L’hindouisme est parvenu à écraser le bouddhisme grâce à la Bhakti, mais le prix à payer a été élevé, car il a fallu intégrer la dévotion des masses dans la pratique religieuse. Voici comment Damodar Dharmananda Kosambi décrit ce processus dans Culture et Civilisation de l’Inde Antique :
« Les brahmanes ont peu à peu étendu leur influence aux tribus et aux castes corporatives qui y échappaient encore, un processus qui se poursuit aujourd’hui. Cela impliquait le culte de nouveaux dieux, y compris Krishna, qui avait supplanté le culte d’Indra dans plaine du Punjab avant l’invasion d’Alexandre.
Mais la spécificité des rituels et des cultes tribaux a été modifiée, les divinités tribales devenant des équivalents des dieux brahmaniques standard, et de nouvelles écritures brahmaniques ont rendu respectables les dieux qui ne pouvaient être assimilés tels quels.
Ces divinités nouvelles ou à l’identité redéfinie allaient de pair avec de nouveaux rituels, et des dates supplémentaires au calendrier lunaire pour les occasions particulières. De nouveaux lieux de pèlerinage sont apparus, ainsi que les mythes leur conférant une respectabilité suffisante, alors qu’ils n’étaient auparavant que des lieux de culte primitifs pré-brahmaniques.
Le Mahabharata, le Ramayana et surtout les Puranas regorgent de tels éléments.
Le mécanisme d’assimilation est particulièrement intéressant. Non seulement Krishna, mais aussi le Bouddha lui-même, ainsi que des divinités totémiques telles que les très anciens Poisson, Tortue et Ours furent transformés en incarnations de Vishnu-Narayana.
Le dieu Hanuman à tête de singe, populaire auprès des cultivateurs à tel point qu’il était le dieu associé à l’agriculture et faisait l’objet d’un culte particulier, est ainsi devenu le fidèle compagnon-serviteur de Rama, une autre incarnation de Vishnu. Vishnu-Narayana utilise le grand Cobra portant le monde comme un lit pour dormir sur les eaux ; et en même temps, ce même Cobra sert d’étole à Shiva, et d’arme à Ganesha.
Ganesha, dieu à la tête d’éléphant, est le fils de Shiva, ou plutôt de la femme de Shiva. Shiva lui-même est le maître des gobelins et des démons, beaucoup d’entre eux – comme le cacodémon [un esprit mauvais, démoniaque] Vétala – étant des dieux extrêmement primitifs et liés à l’origine aux cultes populaires des villages.
Nandi, le taureau de Shiva, faisait l’objet d’un culte dans l’Inde du sud à l’époque néolithique, où aucun maître humain ni aucune divinité ne le chevauchait ; il apparaît indépendamment sur d’innombrables sceaux datant de la civilisation de l’Indus.
Cette assimilation se poursuit à l’infini, et si l’on regroupe toutes les légendes on voit bien qu’elles ne sont qu’un agrégat informe.
Pourtant, l’importance de ce processus ne doit pas être sous-estimé. Le culte de ces divinités primitives ré-assimilées faisait partie d’un mécanisme d’acculturation, de concessions mutuelles.
Tout d’abord, ceux qui auparavant vouaient un culte au Cobra pouvaient encore le vénérer même en s’inclinant devant Shiva, et inversement ceux qui révéraient Shiva rendaient hommage au Cobra dans leurs propres pratiques rituelles. Plus tard, nombreux sont ceux qui allaient observer chaque année le jour du Cobra, pendant lequel il est interdit de travailler la terre et où de la nourriture est donnée en offrande aux serpents.
Des éléments matriarcaux ont été ajoutés, par assimilation de la déesse mère à l’ « épouse » d’un dieu masculin, comme par exemple Durga-Parvati (qui peut avoir des noms différents selon le lieu, comme Tukaï ou Kalubaï) l’épouse de Shiva, ou Lakshmi l’épouse de Vishnou.
Cette complexe généalogie divine conservait des éléments de syncrétisme : Skanda et Ganesha sont devenus les fils de Shiva. »
Ce processus comportait d’énormes risques, car il produisait des mouvements de masse mystiques rejetant les prêtres eux-mêmes au nom de l’amour mystique.
Kabir (1440-1518) est le meneur le plus célèbre de l’un de ces mouvement ; sa « voie » est théorisée dans le Bijak, une compilation de poèmes mystiques aujourd’hui encore très célèbre.
En voici un exemple :
« Oh servant, où Me cherches tu ?
Regarde ! Je suis près de toi.
Je ne suis ni au temple ni à la mosquée : ni à la Kaaba ni à Kailash :
Je ne suis ni dans les rites ni dans les cérémonies,
ni dans le Yoga ni dans la renonciation.
Si tu cherches vraiment, tu Me verras tout de suite :
Tu viendras en un instant à Ma rencontre. »
« Je ne suis pas Hindou,
Ni Musulman non plus!
Je suis ce corps, un théâtre
Des cinq éléments ; un spectacle
De l’esprit qui danse
Avec la joie et la tristesse ».
Un autre personnage important est Nanak (1469-1539), le fondateur du sikhisme, pareillement orienté vers le rejet de l’hindouisme et de l’islam, au nom de la dévotion et de la vérité éternelle.
Kabir et Nanak, entre autres, rejetaient le principe des prêtres, des textes sacrés, de la fonction de yogi, des dogmes : l’amour et la fusion avec le « un » était un « appel » mystique.
Dans de tels cas, il y avait une rupture avec l’hindouisme, avec les système des castes, avec une quelconque forme de clergé. La mobilisation de masse était au cœur de la démarche.
Même à l’intérieur de l’hindouisme, de telles tendances existaient, très fortes, et elles ont marqué leur époque. Le vaishnavisme de Chaitanya est par exemple allé très loin avec le culte de Krishna, tout comme le poète Surdas (1528- vers 1581) et la poétesse Mira Bai (vers 1498- vers 1546) dont voici un poème :
« Impérissable, O Seigneur,
Est l’amour
Qui me lie à Toi :
Comme un diamant,
Il brise le marteau qui le frappe.
Mon cœur s’imprègne dans le Tien
Comme la cire dans de l’or.
Tel que le lotus qui vit au sein de l’eau,
Je vis en Toi.
Comme l’oiseau
Qui toute la nuit
Contemple la lune décroissante,
Je me suis perdue en Ton sein.
Ô, reviens, mon Adoré ».
En voici un autre :
« Dans mes voyages j’ai passé du temps avec un grand yogi.
Un jour il m’a dit :
Deviens si immobile que tu puisses entendre
le sang couler dans tes veines.
Une nuit alors que j’étais assise au calme,
Il m’a semblé être sur le point d’entrer dans un monde si vaste
Que je sais que c’est notre source à tous ».
Nous trouvons aussi des personnages comme Eknath (1533-1599), et le très important Tulsidas (1532-1623), qui ont formulé une « voie » où Dieu est considéré à la fois comme personnel et impersonnel, c’est-à-dire comme le but d’une quête mystique, mais aussi d’un culte personnel.
La Bhakti a permis à l’hindouisme de gagner les masses, mais cela signifiait l’irruption des masses dans la religion elle-même.