, cette guerre des paysans ; la nation allemande a profité pareillement de la guerre des paysans, initiée par Thomas Münzer et à laquelle s’est opposée Martin Luther, ce qui a amené de terribles problèmes dans l’affirmation nationale.

Voici ce qu’il constate dans La Nouvelle Gazette Rhénane, en septembre 1848.

Au Moyen-Âge la nationalité de la France du Sud n’était pas plus proche de celle de la France du Nord que la nationalité polonaise ne l’est actuellement de la nationalité russe.

La nationalité de la France du Sud, vulgo la nation provençale, avait au Moyen-Âge non seulement un « précieux développement », mais elle était même à la tête du développement européen. Elle fut la première de toutes les nations modernes à avoir une langue littéraire.

Son art poétique servait à tous les peuples romans, et même aux Allemands et aux Anglais, de modèle alors inégalé.

Dans le perfectionnement de la civilisation courtoise féodale, elle rivalisait avec les Castillans, les Français du Nord et les Normands d’Angleterre ; dans l’industrie et le commerce, elle ne le cédait en rien aux Italiens.

Ce n’est pas seulement « une phase de la vie du Moyen-Âge… qui avait connu grâce à elle » un grand éclat, elle offrait même, au cœur du Moyen-Âge, un reflet de l’ancienne civilisation hellène.

La nation de la France du Sud n’avait donc pas « acquis » de grands, mais d’infinis « mérites envers la famille des peuples d’Europe ».

Pourtant, comme la Pologne, elle fut partagée entre la France du Nord et l’Angleterre et plus tard entièrement assujettie par les Français du Nord.

Depuis la guerre des Albigeois jusqu’à Louis XI, les Français du Nord, qui, dans le domaine de la culture, étaient aussi en retard sur leurs voisins du Sud que les Russes sur les Polonais, menèrent des guerres d’asservissement ininterrompues contre les Français du Sud, et finirent par soumettre tout le pays.

La « république des nobles du Midi de la France » (cette dénomination est tout à fait juste pour l’apogée) « a été empêchée par le despotisme de Louis XI d’accomplir sa propre suppression intérieure », qui, grâce au développement de la bourgeoisie des villes, aurait été au moins aussi possible que l’abolition de la république polonaise des nobles, grâce à la constitution de 1791.

Des siècles durant, les Français du Sud luttèrent contre leurs oppresseurs. Mais le développement historique était inexorable.

Après une lutte de trois cents ans, leur belle langue était ramenée au rang de patois, et ils étaient eux-mêmes devenus Français. Le despotisme de la France du Nord sur la France du Sud dura trois cents ans et c’est alors seulement que les Français du Nord réparèrent les torts causés par l’oppression en anéantissant les derniers restes de son autonomie.

La Constituante mit en pièces les provinces indépendantes ; le poing de fer de la Convention fit pour la première fois des habitants de la France du Sud des Français,et pour les dédommager de la perte de leur nationalité, elle leur donna la démocratie.

Mais ce que le citoyen Ruge dit de la Pologne s’applique mot pour mot à la France du Sud pendant les trois cents ans d’oppression : « Le despotisme de la Russie n’a pas libéré les Polonais; la destruction de la noblesse polonaise et le bannissement de tant de familles nobles de Pologne, tout cela n’a fondé en Russie aucune démocratie, aucun humanisme. »

Et pourtant, on n’a jamais traité l’oppression de la France du Sud par les Français du Nord «d’ignominieuse injustice ». Comment cela se fait-il, citoyen Ruge ? Ou bien l’oppression de la France du Sud est une ignominieuse injustice ou bien l’oppression de la Pologne n’est pas une ignominieuse injustice. Que le citoyen Ruge choisisse.

Mais où réside la différence entre les Polonais et les Français du Sud ? Pourquoi la France du Sud fut-elle prise en remorque par les Français du Nord, comme un poids mort jusqu’à son total anéantissement, tandis que la Pologne a toute perspective de se trouver très bientôt à la tête de tous les peuples slaves ?

La France du Sud constituait, par suite de rapports sociaux que nous ne pouvons expliquer plus amplement ici, la partie réactionnaire de la France.

Son opposition contre la France du Nord se transforma bientôt en opposition contre les classes progressives de toute la France.

Elle fut le soutien principal du féodalisme et elle est restée jusqu’à maintenant la force de la contre-révolution en France.

La Pologne en revanche fut, en raison de rapports sociaux que nous avons expliqués ci-dessus, la partie révolutionnaire de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse.

Son opposition à ses oppresseurs était en même temps à l’intérieur une opposition à la haute aristocratie polonaise.

Même la noblesse qui se trouvait encore en partie sur un terrain féodal, se rallia avec un dévouement sans exemple à la révolution démocratique agraire. La Pologne était déjà devenue le foyer de la démocratie de l’Europe orientale alors que l’Allemagne tâtonnait encore dans l’idéologie constitutionnelle la plus banale, et l’idéologie philosophique la plus délirante.

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L’anti-Dühring d’Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique

L’une des conséquences de l’Anti-Dühring sera la demande de Paul Lafargue à Friedrich Engels de la rédaction d’un document fondé sur les derniers chapitres de l’oeuvre, qui sont une présentation du socialisme. La traduction de Paul Lafargue est publiée en en 1880 sous le titre de « Socialisme utopique et socialisme scientifique » et son succès est immense : dès 1895, l’ouvrage est déjà traduit en 14 langues, pour 57 éditions.

Cet ouvrage est de fait devenu un classique du mouvement ouvrier, une oeuvre incontournable pour toute personne désireuse de connaître le socialisme. Cependant, son importance historique témoigne des différences entre l’Allemagne, qui a une véritable social-démocratie, et la France ainsi que de nombreux pays.

En Allemagne, il s’agissait de fait d’un ouvrage de propagande. En 1891, dans la préface à la quatrième édition allemande, Friedrich Engels constatait d’ailleurs que :

« Ce que je supposais – le contenu de cet ouvrage devait offrir peu de difficultés pour nos ouvriers allemands – s’est vérifié. Tout au moins, depuis mars 1883, date de parution de la première édition, trois tirages d’en tout 10 000 exemplaires ont été écoulés, et cela sous le règne de la défunte loi antisocialiste – ce qui constitue en même temps un nouvel exemple de l’impuissance des interdictions policières face à un mouvement comme celui du prolétariat moderne. »

L’arrière-plan idéologique restait par conséquent l’Anti-Dühring. Tel n’a pas été le cas en France, où ce sont les idéalistes qui décidaient de la nature idéologique du mouvement ouvrier. Jean Jaurès, par exemple, tint une conférence en 1894, publiée par la suite sous le titre « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire ».

Jean Jaurès y réduisait le marxisme à une sorte de « matérialisme économique », comme s’il avait vaguement pioché dans « Socialisme utopique et socialisme scientifique » ; il y considérait qu’il fallait y ajouter une réflexion sur la pensée, qui serait indépendante de l’économie, et qui tendrait à l’idéal, le socialisme étant conforme justement à cette quête humaine d’idéal.

On n’y trouvait nullement parlé de dialectique de la nature comme base idéologique du marxisme, et c’est d’ailleurs le cas également chez la réponse critique à Jean Jaurès fait par Paul Lafargue lors de cette conférence. Cela est parlant sur la perception du marxisme en France, pris uniquement comme réflexion sur l’économie.

Publication en russe de l’anti-Dühring.

Ce que Friedrich Engels explique dans l’Anti-Dühring – que l’être humain est de la matière en transformation, que sa pensée est un reflet – reste inconnu, et Jean Jaurès interprète même le marxisme de manière justement totalement erronée, disant :

« J’ai montré, il y a quelques mois, que l’on pouvait interpréter tous les phénomènes de l’Histoire du point de vue du matérialisme économique, qui, je le rappelle seulement, n’est pas du tout le matérialisme physiologique. Marx n’entend pas dire, en effet, le moins du monde, que tout phénomène de conscience ou de pensée s’explique par de simples groupements de molécules matérielles (…).

Je dis qu’il est impossible que les phénomènes économiques constatés pénètrent dans le cerveau humain, sans y mettre en jeu ces ressorts primitifs que j’analysais tout-à-l’heure. Et voilà pourquoi je n’accorde pas à Marx que les conceptions religieuses, politiques, morales, ne sont qu’un reflet des phénomènes économiques. Il y a dans l’homme une telle pénétration de l’homme même et du milieu économique qu’il est impossible de dissocier la vie économique et la vie morale ; pour les subordonner l’une à l’autre, il faudrait d’abord les abstraire l’une de l’autre ; or, cette abstraction est impossible : pas plus qu’on ne peut couper l’homme en deux et dissocier en lui la vie organique et la vie consciente, on ne peut couper l’humanité historique en deux et dissocier en elle la vie idéale et la vie économique (…).

C’est une contradiction logique, puisqu’il y a opposition entre l’idée même de l’homme, c’est-à-dire d’un être doué de sensibilité, de spontanéité et de réflexion, et l’idée de machine.

C’est une contradiction de fait puisqu’en se servant de l’homme, outil vivant, comme d’un outil mort, on violente la force même dont on veut se servir et on aboutit ainsi à un mécanisme social discordant et précaire.

C’est parce que cette contradiction viole à la fois l’idée de l’homme et la loi même de mécanique, selon laquelle la force homme peut être utilisée, que le mouvement de l’histoire est tout à la fois une protestation idéaliste de la conscience contre les régimes qui abaissent l’homme, et une réaction automatique des forces humaines contre tout arrangement instable et violent. »

Cette négation de l’humanité comme matière vivante, ainsi que de la théorie du reflet, aboutit nécessairement chez Jean Jaurès à l’anticapitalisme romantique, à la thèse de l’humain individuel « pensant » et confronté à l’esclavagisme.

Cette thématique des forces extérieures agressant les humains est précisément la même que celle de Eugen Dühring, et si Jean Jaurés basculera par la suite dans le réformisme et abandonnera son antisémitisme qui lui était nécessaire comme anticapitalisme romantique, Eugen Dühring prolongera la tendance jusqu’à l’antisémitisme exterminateur.

En France, pareillement, tous les « révolutionnaires » rejetant la dialectique de la Nature plongeront dans le fascisme, dans la résolution « nationale » d’un problème venu de « l’extérieur ».

Si ainsi donc « Socialisme utopique et socialisme scientifique » est incontournable, l’Anti-Dühring reste la vraie base idéologique de la social-démocratie, et c’est précisément ce sur quoi s’appuyait ce texte.

C’est une belle preuve que de voir que, même si malheureusement Lénine n’a pas connu les manuscrits de Friedrich Engels compilés et publiés pour la première fois en URSS en 1925, sous le titre de « La dialectique de la nature », il avait néanmoins grâce à l’anti-Dühring accès aux principes généraux du matérialisme dialectique, et il avait exactement la même vision du monde que celle exposée dans « La dialectique de la nature ».

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L’anti-Dühring d’Engels : il n’y a pas de pensée pure

L’une des caractéristiques de l’anticapitalisme romantique est son subjectivisme. On n’y retrouve pas la notion matérialiste d’étude, mais seulement la dimension « rebelle », une perspective subjectiviste.

C’est le principe selon lequel l’individu « pense », disposant du « libre-arbitre », au-delà de la réalité matérielle. Voici comment Friedrich Engels précise quel est le point de vue correct à ce sujet :

« La conception matérialiste de l’histoire part de la thèse que la production, et après la production, l’échange de ses produits, constitue le fondement de tout régime social, que dans toute société qui apparaît dans l’histoire, la répartition des produits, et, avec elle, l’articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites.

En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hommes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques; il faut les chercher non dans la philosophie, mais dans l’économie de l’époque intéressée.

Si l’on s’éveille à la compréhension que les institutions sociales existantes sont déraisonnables et injustes, que la raison est devenue sottise et le bienfait fléau, ce n’est là qu’un indice qu’il s’est opéré en secret dans les méthodes de production et les formes d’échange des transformations avec lesquelles ne cadre plus le régime social adapté à des conditions économiques plus anciennes.

Cela signifie, en même temps, que les moyens d’éliminer les anomalies découvertes existent forcément, eux aussi, – à l’état plus ou moins développé, – dans les rapports de production modifiés. Il faut donc non pas inventer ces moyens dans son cerveau, mais les découvrir à l’aide de son cerveau dans les faits matériels de production qui sont là. »

Friedrich Engels souligne ainsi qu’il n’y a pas de pensée « pure », toute pensée est un reflet et sa dynamique repose sur le mode de production.

Friedrich Engels donne l’exemple des mathématiques :

« Que les mathématiques pures soient valables indépendamment de l’expérience particulière de chaque individu est certes exact, et cela est vrai de tous les faits établis de toutes les sciences, et même de tous les faits en général.

Les pôles magnétiques, le fait que l’eau se compose d’hydrogène et d’oxygène, le fait que Hegel est mort et M. Dühring vivant sont valables indépendamment de mon expérience personnelle ou de celle d’autres individus, indépendamment même de celle de M. Dühring dès qu’il dort du sommeil du juste.

Mais il n’est nullement vrai que, dans les mathématiques pures, l’entendement s’occupe exclusivement de ses propres créations et imaginations; les concepts de nombre et de figure ne sont venus de nulle part ailleurs que du monde réel.

Les dix doigts sur lesquels les hommes ont appris à compter, donc à effectuer la première opération arithmétique, sont tout ce qu’on voudra, sauf une libre création de l’entendement.

Pour compter, il ne suffit pas d’objets qui se comptent, mais il faut aussi déjà la faculté de considérer ces objets, en faisant abstraction de toutes leurs autres qualités sauf leur nombre, – et cette faculté est le résultat d’un long développement historique, fondé sur l’expérience.

De même que le concept de nombre, le concept de figure est exclusivement emprunté au monde extérieur et non pas jailli dans le cerveau en produit de la pensée pure.

Il a fallu qu’il y eût des choses ayant figure et dont on comparât les figures avant qu’on pût en venir au concept de figure.

La mathématique pure a pour objet les formes spatiales et les rapports quantitatifs du monde réel, donc une matière très concrète.

Que cette matière apparaisse sous une forme extrêmement abstraite, ce fait ne peut masquer que d’un voile superficiel son origine située dans le monde extérieur.

Ce qui est vrai, c’est que pour pouvoir étudier ces formes et ces rapports dans leur pureté, il faut les séparer totalement de leur contenu, écarter ce contenu comme indifférent; c’est ainsi qu’on obtient les points sans dimension, les lignes sans épaisseur ni largeur, les a, les b, les x et les y, les constantes et les variables et qu’à la fin seulement, on arrive aux propres créations et imaginations libres de l’entendement, à savoir les grandeurs imaginaires.

Même si, apparemment, les grandeurs mathématiques se déduisent les unes des autres, cela ne prouve pas leur origine a priori, mais seulement leur enchaînement rationnel.

Avant d’en venir à l’idée de déduire la forme d’un cylindre de la rotation d’un rectangle autour de l’un de ses côtés, il faut avoir étudié une série de rectangles et de cylindres réels, si imparfaite que soit leur forme.

Comme toutes les autres sciences, la mathématique est issue des besoins des hommes, de l’arpentage et de la mesure de la capacité des récipients, de la chronologie et de la mécanique.

Mais comme dans tous les domaines de la pensée, à un certain degré de développement, les lois tirées par abstraction du monde réel sont séparées du monde réel, elles lui sont opposées comme quelque chose d’autonome, comme des lois venant de l’extérieur, auxquelles le monde doit se conformer.

C’est ainsi que les choses se sont passées dans la société et l’État; c’est ainsi et non autrement que la mathématique pure est, après coup, appliquée au monde, bien qu’elle en soit précisément tirée et ne représente qu’une partie des formes qui le composent – ce qui est la seule raison pour laquelle elle est applicable.

De même que M. Dühring s’imagine pouvoir déduire toute la mathématique pure, sans aucun apport de l’expérience, des axiomes mathématiques qui, “d’après la pure logique elle-même, ne sont pas susceptibles de preuve et n’en ont pas besoin”, et qu’il croit pouvoir l’appliquer ensuite au monde, de même il s’imagine pouvoir tirer d’abord de son cerveau les figures fondamentales de l’Être, les éléments simples de tout savoir, les axiomes de la philosophie, déduire de là toute la philosophie ou schème de l’univers, et daigner octroyer à la nature et au monde des hommes cette sienne constitution.

Malheureusement la nature ne se compose pas du tout, – et le monde des hommes ne se compose que pour la part la plus minime, – des Prussiens selon Manteuffel de l’année 1850.

Les axiomes mathématiques sont l’expression du contenu mental extrêmement mince que la mathématique est obligée d’emprunter à la logique. Ils peuvent se ramener à deux :

1. Le tout est plus grand que la partie. Cette proposition est une pure tautologie, puisque l’idée quantitative de “partie” se rapporte d’avance d’une manière déterminée à l’idée de “tout”, en ce sens que le mot “partie” implique à lui seul que le “tout” quantitatif se compose de plusieurs “parties” quantitatives.

En constatant cela expressément, ledit axiome ne nous fait pas avancer d’un pas. On peut même démontrer, dans une certaine mesure, cette tautologie en disant : un tout est ce qui se compose de plusieurs parties; une partie est ce dont plusieurs font un tout; en conséquence, la partie est plus petite que le tout, – formule où le vide de la répétition fait ressortir plus fortement encore le vide du contenu.

2.Quand deux grandeurs sont égales à une troisième, elles sont égales entre elles. Cette proposition, comme Hegel l’a déjà démontré, est un syllogisme dont la logique garantit l’exactitude, qui est donc démontré, quoique ce soit en dehors de la mathématique pure.

Les autres axiomes sur l’égalité et l’inégalité ne sont que des extensions logiques de ce syllogisme.

Ces maigres propositions ne mènent à rien, pas plus en mathématiques qu’ailleurs.

Pour progresser, nous devons introduire des rapports effectifs, des rapports et des formes spatiales empruntés à des corps réels.

Les idées de lignes, de surfaces, d’angles, de polygones, de cubes, de sphères, etc., sont toutes empruntées à la réalité et il faut une bonne dose de naïveté idéologique pour croire les mathématiciens, selon lesquels la première ligne serait née du déplacement d’un point dans l’espace, la première surface du déplacement d’une ligne, le premier corps du déplacement d’une surface, etc.

La langue elle-même s’insurge là-contre. Une figure mathématique à trois dimensions s’appelle un corps, corpus solidum, donc, en latin même, un corps palpable; elle porte donc un nom qui n’est nullement emprunté à la libre imagination de l’entendement, mais à la solide réalité. »

Il n’y a pas de « pensée pure », il n’y a pas d’objets théoriques purs. Les concepts ne peuvent être que des reflets, qui sont synthétisés.

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L’anti-Dühring d’Engels : choix politique ou nécessité historique?

La démarche d’Eugen Dühring implique que les choix politiques soient décisifs, qu’il n’y ait pas de contradiction interne, que l’économie ne soit pas décisive. L’esclavage est la conséquence d’un « mauvais » choix sur le plan de la moral.

A l’opposé, le matérialisme dialectique reconnaît le caractère central de la nécessité. Voici ce que dit Friedrich Engels :

« Hegel a été le premier à représenter exactement le rapport de la liberté et de la nécessité. Pour lui, la liberté est l’intellection de la nécessité. “La nécessité n’est aveugle que dans la mesure où elle n’est pas comprise.”

La liberté n’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en oeuvre méthodiquement pour des fins déterminées.

Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l’existence physique et psychique de l’homme lui-même, – deux classes de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation, mais non dans la réalité.

La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause.

Donc, plus le jugement d’un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement; tandis que l’incertitude reposant sur l’ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l’objet qu’elle devrait justement se soumettre.

La liberté consiste par conséquent dans l’empire sur nous-même et sur la nature extérieure, fondé sur la connaissance des nécessités naturelles; ainsi, elle est nécessairement un produit du développement historique.

Les premiers hommes qui se séparèrent du règne animal, étaient, en tout point essentiel, aussi peu libres que les animaux eux-mêmes; mais tout progrès de la civilisation était un pas vers la liberté.

Au seuil de l’histoire de l’humanité il y a la découverte de la transformation du mouvement mécanique en chaleur : la production du feu par frottement; au terme de l’évolution qui nous a conduits jusqu’aujourd’hui, il y a découverte de la transformation de la chaleur en mouvement mécanique : la machine à vapeur.

– Et malgré la gigantesque révolution libératrice que la machine à vapeur accomplit dans le monde social (elle n’est pas encore à moitié achevée) il est pourtant indubitable que le feu par frottement la dépasse encore en efficacité libératrice universelle. Car le feu par frottement a donné à l’homme pour la première fois l’empire sur une force de la nature et, en cela, l’a séparé définitivement du règne animal.

La machine à vapeur ne réalisera jamais un bond aussi puissant dans l’évolution de l’humanité malgré tout le prix qu’elle prend à nos yeux comme représentante de toutes ces puissantes forces de production qui en découlent, ces forces qui permettent seules un état social où il n’y aura plus de différences de classes, plus de souci des moyens d’existence individuels, et où il pourra être question pour la première fois d’une liberté humaine véritable, d’une existence en harmonie avec les lois connues de la nature. »

Il y a ici deux aspects dans ce que dit Friedrich Engels, formant une contradiction : d’un côté l’être humain se libère de la non-connaissance de la nature et par conséquent de la compréhension générale restreinte des animaux, mais de l’autre il doit suivre les lois générales de la nature.

Le révisionnisme, en URSS et en Chine populaire, a précisément affirmé un anthropocentrisme anti-matérialiste, avec une pensée humaine « souveraine » sur la nature, prétendant régir la nature, la réalité, de l’extérieur.

Friedrich Engels ne relève naturellement pas de cette conception, même s’il y a un aspect relevant de cette conception pragmatique, très relatif cependant puisque Friedrich Engels souligne bien le caractère tout à fait relatif de la pensée humaine. Cette dernière n’est par ailleurs pas individuelle, même si elle passe par les individus.

Voici ce que dit Friedrich Engels :

« La pensée humaine est-elle souveraine ? Avant de répondre par oui ou par non, il faut d’abord examiner ce qu’est la pensée humaine.

Est-ce la pensée d’un individu ? Non. Cependant elle n’existe qu’en tant que pensée individuelle de milliards et de milliards d’hommes passés, présents et futurs.

Or, si je dis que la pensée de tous ces hommes, y compris les hommes de l’avenir, synthétisée dans ma représentation est souveraine, est capable de connaître le monde existant dans la mesure où l’humanité dure assez longtemps et où cette connaissance ne rencontre pas de bornes dans les organes de la connaissance et les objets de connaissance, je dis quelque chose d’assez banal et, qui plus est, d’assez stérile.

Car le résultat le plus précieux ne peut être que de nous rendre extrêmement méfiants à l’égard de notre connaissance actuelle, étant donné que, selon toute vraisemblance, nous sommes encore plutôt au début de l’histoire de l’humanité et que les générations qui nous corrigeront doivent être bien plus nombreuses que celles dont nous sommes en cas de corriger la connaissance, – assez souvent avec bien du mépris (…).

Quant à la validité souveraine des connaissances de chaque pensée individuelle, nous savons tous qu’il ne peut en être question et que, d’après toute l’expérience acquise, elles contiennent sans exception toujours beaucoup plus de choses susceptibles de correction que de choses exactes ou sans correction possible.

Autrement dit : la souveraineté de la pensée se réalise dans une série d’hommes dont la pensée est extrêmement peu souveraine, et la connaissance forte d’un droit absolu à la vérité, dans une série d’erreurs relatives; ni l’une ni l’autre ne peuvent être réalisées complètement sinon par une durée infinie de la vie de l’humanité.

Nous retrouvons ici, comme plus haut déjà, la même contradiction entre le caractère représenté nécessairement comme absolu de la pensée humaine et son actualisation uniquement dans des individus à la pensée limitée, contradiction qui ne peut se résoudre que dans le progrès infini, dans la succession pratiquement illimitée, pour nous du moins, des générations humaines.

Dans ce sens, la pensée humaine est tout aussi souveraine que non souveraine et sa faculté de connaissance tout aussi illimitée que limitée. Souveraine et illimitée par sa nature, sa vocation, ses possibilités et son but historique final; non souveraine et limitée par son exécution individuelle et sa réalité singulière. Il en va de même des vérités éternelles.

Si jamais l’humanité en arrivait à ne plus opérer qu’avec des vérités éternelles, des résultats de pensée ayant une validité souveraine et un droit absolu à la vérité, cela voudrait dire qu’elle est au point où l’infinité du monde intellectuel est épuisée en acte comme en puissance, et ainsi accompli le fameux prodige de l’innombrable nombré. »

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L’anti-Dühring d’Engels : la négation de la négation

La grande différence, fondamentale, entre l’approche de Eugen Dühring et de l’anticapitalisme romantique d’un côté et le matérialisme dialectique de l’autre, tient à la notion de mouvement. Pour le matérialisme dialectique, tout est en mouvement, tout est relatif.

Ce n’est pas le cas de l’idéalisme, pour qui par définition une contradiction est quelque chose d’absurde.

C’est la raison pour laquelle il n’est pas capable de voir les deux aspects dans la production capitaliste: le travail payé et le travail non payé, ainsi que le double caractère d’un objet, utile d’un côté et marchandise de l’autre, ou encore l’aspect historiquement progressiste du capitalisme dans la mesure où il permet de dépasser le mode de production antérieur qu’est le féodalisme.

Voici ce que Friedrich Engels enseigne dans l’Anti-Dühring :

« Tant que nous considérons les choses comme en repos et sans vie, chacune pour soi, l’une à côté de l’autre et l’une après l’autre, nous ne nous heurtons certes à aucune contradiction en elles.

Nous trouvons là certaines propriétés qui sont en partie communes, en partie diverses, voire contradictoires l’une à l’autre, mais qui, dans ce cas, sont réparties sur des choses différentes et ne contiennent donc pas en elles -mêmes de contradiction. Dans les limites de ce domaine d’observation, nous nous en tirons avec le mode de pensée courant, le mode métaphysique.

Mais il en va tout autrement dès que nous considérons les choses dans leur mouvement, leur changement, leur vie, leur action réciproque l’une sur l’autre. Là nous tombons immédiatement dans des contradictions.

Le mouvement lui-même est une contradiction; déjà, le simple changement mécanique de lieu lui-même ne peut s’accomplir que parce qu’à un seul et même moment, un corps est à la fois dans un lieu et dans un autre lieu, en un seul et même lieu et non en lui. Et c’est dans la façon que cette contradiction a de se poser continuellement et de se résoudre en même temps, que réside précisément le mouvement.

Nous avons donc ici une contradiction qui “se rencontre objectivement présente et pour ainsi dire en chair et en os dans les choses et les processus eux-mêmes”.

Qu’en dit M. Dühring ? Il prétend qu’en somme, il n’y aurait jusqu’à présent “aucun pont entre le statique rigoureux et le dynamique dans la mécanique rationnelle”.

Le lecteur remarque enfin ce qui se cache derrière cette phrase favorite de M. Dühring, rien d’autre que ceci : l’entendement, qui pense métaphysiquement, ne peut absolument pas en venir de l’idée de repos à celle de mouvement, parce qu’ici la contradiction ci-dessus lui barre le chemin.

Pour lui, le mouvement, du fait qu’il est une contradiction, est purement inconcevable. »

Le matérialisme dialectique, justement, comprend la nature dialectique du mouvement de la matière :

« Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir.

Mouvement dans l’espace de l’univers, mouvement mécanique de masses plus petites sur chaque corps céleste, vibration moléculaire sous forme de chaleur ou de courant électrique ou magnétique, décomposition et combinaison chimiques, vie organique : chaque atome singulier de matière dans l’univers participe à chaque instant donné à l’une ou à l’autre de ces formes de mouvement ou à plusieurs à la fois. Tout repos, tout équilibre est seulement relatif, n’a de sens que par rapport à telle ou telle forme de mouvement déterminée (…).

Le mouvement est donc tout aussi impossible à créer et à détruire que la matière elle-même. »

Par conséquent :

« Qu’est-ce donc que la négation de la négation ?

Une loi de développement de la nature, de l’histoire et de la pensée extrêmement générale et, précisément pour cela, revêtue d’une portée et d’une signification extrêmes; loi qui, nous l’avons vu, est valable pour le règne animal et végétal, pour la géologie, les mathématiques, l’histoire, la philosophie, et à laquelle M. Dühring lui-même, bien qu’il se rebiffe et qu’il regimbe : est obligé à son insu d’obéir à sa manière.

Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge, depuis la germination jusqu’au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu’il est négation de la négation.

En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. Voilà pourtant ce que les métaphysiciens mettent continuellement sur le dos de la dialectique.

Si je dis de tous ces processus qu’ils sont négation de la négation, je les comprends tous ensemble sous cette unique loi du mouvement et, de ce fait, je ne tiens précisément pas compte des particularités de chaque processus spécial pris à part.

En fait, la dialectique n’est pas autre chose que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée. »

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L’anti-Dühring d’Engels : l’idéalisme généralise le concept de capital

L’une des caractéristiques de l’anticapitalisme romantique est de généraliser le principe de « capital ». Puisqu’en effet l’esclavagisme passé serait encore présent, alors ce qu’on appelle capitalisme aujourd’hui et qui relèverait donc de l’esclavagisme existant déjà dans le passé, nécessairement, aurait existé dans le passé aussi.

C’est pour cela, par exemple pour la France, que les « nationaux-révolutionnaires » parlent de « capitalisme » lorsqu’ils présentent en fait des batailles passées relevant en réalité du féodalisme et ayant amené l’intégration historique à la France de la Bretagne ou l’Occitanie.

On est là dans une fiction où un capitalisme éternel affronte un peuple « naturellement » socialiste. C’est le principe même du national-socialisme, en fait.

Voici comment Friedrich Engels rappelle un point très important: la bourgeoisie n’a pas inventé le vol du travail, elle a par contre systématisé sa réalité par l’existence des marchandises. L’idéalisme « oublie » ce second aspect.

« En quoi se distingue donc l’idée du capital chez Dühring et chez Marx ?

Le capital, dit Marx, n’a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, l’ouvrier, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production.”

Le surtravail, le travail au-delà du temps nécessaire à la conservation de l’ouvrier et l’appropriation du produit de ce surtravail par d’autres, l’exploitation du travail sont donc communs à toutes les formes sociales passées, dans la mesure où celles-ci ont évolué dans des contradictions de classes.

Mais c’est seulement le jour où le produit de ce surtravail prend la forme de la plus-value, où le propriétaire des moyens de production trouve en face de lui l’ouvrier libre, – libre de liens sociaux et libre de toute chose qui pourrait lui appartenir, – comme objet d’exploitation et où il l’exploite dans le but de produire des marchandises, c’est alors seulement que, selon Marx, le moyen de production prend le caractère spécifique de capital.

Et cela ne s’est opéré à grande échelle que depuis la fin du XV° et le début du XVI° siècle.

M. Dühring, par contre, proclame capital toute somme de moyens de production qui “constitue des participations aux fruits de la force de travail générale”, donc, qui procure du surtravail sous n’importe quelle forme. En d’autres termes, M. Dühring s’annexe le surtravail découvert par Marx afin de s’en servir pour tuer la plus-value également découverte par Marx et qui, momentanément, ne lui convient pas.

D’après M. Dühring donc, non seulement la richesse mobilière et immobilière des citoyens de Corinthe et d’Athènes qui exploitaient leurs biens avec des esclaves, mais encore celle des grands propriétaires fonciers romains de l’Empire et tout autant celle des barons féodaux du moyen âge dans la mesure où elle servait de quelque manière à la production, tout cela serait, sans distinction, du capital.

Ainsi, M. Dühring lui-même n’a pas “du capital le concept courant selon lequel il est un moyen de production qui a été produit”, mais au contraire un concept tout opposé, qui englobe même les moyens de production non produits, la terre et ses ressources naturelles.

Or l’idée que le capital soit tout bonnement “ un moyen de production qui a été produit” n’a cours, derechef, que dans l’économie vulgaire. En dehors de cette économie vulgaire si chère à M. Dühring, le “moyen de production qui a été produit” ou une somme de valeur en général ne se transforme en capital que parce qu’ils procurent du profit ou de l’intérêt, c’est-à-dire approprient le surproduit du travail impayé sous la forme de plus-value, et cela, derechef, sous ces deux variétés déterminées de la plus-value.

Il reste avec cela parfaitement indifférent que toute l’économie bourgeoise soit prisonnière de l’idée que la propriété de procurer du profit ou de l’intérêt échoit tout naturellement à n’importe quelle somme de valeur qui est employée dans des conditions normales dans la production ou dans l’échange.

Dans l’économie classique, capital et profit, ou bien capital et intérêt sont également inséparables, ils sont dans la même relation réciproque l’un avec l’autre que la cause et l’effet, le père et le fils, hier et aujourd’hui.

Mais le terme de capital avec sa signification économique moderne n’apparaît qu’a la date où la chose elle-même apparaît, où la richesse mobilière prend de plus en plus une fonction de capital en exploitant le surtravail d’ouvriers libres pour produire des marchandises : de fait, ce mot est introduit par la première nation de capitalistes que l’histoire connaisse, les Italiens des XV° et XVI° siècles.

Et s’il est vrai que Marx a le premier analysé jusqu’en son fond le mode d’appropriation particulier au capital moderne, si c’est lui qui a mis le concept de capital en harmonie avec les faits historiques dont il avait été abstrait en dernier ressort et auxquels il devait l’existence; s’il est vrai que Marx, ce faisant, a libéré ce concept économique des représentations confuses et vagues dont il était encore infecté même dans l’économie bourgeoise classique et chez les socialistes antérieurs, c’est donc bien Marx qui a procédé avec le “dernier mot de l’esprit scientifique le plus rigoureux” que M. Dühring a toujours à la bouche et qui manque si douloureusement chez lui. »

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L’anti-Dühring d’Engels : esclavagisme ou plus-value ?

Si Eugen Dühring est obligé d’introduire la notion d’esclavagisme comme concept fondamental, c’est parce qu’il refuse d’accepter le principe d’exploitation expliqué par Karl Marx, notamment dans Le capital. L’exploitation des travailleurs se fait par l’intermédiaire de la plus-value, arrachée aux travailleurs ; le capitaliste profite du travail volé, c’est-à-dire de la partie de travail non rémunérée.

Karl Marx dit ainsi que :

« Quoiqu’une partie seulement du travail journalier de l’ouvrier soit payée, tandis que l’autre partie reste impayée, et bien que ce soit précisément cette partie non payée (…) qui constitue le fonds d’où se forme la plus-value au profit, il semble que le travail tout entier soit du travail payé. »

Eugen Dühring n’est pas d’accord avec cela. Il a la même vision que Jean-Jacques Rousseau, avec quelqu’un ayant instauré la propriété par la force, et donc arrachant du travail par la force.

Dans le capitalisme, selon Eugen Dühring, l’exploitation n’a pas lieu lors de la production elle-même, avec des marchandises ensuite vendues: elle aurait lieu après, en-dehors de la production, dans la répartition.

On voit tout de suite comment ici la notion de profit bascule dans l’idéalisme, dans la vision d’une force « parasitant » la juste répartition. L’antisémitisme est ici un aboutissement inévitable, puisqu’il faut bien expliquer quelle est cette force « parasite ». Cependant, sans assumer l’antisémitisme nécessairement, les courants historiques du « syndicalisme révolutionnaire », de « l’anarcho-syndicalisme » disent la même chose.

En fait, à partir du moment où l’on réfute le principe de plus-value, on bascule dans l’idéalisme de la question de la « répartition ». Voici comment Eugen Dühring explique son point de vue :

« Outre la résistance qu’oppose la nature … il y a encore un autre obstacle, purement social … Entre les hommes et la nature une force barre la route, et cette force est encore une fois l’homme.

L’homme pensé singulier et isolé est libre vis-à-vis de la nature … La situation prend un autre aspect dès que nous pensons un second homme qui, l’épée à la main, occupe les voies d’accès à la nature et à ses ressources et qui exige un prix sous quelque forme que ce soit pour accorder le passage.

Ce second homme … taxe, pour ainsi dire, l’autre et est ainsi cause que la valeur de l’objet convoité finit par être plus grande que ce ne serait le cas sans cet obstacle politique et social opposé à l’obtention ou à la production … Les formes particulières que prend ce cours artificiellement augmenté des choses sont extrêmement diverses, et il a naturellement pour pendant un abaissement correspondant du cours du travail.

…C’est donc une illusion de vouloir considérer a priori la valeur comme un équivalent au sens propre du terme, c’est-à-dire comme un “ valoir autant” ou comme un rapport d’échange conforme au principe de l’égalité de la prestation et de la contre-prestation. Ce sera, au contraire, l’indice d’une théorie exacte de la valeur que de voir le facteur d’estimation le plus général qu’elle implique ne pas coïncider avec la forme particulière du cours, laquelle repose sur la contrainte de répartition.

Cette forme varie avec la constitution sociale, tandis que la valeur économique proprement dite ne peut être qu’une valeur de production mesurée vis-à-vis de la nature et ne variera donc qu’avec les seuls obstacles à la production qui sont d’ordre naturel et technique. »

Et Friedrich Engels de répondre de la manière suivante:

« La valeur pratiquement en vigueur d’une chose se compose donc, selon M. Dühring, de deux parties : d’abord du travail qu’elle contient et ensuite, du tribut supplémentaire extorqué “ l’épée à la main ”. En d’autres termes, la valeur qui a cours aujourd’hui est un prix de monopole.

Or si, d’après cette théorie de la valeur, toutes les marchandises ont un tel prix de monopole, deux cas seulement sont possibles. Ou bien, chacun reperd comme acheteur ce qu’il a gagné comme vendeur, les prix ont certes changé nominalement, mais en réalité, – dans leur rapport réciproque, – ils sont restés égaux; tout reste en l’état, et la fameuse valeur de répartition n’est qu’une illusion. –

Ou bien les prétendus tributs supplémentaires représentent une somme réelle de valeur, à savoir celle qui est produite par la classe laborieuse productrice de valeur, mais appropriée par la classe des monopolistes; et alors cette somme de valeur se compose simplement de travail non payé; dans ce cas, malgré l’homme l’épée à la main, malgré les prétendus tributs supplémentaires et la prétendue valeur de répartition, nous voici revenus … à la théorie marxiste de la plus-value. »

Il ne suffit donc pas de reconnaître les classes sociales, encore faut-il voir comment la bourgeoisie arrache du travail non payé à la classe prolétaire. Sans cela, on est obligé d’imaginer des « moyens » pour expliquer comment la bourgeoisie se procure sa richesse.

L’idéalisme, qui se prolongera en anticapitalisme romantique utilisant l’antisémitisme, considère que la base est l’esclavage, alors que la matérialisme dialectique a compris la réalité du mode de production capitaliste, avec le principe de « plus-value ».

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L’anti-Dühring d’Engels : l’être humain est un produit de la nature

Friedrich Engels affirme ainsi que ce n’est pas la violence qui a instauré la propriété privée, mais que cela provient de l’apparition de la marchandise, qui a brisé les communautés traditionnelles. Il rappelle par conséquent le principe du « mode de production » et des luttes de classe qui vont avec.

Mais cela signifie une chose essentielle: l’être humain est façonné par le mode de production. Il est un être naturel, et sa pensée est un reflet de la réalité. Bien entendu, chez Eugen Dühring on a la conception opposée: la pensée existe indépendamment de la réalité générale, on a la même conception que chez René Descartes ou les religieux en général, avec la séparation du corps et de l’esprit.

Les erreurs de Eugen Dühring sont alors inévitables, il ne peut que tendre à l’idéalisme, et Friedrich Engels constate à ce sujet :

« Voilà ce qui arrive, lorsqu’on prend la « conscience », la « pensée » de manière complètement naturaliste comme quelque chose de donné, d’au préalable opposé à l’être, à la Nature.

Dès lors, on est obligé de trouver absolument curieux que s’accordent tellement la conscience et la nature, la pensée et l’être, les lois de la pensée et les lois de la nature. Si l’on demande alors en plus ce que sont la pensée et la conscience et d’où elles viennent, on trouve qu’elles sont des produits du cerveau humain et que l’être humain est lui-même un produit de la nature, qui s’est développé dans et avec son milieu.

Il se comprend comme allant de soi ici que les productions du cerveau humain, qui en dernière instance sont aussi des produits de la nature, ne contredisent pas le reste du contexte naturel, mais lui correspondent. »

On a là la thèse fondamentale du matérialisme dialectique, qui considère que la pensée humaine est le reflet de la situation de l’humanité dans l’univers, plus précisément sur la planète Terre en tant que biosphère. L’être humain est naturel, il n’est pas séparé du reste de la matière, il n’y a pas d’esprit lui permettant de « transcender » la matière.

La matière grise est elle-même un produit naturel, les pensées humaines reflètent le monde, et elles le reflètent par ailleurs avec retard. En effet, le mouvement général de la matière se situe nécessairement avant son reflet dans la conscience humaine.

C’est pour cela qu’Engels affirme que l’être humain ne peut pas cesser de progresser scientifiquement, puisqu’il suit l’évolution globale de la matière, sa pensée en étant le reflet.

Friedrich Engels nous enseigne ici :

« Une représentation scientifique exhaustive et adéquate de ces relations, la constitution dans la pensée d’une image exacte du système du monde dans lequel nous vivons, reste une impossibilité pour nous comme pour tous les temps.

Si, à une époque quelconque de l’évolution humaine, pareil système concluant et définitif des relations de l’univers, tant physiques que mentales et historiques, était réalisé, cela voudrait dire que le domaine de la connaissance humaine a atteint ses bornes et que le développement historique ultérieur est suspendu dès l’instant que la société est organisée en harmonie avec ce système, ce qui serait une absurdité, un pur non-sens.

Les êtres humains se trouvent donc en présence de la contradiction suivante : d’une part, acquérir une connaissance exhaustive du système de l’univers dans l’ensemble de ses relations et, d’autre part, en raison de leur propre nature et de celle du système de l’univers, n’être jamais capables de résoudre entièrement cette tâche.

Mais cette contradiction ne repose pas seulement sur la nature des deux facteurs, l’univers et l’homme; elle est aussi le principal levier de tout le progrès intellectuel et elle se résout chaque jour et constamment dans l’évolution progressive sans fin de l’humanité, exactement comme, par exemple, ces problèmes mathématiques qui trouvent leur solution dans une série infinie ou dans une fraction continue.

En fait, toute réflexion du système du monde dans la pensée est et reste limitée objectivement par la situation historique, et subjectivement par la nature physique et psychique de son auteur. »

Évidemment, ce n’est pas du tout la conception de Eugen Dühring, qui de son côté considère justement qu’il y a des vérités éternelles. Ne reconnaissant pas le mouvement général de la matière ni le fait que la pensée humaine reflète la réalité, il est obligé de mettre en avant une sorte de bon sens permettant une « philosophie » de la réalité posant des vérités « éternelles ».

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L’anti-Dühring d’Engels : la propriété privée n’apparaît pas comme résultat du vol et de la violence

La raison pour laquelle Eugen Dühring en arrive à l’antisémitisme racial est facile à comprendre. Eugen Dühring refuse de reconnaître la dialectique de la nature. Par conséquent, il est obligé de trouver une raison aux problèmes sociaux. Au lieu de les voir dans le mode de production, il les cherche dans un élément extérieur qui viendrait perturber l’ensemble.

C’est le principe de la communauté nationale qui serait « parasitée », empêchant un vivre-ensemble adéquat. Et l’antisémitisme fait ici figure d’anticapitalisme romantique, avec toute une construction idéalisée d’un peuple « aryen » honnête depuis le début des temps, mais confronté à un ennemi perfide et pervers le parasitant, le corrompant.

Cela signifie bien entendu nécessairement qu’il n’y a pas de luttes de classe en tant que produit des contradictions au sein d’un mode de production. Eugen Dühring est obligé de s’appuyer sur un principe venant « corrompre » la société, et il utilise le principe d’esclavage (quelqu’un comme Dieudonné reprendra précisément la même démarche idéaliste et antisémite bien plus tard historiquement).

Voici comment Eugen Dühring présente sa conception, qui nie le rôle du mode de production et considère que la « politique » fait l’histoire :

« La forme des rapports politiques est l’élément historique fondamental et les dépendances économiques ne sont qu’un effet ou un cas particulier, elles sont donc toujours des faits de second ordre.

Quelques-uns des systèmes socialistes récents prennent pour principe directeur le faux semblant d’un rapport entièrement inverse tel qu’il saute aux yeux, en faisant pour ainsi dire sortir des situations économiques les infrastructures politiques. Or, ces effets du second ordre existent certes en tant que tels, et ce sont eux qui dans le temps présent sont le plus sensibles; mais il faut chercher l’élément primordial dans la violence politique immédiate et non pas seulement dans une puissance économique indirecte (…).

Tant que l’on ne prend pas le groupement politique pour lui-même comme point de départ, mais qu’on le traite exclusivement comme un moyen pour des fins alimentaires, on garde quand même en soi, si belle figure de socialiste radical et de révolutionnaire qu’on prenne, une dose larvée de réaction. »

Friedrich Engels dénonce cette conception simpliste, qui est d’ailleurs dans le même esprit que l’approche idéaliste de Jean-Jacques Rousseau. En effet, l’esclavage n’est pas une simple conséquence d’un rapport de force, il faut que le mode de production précédent permette justement l’avènement de l’esclavage.

Friedrich Engels

Friedrich Engels constate ainsi que:

« Un esclave ne fait pas l’affaire de tout le monde. Pour pouvoir en utiliser un, il faut disposer de deux choses : d’abord des outils et des objets nécessaires au travail de l’esclave et, deuxièmement, des moyens de l’entretenir petitement. Donc, avant que l’esclavage soit possible, il faut déjà qu’un certain niveau dans la production ait été atteint et qu’un certain degré d’inégalité soit intervenu dans la répartition.

Et pour que le travail servile devienne le mode de production dominant de toute une société, on a besoin d’un accroissement bien plus considérable encore de la production, du commerce et de l’accumulation de richesse.

Dans les antiques communautés naturelles à propriété collective du sol, ou bien l’esclavage ne se présente pas, ou bien il ne joue qu’un rôle très subordonné.

De même, dans la Rome primitive, cité paysanne; par contre, lorsque Rome devint “ cité universelle ” et que la propriété foncière italique passa de plus en plus aux mains d’une classe peu nombreuse de propriétaires extrêmement riches, la population paysanne fut évincée par une population d’esclaves (…).

L’esclavage aux États-Unis d’Amérique reposait beaucoup moins sur la violence que sur l’industrie anglaise du coton ; dans les régions où ne poussait pas de coton ou qui ne pratiquaient pas, comme les États limitrophes, l’élevage des esclaves pour les États cotonniers, il s’est éteint de lui-même, sans qu’on eût à utiliser la violence, simplement parce qu’il ne payait pas.

Si donc M. Eugen Dühring appelle la propriété actuelle une propriété fondée sur la violence et qu’il la qualifie de “ forme de domination qui n’a peut-être pas seulement pour base l’exclusion du prochain de l’usage des moyens naturels d’existence, mais aussi, ce qui veut dire encore beaucoup plus, l’assujettissement de l’homme à un service d’esclave”, – il fait tenir tout le rapport sur la tête.

L’assujettissement de l’homme à un service d’esclave, sous toutes ses formes, suppose, chez celui qui assujettit, la disposition des moyens de travail sans lesquels il ne pourrait pas utiliser l’homme asservi, et en outre, dans l’esclavage, la disposition des moyens de subsistance sans lesquels il ne pourrait pas conserver l’esclave en vie, déjà, par conséquent, dans tous les cas, la possession d’une certaine fortune dépassant la moyenne.

Comment celle-ci est-elle née ? En toute hypothèse, il est clair qu’elle peut avoir été volée, c’est-à-dire reposer sur la violence, mais que ce n’est nullement nécessaire.

Elle peut être gagnée par le travail, par le vol, par le commerce, par l’escroquerie. Il faut même qu’elle ait été gagnée par le travail avant de pouvoir être volée.

En général, la propriété privée n’apparaît en aucune façon dans l’histoire comme résultat du vol et de la violence. Au contraire.

Elle existe déjà, limitée toutefois à certains objets, dans l’antique communauté naturelle de tous les peuples civilisés. A l’intérieur même de cette communauté, elle évolue d’abord dans l’échange avec des étrangers, jusqu’à prendre la forme de marchandise.

Plus les produits de la communauté prennent forme de marchandise, c’est-à-dire moins il en est produit pour l’usage propre du producteur et plus ils sont produits dans un but d’échange, plus l’échange, même à l’intérieur de la communauté, supplante la division naturelle primitive du travail, plus l’état de fortune des divers membres de la communauté devient inégal, plus la vieille communauté de la propriété foncière est profondément minée, plus la communauté s’achemine rapidement à sa dissolution en un village de paysans parcellaires.

Le despotisme oriental et la changeante domination de peuples nomades conquérants n’ont pu pendant des millénaires entamer ces vieilles communautés; c’est la destruction progressive de leur industrie domestique naturelle par la concurrence des produits de la grande industrie qui cause de plus en plus leur dissolution.

Pas plus question de violence ici que dans le lotissement encore en cours de la propriété agraire collective des “ communautés rurales ” des bords de la Moselle et du Hochwald; ce sont les paysans qui trouvent de leur intérêt que la propriété privée des champs remplace la propriété collective.

Même la formation d’une aristocratie primitive, telle qu’elle se produit chez les Celtes, les Germains et au Pendjab, sur la base de la propriété en commun du sol, ne repose au premier abord nullement sur la violence, mais sur le libre consentement et la coutume.

Partout où la propriété privée se constitue, c’est la conséquence de rapports de production et d’échange modifiés, et cela sert l’accroissement de la production et le développement du commerce, – cela a donc des causes économiques. La violence ne joue en cela absolument aucun rôle.

Il est pourtant évident que l’institution de la propriété privée doit d’abord exister, avant que le voleur puisse s’approprier le bien d’autrui, donc que la violence peut certes déplacer la possession, mais ne peut pas engendrer la propriété privée en tant que telle !

Mais même pour expliquer « l’assujettissement de l’homme au service d’esclave » sous sa forme la plus moderne, le travail salarié, nous ne pouvons faire intervenir ni la violence, ni la propriété fondée sur la violence.

Nous avons déjà mentionné le rôle que joue, dans la dissolution de la communauté antique, donc dans la généralisation directe ou indirecte de la propriété privée, la transformation des produits du travail en marchandises, leur production non pour la consommation personnelle, mais pour l’échange. »

Ce n’est ainsi pas l’esclavage qui est au cœur de l’histoire, mais la généralisation de la marchandise suite à l’accumulation du capital.

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Eugen Dühring et le «socialisme» antimarxiste et racialiste exterminateur

L’anti-Dühring est dirigé contre les thèses d’Eugen Dühring (1833-1921), même si c’est secondaire par rapport à la mise en valeur de l’idéologie communiste. En fait, on peut voir qu’il s’agit d’une critique de l’idéalisme qui est la base à l’exposition du matérialisme dialectique.

On doit noter d’ailleurs ici que Eugen Dühring appartient au courant du « positivisme », et que ses positions sont les mêmes que ses contemporains Ernst Mach et Richard Avenarius. Or, il y a une critique très connue de Mach et d’Avenarius : celle faite par Lénine dans « Matérialisme et empirio-criticisme ». Lénine a en fait défendu ce qu’enseigne l’anti-Dühring, en profitant des nouveaux acquis scientifiques de son époque.

De son côté, Eugen Dühring verra vite son influence s’effondrer dans la social-démocratie. Par contre, les courants anti-marxistes le soutiendront et Eugen Dühring va alors devenir le principal théoricien racialiste de la fin du XIXe siècle en Allemagne, formulant les principes de l’antisémitisme exterminateur.

Le moteur de la conception antisémite de Eugen Dühring repose bien évidemment sur le rejet de la dialectique de la nature. A la position de Friedrich Engels, Eugen Dühring oppose une vision où il y a bien évolution, mais raciale, avec donc la liquidation de ce qui relève du malade, du non-naturel, en l’occurrence donc selon lui les personnes juives.

Cet aspect n’a jamais été étudié, et pourtant il est intéressant de voir que dès l’époque de Friedrich Engels, il y a ainsi un « socialisme » anti-marxiste qui se forme, avec l’antisémitisme comme moteur anticapitaliste romantique.

Eugen Dühring élabore toute une théorie antisémite où il considère que le judaïsme n’existe pas réellement, n’étant que le paravent d’un « parasitisme » juif. La seule solution à la question juive présentée ici comme « raciale », est forcément la liquidation, car l’enfermement régional amènerait cette « race nomade » à s’enfuir ou à tenter de conquérir le monde depuis une base.

Il faut cependant faire attention et ne pas penser que Eugen Dühring formule un darwinisme racial, où les peuples sont en concurrence et seuls les meilleurs survivent. Eugen Dühring raisonne en terme d’évolution générale, où seuls les aryens seraient « humains » réellement, les personnes juives n’étant pas considérées comme humaines, mais comme des sortes de parasites géants.

Il n’est pas difficile de voir ici dans quelle mesure on retrouve ici des thèmes qui deviendront traditionnels dans l’antisémitisme. Or, il est ici évident que la constitution d’une théorie racialiste exactement contemporaine au début du matérialisme dialectique est une réponse à celui-ci. Eugen Dühring, parce qu’il rejette le marxisme, transforme l’antisémitisme religieux en antisémitisme racialiste.

La particularité de ses offensives idéologiques est de combattre à tout prix les conversions et de lancer des appels pour considérer les personnes juives comme une race à part, à supprimer physiquement, cela étant valable pour chaque individu, pour des raisons « raciales ».

Tout cela est pour Eugen Dühring le seul moyen de constituer une anti-idéologie suffisamment forte. Il a besoin de remplacer la formidable dimension du matérialisme dialectique par quelque chose d’au moins aussi fort, et pour cela il propose une « aventure » de type « racial ».

A l’optimisme radical de la lutte des classes du matérialisme dialectique, Eugen Dühring oppose un optimisme racial. Il est évident qu’il y a là un événement historique, et une perspective à comprendre absolument.

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L’anti-Dühring d’Engels : une vision du monde et non pas une méthode

En 1877, Friedrich Engels publia une oeuvre très importante, intitulée « Le renversement de la science fait par monsieur Eugen Dühring » (la version publiée en français prit comme titre « Monsieur E. Dühring bouleverse la science »).

L’œuvre fut d’abord publiée en plusieurs articles dans l’organe social-démocrate allemand Vorwärts (« En avant »), du 3 janvier 1877 au 7 juillet 1878, avant d’être publiée sous la forme d’un ouvrage en tant que tel, en 1877, de nouveau en 1878 en Suisse, puis de nouveau plusieurs fois dès 1894.

Son importance fut alors capitale et l’oeuvre devint un classique dont le positionnement fut au coeur de la social-démocratie comme mouvement historique.

Vu de France au XIXe siècle, le marxisme était une politique sociale radicale, dont le symbole était le Manifeste du Parti Communiste, avec Le Capital comme justificatif théorique sur le plan économique. Vu d’Allemagne toutefois, le marxisme était une vision du monde, et « Le renversement de la science fait par monsieur Eugen Dühring », titre résumé plus couramment par « L’anti-Dühring », était au coeur de ce dispositif idéologique.

Au XXe siècle, les choses ne changeront pas, et ce pour deux raisons. La première est le niveau idéologique très faible du Parti Communiste français, pour qui le matérialisme dialectique consistait au mieux au matérialisme des Lumières en une version un peu améliorée sur le plan de la méthode au moyen de la dialectique mise en avant par G.W.F. Hegel.

Or, c’est là ne pas du tout avoir compris comment le matérialisme s’est développé, c’est faire de Hegel un idéaliste, la dialectique étant alors ici simplement « piochée » chez lui. En réalité, Hegel a deux aspects et l’un de ceux-ci aboutit au matérialisme dialectique; il ne s’agit nullement d’une combinaison entre matérialisme d’un côté et dialectique de l’autre.

Voici ce que dit Friedrich Engels dans la préface à son oeuvre, en date du 23 septembre 1885 :

« Il s’agissait évidemment pour moi, en faisant cette récapitulation des mathématiques et des sciences de la nature, de me convaincre dans le détail – alors que je n’en doutais aucunement dans l’ensemble – que dans la nature s’imposent, à travers la confusion des modifications sans nombre, les mêmes lois dialectiques du mouvement qui, dans l’histoire aussi, régissent l’apparente contingence des événements; les mêmes lois qui, formant également le fil conducteur dans l’histoire de l’évolution accomplie par la pensée humaine, parviennent peu à peu à la conscience des hommes pensants : lois que Hegel a développées pour la première fois d’une manière étendue, mais sous une forme mystifiée, et que nous nous proposions, entre autres aspirations, de dégager de cette enveloppe mystique et de faire entrer nettement dans la conscience avec toute leur simplicité et leur universalité. »

Comme on le voit clairement exprimé ici, c’est la matière qui est en elle-même dialectique, et la pensée est elle-même d’ailleurs clairement présentée ici un produit dialectique de la matière.

On est ici très loin de l’approche du Parti Communiste français, qui n’a vu dans le matérialisme dialectique utilisant une approche, qu’une méthode nouvelle. D’ailleurs, de leur côté, les trotskystes ont tout de suite compris la menace et ils ont toujours rejeté Friedrich Engels, affirmant que ses thèses ne sont pas celles de Karl Marx. Marx aurait réalisé le matérialisme historique, et c’est Friedrich Engels qui aurait « inventé » la dialectique de la nature.

C’est là ne pas avoir compris Karl Marx ni le « tandem » Marx-Engels; comme le souligne Friedrich Engels dans la même préface:

« Une remarque en passant : les bases et le développement des conceptions exposées dans ce livre étant dus pour la part de beaucoup la plus grande à Marx, et à moi seulement dans la plus faible mesure, il allait de soi entre nous que mon exposé ne fût point écrit sans qu’il le connût. Je lui ai lu tout le manuscrit avant l’impression et c’est lui qui, dans la partie sur l’économie, a rédigé le dixième chapitre (“Sur l’Histoire critique”); j’ai dû seulement, à mon grand regret, l’abréger un peu pour des raisons extrinsèques. Aussi bien avons -nous eu de tout temps l’habitude de nous entr’aider pour les sujets spéciaux. »

L’oeuvre connue sous le nom d’anti-Dühring est ainsi une oeuvre expliquant la position commune à Karl Marx et Friedrich Engels; il n’est pas possible de séparer Marx d’Engels, ni la matière de la dialectique. C’est pourquoi pour Lénine, l’anti-Dühring est une oeuvre essentielle aux travailleurs dans leur bataille révolutionnaire: c’est leur vision du monde qui, de fait, y est exposée.

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Friedrich Engels, Karl Kautsky : socialisme de juristes (1886)

Ecrit en novembre-décembre 1886 et paru dans la Neue Zeit en 1887.

Au moyen âge la conception du monde était essentiellement théologique. L’unité du monde européen qui n’existait pas en fait à l’intérieur, fut réalisée à l’extérieur, contre l’ennemi commun, les Sarrazins, par le christianisme.

C’est le catholicisme qui fut le creuset de l’unité du monde européen, groupe de peuples en rapports mutuels constants au cours de leur évolution. Ce rassemblement théologique ne se limita pas au domaine des idées.

Il avait une existence réelle, non seulement dans la personne du pape qui était son centre monarchique, mais avant tout dans l’Eglise organisée féodalement et hiérarchiquement, et qui, en sa qualité de propriétaire d’environ un tiers du sol, détenait dans chaque pays une puissance politique énorme dans l’organisation féodale.

L’Eglise, avec sa propriété foncière de type féodal, était le lien réel entre les divers pays ; l’organisation féodale de l’Eglise donnait sa consécration religieuse au féodalisme temporel de l’organisation politique. Le clergé était en outre la seule classe cultivée. Il allait donc de soi que le dogme de l’Eglise devait être le point de départ et la base de toute pensée.

Droit, science de la nature, philosophie, l’étalon appliqué à toute connaissance était le suivant : son contenu concorde-t-il avec les enseignements de l’Eglise ou non ?

Mais au sein de la féodalité se développait la puissance de la bourgeoisie. Une classe nouvelle entrait en scène contre les grands propriétaire fonciers. Les bourgeois des villes étaient avant tout et exclusivement des producteurs de marchandises et vivaient du commerce des marchandises, alors que le mode de production féodal reposait essentiellement sur l’auto-consommation des produits fabriqués à l’intérieur d’un cercle restreint — ces consommateurs étant en partie les producteurs, en partie les féodaux qui levaient tribut.

La conception catholique du monde, taillée à la mesure du féodalisme, ne pouvait plus suffire à cette classe nouvelle et à ses conditions de production et d’échange. Cependant elle resta prisonnière elle aussi un temps assez long de la toute-puissante théologie.

Toutes les Réformes et les luttes qui s’y rattachent et furent menées du XIIIe au XVIIe siècle sous une raison sociale religieuse, ne sont, sous leur aspect théorique, que des tentatives répétées de la bourgeoisie des plébéiens des villes et de leurs alliés les paysans en rébellion, pour ajuster la vieille conception théologique du monde aux conditions économiques nouvelles et à la situation de la classe nouvelle.

Mais cela n’allait pas. L’étendard religieux flotta pour la dernière fois en Angleterre au XVIIe siècle, et, cinquante ans plus tard à peine, la nouvelle conception classique de la bourgeoisie, la conception juridique entra en scène en France sans déguisement.

C’était une sécularisation de la conception théologique. Au dogme, au droit divin se substituait le droit humain, à l’Eglise l’Etat. Les rapports économiques et sociaux, que l’on s’était autrefois représentés comme créés par l’Eglise et le dogme, parce que l’Eglise leur donnait sa sanction, on se les représentait maintenant comme fondés sur le droit et créés par l’Etat.

Parce que l’échange des marchandises à l’échelle de la société et dans son plein épanouissement, favorisé notamment par l’octroi d’avances et de crédit, engendrait de complexes relations contractuelles réciproques et exigeait de ce fait des règles de portée générale qui ne pouvaient être édictées que par la collectivité — normes juridiques fixées par l’Etat —, on se figura que ces normes juridiques n’avaient pas pour origine les faits économiques, mais que c’était leur codification formelle par l’Etat qui leur donnait naissance.

Et parce que la concurrence, qui est la forme fondamentale des relations entre libres producteurs de marchandises, est la plus grande niveleuse qui soit, l’égalité devant la loi devint le grand cri de guerre de la bourgeoisie.

La lutte de cette classe ascendante contre les seigneurs féodaux et la monarchie absolue qui les protégeait alors, devait nécessairement, comme toute lutte de classes, être une lutte politique, une lutte pour la possession de l’Etat, et c’était nécessairement une lutte pour la satisfaction de revendications juridiques : ce fait contribua à consolider la conception juridique du monde.

Mais la bourgeoisie engendra son double négatif, le prolétariat, et avec lui une nouvelle lutte de classes, qui éclaté avant même que la bourgeoisie eût entièrement conquis le pouvoir politique.

De même que, naguère, la bourgeoisie dans as lutte contre la noblesse avait, par tradition, traîné la conception théologie du monde pendant un certain temps encore, de même au début le prolétariat a repris de son adversaire les conceptions juridiques et à cherché à y puiser des armes contre la bourgeoisie.

Les premières formations politiques prolétariennes comme leurs théoriciens, demeurent absolument sur le « terrain juridique » à la seule différence que leur terrain juridique n’était pas le même que celui de la bourgeoisie.

D’une part la revendication de l’égalité était étendue : l’égalité juridique devait être complétée par l’égalité sociale ; d’autre part, des propositions d’Adam Smith — selon qui, le travail est la source de toute richesse, mais le produit du travail est la source de toute richesse, mais le produit du travail doit être partagé par le travailleur avec le propriétaire foncier et le capitaliste —, on tirait la conclusion que ce partage était injuste et devait être soit aboli, soit au moins modifié au profit des travailleurs.

Mais le sentiment qu’en laissant cette question sur le seul terrain « du droit » on ne pourrait nullement éliminer les méfaits engendrés par le mode de production du capitalisme bourgeois et surtout par la grande industrie moderne, conduisit déjà les plus importants esprits, chez les premiers socialistes — Saint-Simon, Fourier et Owen — à délaisser complètement le terrain juridico-politique et à déclarer que toute lutte politique était stérile.

Ni l’une, ni l’autre de ces conceptions ne suffisait à exprimer de façon satisfaisante ni à résumer totalement les aspirations de la classe ouvrière à l’émancipation qu’avaient engendrées la situation économique.

La revendication de l’égalité, tout comme la revendication du produit total du travail, se perdaient dans d’inextricables contradictions dès qu’on cherchait à les formuler en détail sur le terrain juridique et ne touchaient pas ou peu au nœud du problème, la transformation du mode de production.

Refusant la lutte politique, les grands utopistes refusaient du même coup la lutte de classes et par là refusaient du même coup la lutte de classes et par là refusaient le seul mode d’action possible pour la classe dont ils défendaient les intérêts.

Ces deux conceptions faisaient abstraction de l’arrière-plan historique à qui elles étaient redevables de leur existence ; elles faisaient appel toutes les deux au sentiment ; l’une faisait appel au sentiment du droit, l’autre au sentiment d’humanité.

Elles donnaient toutes les deux à leurs exigences la forme de vœux pieux dont il était impossible de dire pourquoi ils se seraient réalisés juste à ce moment et non mille ans plus tôt ou plus tard.

Pour la classe ouvrière dépouillée, par la transformation du mode de production féodal en mode de production capitaliste, de toute propriété sur les moyens de production, et constamment reproduite par le mécanisme du système de production capitaliste dans cet état héréditaire de prolétarisation, l’illusion juridique de la bourgeoisie ne peut suffire à exprimer totalement la situation où elle se trouve.

Elle ne peut prendre elle-même une connaissance complète de cette situation que si elle regarde les choses dans leur réalité, sans lunettes teintées de couleurs juridiques.

C’est à cela que l’aida Marx avec sa conception matérialiste de l’histoire, en démontrant que toutes les représentations juridiques, politiques, philosophiques, religieuses, etc. des hommes dérivent en dernière instance de leurs conditions de vie économiques, de leur manière de produire et d’échanger les produits.

Il fournissait là au prolétariat la conception du monde correspondant à ses conditions de vie et de lutte ; à l’absence de propriété des travailleurs ne pouvait correspondre que l’absence d’illusions dans leur tête. Et cette conception prolétarienne du monde fait maintenant le tour du monde…

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Aristote et la reproduction du monde

Il faut bien voir une chose très particulière : d’un côté, Aristote dit que la substance la plus authentique n’a pas de matière, de l’autre que l’accomplissement ne se déroule que dans la matière.

Dans le livre XII, Lambda (Λ), il dit de manière formelle que :

« Aussi, Platon ne se trompe-t-il pas quand il dit qu’il y a [pure hypothèse, qu’Aristote réfute] autant d’Idées qu’il y a de choses dans la nature, si, toutefois, il y a des Idées différentes pour des choses telles que le feu, la chair, la tête, etc.

Tout est matière dans le monde ; et la matière dernière est la matière de la substance par excellence. Mais si la production et la destruction ont lieu quelque part, c’est dans les choses de la nature. »

En effet, le moteur premier, sorte de super substance, ne connaît pas la destruction, ni réellement la production car il est en acte éternel, permanent, ininterrompu, etc.

Mais faut-il alors pencher plutôt du côté de la nature et voir en le moteur premier un principe absolu (tel Averroès, voire confondre l’univers et le moteur, comme le fit Spinoza), ou bien voir en la nature une existence somme toute secondaire par rapport au moteur premier (comme le fait, avec des influences idéalistes, Avicenne, ou dans une version totalement réactionnaire Thomas d’Aquin) ?

Aristote ne tranche pas, car pour lui il y a trois niveaux : la matière, le jeu des formes et de la substance, puis le moteur premier. Dans le livre VII, Zêta (Ζ), il explique ainsi :

« Ce qu’on vient de dire fait donc bien voir que ce qu’on appelle la forme, ou la substance, ne se produit pas, à proprement parler ; que tout ce qui se produit, c’est la rencontre des deux éléments qui en recevront leur appellation ; que, dans tout phénomène qui vient à se produire, il y a préalablement de la matière, et que le résultat total se compose, partie de matière, et partie, de forme. »

Cela implique en fait, conformément à la thèse de « l’ordre » préalable à tout acte (comme reflet du mode de production esclavagiste), qu’il n’y a jamais de transformation, simplement la rencontre d’éléments existant déjà. Dans l’univers d’Aristote, rien de nouveau ne peut se produire, car tout mouvement est circulaire, l’être humain se produisant de génération en génération, les formes nouvelles ne faisant que répéter des formes ayant existé déjà par le passé, etc.

La société se re-produisant, l’univers se re-produit pareillement.

Friedrich Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, a souligné les défauts d’une telle approche, soulignant l’opposition entre dialectique et métaphysique :

« Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes.

Il ne pense que par antithèses sans moyen terme: il dit oui, oui, non, non; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n’existe pas; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s’excluent absolument; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide.

Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le bon sens.

Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de vastes domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles: la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement; devant leur être, leur devenir et leur périr; devant leur repos, leur mouvement; les arbres l’empêchent de voir la forêt.

Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou non; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa mère est un meurtre; et il est tout aussi impossible de constater le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas un événement unique et instantané, mais un processus de très longue durée.

Pareillement, tout être organique est, à chaque instant, le même et non le même; à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d’autres, à chaque instant des cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment; au bout d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est totalement renouvelée, elle a été remplacée par d’autres atomes de matière de sorte que tout être organisé est constamment le même et cependant un autre.

A considérer les choses d’un peu près, nous trouvons encore que les deux pôles d’une contradiction, comme positif et négatif, sont tout aussi inséparables qu’opposés et qu’en dépit de toute leur valeur d’antithèse, ils se pénètrent mutuellement; pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l’universelle action réciproque, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite et vice versa.

Tous ces processus, toutes ces méthodes de pensée n’entrent pas dans le cadre de la pensée métaphysique. »

Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique

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