Lénine et la notion d’impérialisme : corruption politique et oligarchie

Il s’agit donc d’être absolument clair : pour Lénine, on ne peut pas rétrograder et faire cesser l’impérialisme pour en revenir au stade du capitalisme concurrentiel.

Ce qui se passe pourtant – et c’est dialectiquement relié à cela – est qu’une partie des responsables ouvriers pratiquent le social-impérialisme, prétextant pouvoir « réformer » l’impérialisme, mais en réalité le modernisant, l’aménageant, etc.

Leur réalité tient à la corruption d’une partie de la classe ouvrière grâce à la puissance de l’impérialisme. Une aristocratie ouvrière se forme, alors que même une large partie de la classe ouvrière elle-même peut être paralysée longtemps, comme ce fut le cas en Angleterre.

C’est ce qui fera que, par la suite, Mao Zedong parlera de la zone des tempêtes pour caractériser l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie, zones victimes de l’impérialisme et se révoltant contre lui.

Lénine nous enseigne que :

« Ce qui distingue la situation actuelle, c’est l’existence de conditions économiques et politiques qui ne pouvaient manquer de rendre l’opportunisme encore plus incompatible avec les intérêts généraux et vitaux du mouvement ouvrier : d’embryon, l’impérialisme est devenu le système prédominant; les monopoles capitalistes ont pris la première place dans l’économie et la politique; le partage du monde a été mené à son terme; d’autre part, au lieu du monopole sans partage de l’Angleterre, nous assistons maintenant à la lutte d’un petit nombre de puissances impérialistes pour la participation au monopole, lutte qui caractérise tout le début du XXe siècle.

L’opportunisme ne peut plus triompher aujourd’hui complètement au sein du mouvement ouvrier d’un seul pays pour des dizaines et des dizaines d’années, comme il l’a fait en Angleterre dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Mais, dans toute une série de pays, il a atteint sa pleine maturité, il l’a dépassée et s’est décomposé en fusionnant complètement, sous la forme du social-chauvinisme, avec la politique bourgeoise (…).

L’idéologie impérialiste pénètre également dans la classe ouvrière, qui n’est pas séparée des autres classes par une muraille de Chine.

Si les chefs de l’actuel parti dit « social-démocrate » d’Allemagne sont traités à juste titre de « social-impérialistes », c’est-à-dire de socialistes en paroles et d’impérialistes en fait, il convient de dire que, déjà en 1902, Hobson signalait l’existence en Angleterre des « impérialistes fabiens », appartenant à l’opportuniste « Société des fabiens ».

Les savants et les publicistes bourgeois défendent généralement l’impérialisme sous une forme quelque peu voilée; ils en dissimulent l’entière domination et les racines profondes; ils s’efforcent de faire passer au premier plan des particularités, des détails secondaires, s’attachant à détourner l’attention de l’essentiel par de futiles projets de « réformes » tels que la surveillance policière des trusts et des banques, etc.

Plus rares sont les impérialistes avérés, cyniques, qui ont le courage d’avouer combien il est absurde de vouloir réformer les traits essentiels de l’impérialisme. »

Naturellement, avec le pourrissement de l’impérialisme, pourrissement totalement inévitable, la corruption s’effondre elle-même, faisant réémerger au premier plan les contradictions profondes du mode de production capitaliste lui-même.

L’apparition du stade impérialiste du capitalisme est marquée par la domination des monopoles, la génération d’une oligarchie tendant à ressortir au sein de la bourgeoisie elle-même, avec les libertés s’effaçant au profit d’un autoritarisme reflétant les rapports de force au sein du mode de production capitaliste, et bien sûr une tendance militarisée à l’expansion.

Le fascisme, en tant que système politique, est le fruit direct, l’accompagnateur de l’avènement complet du stade impérialiste et du succès politique de la nouvelle oligarchie, issue d’une partie de la bourgeoisie, au sein de l’État lui-même.

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Lénine, l’impérialisme et le parasitisme

Ce qui est à la base de la compréhension léniniste de l’impérialisme, c’est que celui-ci a deux aspects. Le monopole est un progrès par rapport au capitalisme libéral concurrentiel ; en même temps, il porte en lui son propre dépassement.

Une fois qu’il a, en effet, atteint son développement, le monopole issu du capitalisme devient simplement parasitaire. Il a été l’expression de l’accroissement des forces productives ; il en devient un frein, un obstacle, une frontière.

Étant en effet en position de force, le monopole empêche tout ce qui risque de nuire au statu quo, à son existence. Vu depuis le début du XXIe siècle, c’est l’opposition entre les start-ups et les monopoles, où par ailleurs les premières se font toujours phagocyter par les seconds.

Lénine explique en ce qui concerne cette question :

« Nous l’avons vu, la principale base économique de l’impérialisme est le monopole. Ce monopole est capitaliste, c’est-à-dire né du capitalisme; et, dans les conditions générales du capitalisme, de la production marchande, de la concurrence, il est en contradiction permanente et sans issue avec ces conditions générales.

Néanmoins, comme tout monopole, il engendre inéluctablement une tendance à la stagnation et à la putréfaction.

Dans la mesure où l’on établit, fût-ce momentanément, des prix de monopole, cela fait disparaître jusqu’à un certain point les stimulants du progrès technique et, par suite, de tout autre progrès; et il devient alors possible, sur le plan économique, de freiner artificiellement le progrès technique.

Un exemple : en Amérique, un certain Owens invente une machine qui doit révolutionner la fabrication des bouteilles. Le cartel allemand des fabricants de bouteilles rafle les brevets d’Owens et les garde dans ses tiroirs, retardant leur utilisation.

Certes, un monopole, en régime capitaliste, ne peut jamais supprimer complètement et pour très longtemps la concurrence sur le marché mondial (c’est là, entre autres choses, une des raisons qui fait apparaître l’absurdité de la théorie de l’ultra-impérialisme).

Il est évident que la possibilité de réduire les frais de production et d’augmenter les bénéfices en introduisant des améliorations techniques pousse aux transformations. Mais la tendance à la stagnation et à la putréfaction, propre au monopole, continue à agir de son côté et, dans certaines branches d’industrie, dans certains pays, il lui arrive de prendre pour un temps le dessus.

Le monopole de la possession de colonies particulièrement vastes, riches ou avantageusement situées, agit dans le même sens. »

Lénine et Staline

Un autre aspect du parasitisme est la naissance d’une couche sociale vivant uniquement des exportations de capitaux. On a alors tendanciellement la formation de sortes d’États-rentiers, d’États-usuriers.

Ce n’est, toutefois qu’une tendance. Lénine fait ici une précision d’une très grande importance à propos de cette question qu’il s’agit de comprendre de manière dialectique.

Voici ce que dit Lénine en étudiant la position de l’anglais John Atkinson Hobson quant à l’impérialisme, lui-même ayant publié en 1903 L’impérialisme. Une étude :

« La perspective du partage de la Chine provoque chez Hobson l’appréciation économique que voici : « Une grande partie de l’Europe occidentale pourrait alors prendre l’apparence et le caractère qu’ont maintenant certaines parties des pays qui la composent : le Sud de l’Angleterre, la Riviera, les régions d’Italie et de Suisse les plus fréquentées des touristes et peuplées de gens riches – à savoir : de petits groupes de riches aristocrates recevant des dividendes et des pensions du lointain Orient, avec un groupe un peu plus nombreux d’employés professionnels et de commerçants et un nombre plus important de domestiques et d’ouvriers occupés dans les transports et dans l’industrie travaillant à la finition des produits manufacturés.

Quant aux principales branches d’industrie, elles disparaîtraient, et la grande masse des produits alimentaires et semi-ouvrés affluerait d’Asie et d’Afrique comme un tribut. »

« Telles sont les possibilités que nous offre une plus large alliance des États d’Occident, une fédération européenne des grandes puissances : loin de faire avancer la civilisation universelle, elle pourrait signifier un immense danger de parasitisme occidental aboutissant à constituer un groupe à part de nations industrielles avancées, dont les classes supérieures recevraient un énorme tribut de l’Asie et de l’Afrique et entretiendraient, à l’aide de ce tribut, de grandes masses domestiquées d’employés et de serviteurs, non plus occupées à produire en grandes quantités des produits agricoles et industriels, mais rendant des services privés ou accomplissant, sous le contrôle de la nouvelle aristocratie financière, des travaux industriels de second ordre.

Que ceux qui sont prêts à tourner le dos à cette théorie » (il aurait fallu dire : à cette perspective)« comme ne méritant pas d’être examinée, méditent sur les conditions économiques et sociales des régions de l’Angleterre méridionale actuelle, qui en sont déjà arrivées à cette situation.

Qu’ils réfléchissent à l’extension considérable que pourrait prendre ce système si la Chine était soumise au contrôle économique de semblables groupes de financiers, de « placeurs de capitaux » (les rentiers), de leurs fonctionnaires politiques et de leurs employés de commerce et d’industrie, qui drainent les profits du plus grand réservoir potentiel que le monde ait jamais connu, afin de les consommer en Europe.

Certes, la situation est trop complexe et le jeu des forces mondiales trop difficile à escompter pour que ladite ou quelque autre prévision de l’avenir dans une seule direction puisse être considérée comme la plus probable.

Mais les influences qui régissent à l’heure actuelle l’impérialisme de l’Europe occidentale s’orientent dans cette direction, et si elles ne rencontrent pas de résistance, si elles ne sont pas détournées d’un autre côté, c’est dans ce sens qu’elles joueront. »

L’auteur a parfaitement raison : si les forces de l’impérialisme ne rencontraient pas de résistance, elles aboutiraient précisément à ce résultat.

La signification des « États-Unis d’Europe » dans la situation actuelle, impérialiste, a été ici très justement caractérisée. Il eût fallu seulement ajouter que, à l’intérieur du mouvement ouvrier également, les opportunistes momentanément vainqueurs dans la plupart des pays, « jouent » avec système et continuité, précisément dans ce sens.

L’impérialisme, qui signifie le partage du monde et une exploitation ne s’étendant pas uniquement à la Chine, et qui procure des profits de monopole élevés à une poignée de pays très riches, crée la possibilité économique de corrompre les couches supérieures du prolétariat; par là même il alimente l’opportunisme, lui donne corps et le consolide.

Mais ce qu’il ne faut pas oublier, ce sont les forces dressées contre l’impérialisme en général et l’opportunisme en particulier, forces que le social-libéral Hobson n’est évidemment pas en mesure de discerner. »

L’impérialisme a une tendance à l’universel mais celle-ci ne saurait triompher de par les contradictions internes qui existent et qui sont propres au mode de production capitaliste que l’impérialisme ne fait que prolonger.

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Lénine et la notion d’impérialisme : une question de définition

Le matérialisme dialectique étant la science du réel, Lénine a tenté de donner la définition la plus précise du phénomène impérialiste. Naturellement, cette définition constate le développement de ce phénomène par des contradictions.

Voici ce que dit Lénine :

« Il nous faut maintenant essayer de dresser un bilan, de faire la synthèse de ce qui a été dit plus haut de l’impérialisme.

L’impérialisme a surgi comme le développement et la continuation directe des propriétés essentielles du capitalisme en général.

Mais le capitalisme n’est devenu l’impérialisme capitaliste qu’à un degré défini, très élevé, de son développement, quand certaines des caractéristiques fondamentales du capitalisme ont commencé à se transformer en leurs contraires, quand se sont formés et pleinement révélés les traits d’une époque de transition du capitalisme à un régime économique et social supérieur.

Ce qu’il y a d’essentiel au point de vue économique dans ce processus, c’est la substitution des monopoles capitalistes à la libre concurrence capitaliste.

La libre concurrence est le trait essentiel du capitalisme et de la production marchande en général; le monopole est exactement le contraire de la libre concurrence; mais nous avons vu cette dernière se convertir sous nos yeux en monopole, en créant la grande production, en éliminant la petite, en remplaçant la grande par une plus grande encore, en poussant la concentration de la production et du capital à un point tel qu’elle a fait et qu’elle fait surgir le monopole : les cartels, les syndicats patronaux, les trusts et, fusionnant avec eux, les capitaux d’une dizaine de banques brassant des milliards.

En même temps, les monopoles n’éliminent pas la libre concurrence dont ils sont issus; ils existent au-dessus et à côté d’elle, engendrant ainsi des contradictions, des frictions, des conflits particulièrement aigus et violents.

Le monopole est le passage du capitalisme à un régime supérieur.

Si l’on devait définir l’impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu’il est le stade monopoliste du capitalisme.

Cette définition embrasserait l’essentiel, car, d’une part, le capital financier est le résultat de la fusion du capital de quelques grandes banques monopolistes avec le capital de groupements monopolistes d’industriels; et, d’autre part, le partage du monde est la transition de la politique coloniale, s’étendant sans obstacle aux régions que ne s’est encore appropriée aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoires d’un globe entièrement partagé. »

Lénine s’empresse d’ajouter, immédiatement après :

« Mais les définitions trop courtes, bien que commodes parce que résumant l’essentiel, sont cependant insuffisantes, si l’on veut en dégager des traits fort importants de ce phénomène que nous voulons définir.

Aussi, sans oublier ce qu’il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d’un phénomène dans l’intégralité de son développement, devons-nous donner de l’impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants :

1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu’elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique;

2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier », d’une oligarchie financière;

3) l’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière;

4) formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde, et

5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes.

L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »

Voilà la thèse élémentaire de Lénine sur l’impérialisme. Dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, on trouve toutefois encore des analyses présentant certains aspects, dont le parasitisme propre à la nature de l’impérialisme.

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Lénine, l’impérialisme et la politique coloniale

Ainsi, il y a d’un côté des regroupements capitalistes de type monopoliste menant une bataille à l’échelle planétaire, de l’autre les États eux-mêmes, en tant qu’outils toujours davantage dans les mains des monopoles, participant à la bataille pour le contrôle de territoires.

Ce qui détermine notamment la première guerre mondiale impérialiste, c’est que la période la précédant avait été marquée par la fin du partage. L’Afrique et la Polynésie colonisées, il ne restait plus de territoires disponibles. Les contradictions inter-impérialistes ne pouvaient que s’amplifier.

En fait, le colonialisme lui-même est un phénomène lié à l’impérialisme, au capitalisme monopoliste. Lénine constate cela de la manière suivante :

« Pour l’Angleterre, la période d’accentuation prodigieuse des conquêtes coloniales se situe entre 1860 et 1890, et elle est très intense encore dans les vingt dernières années du XIXe siècle. Pour la France et l’Allemagne, c’est surtout ces vingt années qui comptent.

On a vu plus haut que le capitalisme prémonopoliste, le capitalisme où prédomine la libre concurrence, atteint la limite de son développement entre 1860 et 1880; or, l’on voit maintenant que c’est précisément au lendemain de cette période que commence l' »essor » prodigieux des conquêtes coloniales, que la lutte pour le partage territorial du monde devient infiniment âpre.

Il est donc hors de doute que le passage du capitalisme à son stade monopoliste, au capital financier, est lié à l’aggravation de la lutte pour le partage du monde. »

La France, par exemple, disposait en 1876 de colonies sur un territoire de 0,9 millions de kilomètres carrés, avec 6 millions de personnes, contre 10,6 millions de kilomètres carrés et 55,5 millions de personnes en 1914. Il y a toutefois un développement inégal ; les différents impérialismes n’avancent pas aussi vite, ce qui fait dire à Lénine :

« Trois puissances n’avaient en 1876 aucune colonie, et une quatrième, la France, n’en possédait presque pas. Vers 1914, ces quatre puissances ont acquis 14,1 millions de kilomètres carrés de colonies, soit une superficie près d’une fois et demie plus grande que celle de l’Europe, avec une population d’environ 100 millions d’habitants.

L’inégalité de l’expansion coloniale est très grande. Si l’on compare, par exemple, la France, l’Allemagne et le Japon, pays dont la superficie et la population ne diffèrent pas très sensiblement, on constate que le premier de ces pays a acquis presque trois fois plus de colonies (quant à la superficie) que les deux autres pris ensemble.

Mais par son capital financier, la France était peut-être aussi, au début de la période envisagée, plusieurs fois plus riche que l’Allemagne et le Japon réunis. »

Le léninisme présuppose par conséquent que les pays sont de différentes natures. L’existence de l’impérialisme fait que les indépendances formelles sont fictives : ce qui compte réellement, c’est la base sociale de chaque pays.

Il y a, de manière dialectique, d’un côté les pays impérialistes, de l’autre les pays dépendants.

Lénine

Lénine donne ici une explication très utile :

« Dès l’instant qu’il est question de politique coloniale à l’époque de l’impérialisme capitaliste, il faut noter que le capital financier et la politique internationale qui lui est conforme, et qui se réduit à la lutte des grandes puissances pour le partage économique et politique du monde, créent pour les Etats diverses formes transitoires de dépendance.

Cette époque n’est pas seulement caractérisée par les deux groupes principaux de pays : possesseurs de colonies et pays coloniaux, mais encore par des formes variées de pays dépendants qui, nominalement, jouissent de l’indépendance politique, mais qui, en réalité, sont pris dans les filets d’une dépendance financière et diplomatique.

Nous avons déjà indiqué une de ces formes : les semi-colonies. En voici une autre, dont l’Argentine, par exemple, nous offre le modèle.

« L’Amérique du Sud et, notamment l’Argentine, écrit Schulze-Gaevernitz dans son ouvrage sur l’impérialisme britannique, est dans une telle dépendance financière vis-à-vis de Londres qu’on pourrait presque l’appeler une colonie commerciale de l’Angleterre. »

Les capitaux placés par la Grande-Bretagne en Argentine étaient évalués par Schilder, d’après les informations du consul austro-hongrois à Buenos-Aires pour 1909, à 8 milliards 750 millions de francs. Ou se représente sans peine quelles solides relations cela assure au capital financier – et à sa fidèle « amie » la diplomatie – de l’Angleterre avec la bourgeoisie d’Argentine, avec les milieux dirigeants de toute la vie économique et politique de ces pays.

Le Portugal nous offre l’exemple d’une forme quelque peu différente, associée à l’indépendance politique, de la dépendance financière et diplomatique. Le Portugal est un Etat souverain, indépendant, mais il est en fait, depuis plus de deux cents ans, depuis la guerre de la Succession d’Espagne (1701-1714), sous protectorat britannique.

L’Angleterre a défendu le Portugal et ses possessions coloniales pour fortifier ses propres positions dans la lutte contre ses adversaires, l’Espagne et la France. Elle a reçu, en échange, des avantages commerciaux, des privilèges pour ses exportations de marchandises et surtout de capitaux vers le Portugal et ses colonies, le droit d’user des ports et des îles du Portugal, de ses câbles télégraphiques, etc., etc.

De tels rapports ont toujours existé entre petits et grands États, mais à l’époque de l’impérialisme capitaliste, ils deviennent un système général, ils font partie intégrante de l’ensemble des rapports régissant le « partage du monde », ils forment les maillons de la chaîne des opérations du capital financier mondial. »

Contradictions inter-impérialistes, développement inégal, différenciation dialectique des pays dépendants eux-mêmes en pays semi-colonisés et pays formellement indépendants… Lénine fournit le panorama complet de la situation amenée par la naissance de l’impérialisme.

C’est la raison pour laquelle il rejette catégoriquement la notion d’ultra-impérialisme que Karl Kautsky considère comme possible, c’est-à-dire la fusion de tous les monopoles en un superimpérialisme.

Concevoir cela comme possible, c’est nier la loi de la contradiction et nier le développement de l’impérialisme par l’intermédiaire du capital financier, qui réorganise la base capitaliste dans un sens monopoliste et par conséquent agressif tout azimut.

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Lénine, l’impérialisme et l’exportation des capitaux

On a vu que dans l’impérialisme, le capital jouait un rôle encore plus grand, car il était centralisé, avec les banques. Or, s’il est centralisé, il est dialectiquement encore plus dispersé, les capitalistes investissant partout de par le monde.

Lénine formule donc la définition scientifique suivante :

« Ce qui caractérisait l’ancien capitalisme, où régnait la libre concurrence, c’était l’exportation des marchandises. Ce qui caractérise le capitalisme actuel, où règnent les monopoles, c’est l’exportation des capitaux. »

Que signifie l’exportation des capitaux ? Cela signifie qu’en lieu et place d’investir dans leur propre pays, les capitalistes investissent dans d’autres pays, car tel est leur intérêt le plus pertinent de leur point de vue.

Le thème de la « mondialisation », des « délocalisations », n’est pas du tout propre au début du XXIe siècle : chaque cycle impérialiste du capitalisme se caractérise par cette même logique. Voici comment Lénine décrit cela, à son époque :

« Tant que le capitalisme reste le capitalisme, l’excédent de capitaux est consacré, non pas à élever le niveau de vie des masses dans un pays donné, car il en résulterait une diminution des profits pour les capitalistes, mais à augmenter ces profits par l’exportation de capitaux à l’étranger, dans les pays sous-développés.

Les profits y sont habituellement élevés, car les capitaux y sont peu nombreux, le prix de la terre relativement bas, les salaires de même, les matières premières à bon marché. »

Selon les situations, l’exportation des capitaux se produit de manière différente. Voici la différence entre l’Angleterre, la France et l’Allemagne :

« Pour l’Angleterre, ce sont en premier lieu ses possessions coloniales, très grandes en Amérique également (le Canada, par exemple), sans parler de l’Asie, etc. Les immenses exportations de capitaux sont étroitement liées ici, avant tout, aux immenses colonies, dont nous dirons plus loin l’importance pour l’impérialisme.

Il en va autrement pour la France. Ici les capitaux placés à l’étranger le sont surtout en Europe et notamment en Russie (10 milliards de francs au moins). Il s’agit principalement de capitaux de prêt, d’emprunts d’Etat, et non de capitaux investis dans les entreprises industrielles. A la différence de l’impérialisme anglais, colonialiste, l’impérialisme français peut être qualifié d’usuraire.

L’Allemagne offre une troisième variante : ses colonies sont peu considérables, et ses capitaux placés à l’étranger sont ceux qui se répartissent le plus également entre l’Europe et l’Amérique. »

Bien entendu, il existe de manière dialectique un double rapport entre ces processus d’exportation de capitaux : on a d’un côté la concurrence, de l’autre l’entente. C’est là qu’interviennent les contradictions inter-impérialistes opposant non plus simplement les entreprises monopolistiques, mais les États eux-mêmes.

Voyons d’abord comment Lénine décrit ce processus de « partage » au sein de cette « mondialisation » :

« Les pays exportateurs de capitaux se sont, au sens figuré du mot, partagé le monde. Mais le capital financier a conduit aussi au partage direct du globe.

Les groupements de monopoles capitalistes – cartels, syndicats, trusts – se partagent tout d’abord le marché intérieur en s’assurant la possession, plus ou moins absolue, de toute la production de leur pays. Mais, en régime capitaliste, le marché intérieur est nécessairement lié au marché extérieur.

Il y a longtemps que le capitalisme a créé le marché mondial.

Et, au fur et à mesure que croissait l’exportation des capitaux et que s’étendaient, sous toutes les formes, les relations avec l’étranger et les colonies, ainsi que les « zones d’influence » des plus grands groupements monopolistes, les choses allaient « naturellement » vers une entente universelle de ces derniers, vers la formation de cartels internationaux. »

Lénine documente longuement le développement des monopoles à l’échelle mondiale, leurs relations de concurrence, d’alliance, etc. Il souligne bien que la tendance qui l’emporte, c’est celle de la concurrence, et non de la collusion.

Il dénonce par conséquent de la manière suivante ceux qui ont des illusions à ce sujet :

« Certains auteurs bourgeois (auxquels vient de se joindre K. Kautsky, qui a complètement renié sa position marxiste, celle de 1909 par exemple) ont exprimé l’opinion que les cartels internationaux, une des expressions les plus accusées de l’internationalisation du capital, permettaient d’espérer que la paix régnerait entre les peuples en régime capitaliste.

Du point de vue de la théorie, cette opinion est tout à fait absurde; et du point de vue pratique, c’est un sophisme et un mode de défense malhonnête du pire opportunisme.

Les cartels internationaux montrent à quel point se sont développés aujourd’hui les monopoles capitalistes, et quel est l’objet de la lutte entre les groupements capitalistes.

Ce dernier point est essentiel; lui seul nous révèle le sens historique et économique des événements, car les formes de la lutte peuvent changer et changent constamment pour des raisons diverses, relativement temporaires et particulières, alors que l’essence de la lutte, son contenu de classe, ne saurait vraiment changer tant que les classes existent (…).

Il ne s’agit évidemment pas de la bourgeoisie allemande, mais de la bourgeoisie universelle.

Si les capitalistes se partagent le monde, ce n’est pas en raison de leur scélératesse particulière, mais parce que le degré de concentration déjà atteint les oblige à s’engager dans cette voie afin de réaliser des bénéfices; et ils le partagent « proportionnellement aux capitaux », « selon les forces de chacun », car il ne saurait y avoir d’autre mode de partage en régime de production marchande et de capitalisme.

Or, les forces changent avec le développement économique et politique; pour l’intelligence des événements, ils faut savoir quels problèmes sont résolus par le changement du rapport des forces; quant à savoir si ces changements sont « purement » économiques ou extra-économiques (par exemple, militaires), c’est là une question secondaire qui ne peut modifier en rien le point de vue fondamental sur l’époque moderne du capitalisme.

Substituer à la question du contenu des luttes et des transactions entre les groupements capitalistes la question de la forme de ces luttes et de ces transactions (aujourd’hui pacifique, demain non pacifique, après-demain de nouveau non pacifique), c’est s’abaisser au rôle de sophiste. »

La concurrence est l’aspect principal, elle est inévitable et est la tendance dominante, c’est cela qu’il faut voir ; cette concurrence a des formes économiques, des formes militaires, et les unes ne vont pas sans les autres, car leur existence a la même base, ce sont les deux faces de la même pièce.

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Lénine, l’impérialisme et la domination du capital financier

« Concentration de la production avec, comme conséquence, les monopoles ; fusion ou interpénétration des banques et de l’industrie, voilà l’histoire de la formation du capital financier et le contenu de cette notion. »

C’est ainsi que Lénine synthétise les deux premiers chapitres de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme ; cependant, il considère comme nécessaire d’expliciter de manière scientifique deux notions étroitement liées : celles de capital financier et d’oligarchie financière.

Lénine constate habilement qu’il n’est pas nécessaire de posséder entièrement une société pour avoir le contrôle de la direction ; le grand capital utilise d’autres sections du capital pour se renforcer lui-même. Lénine explique à ce sujet :

« En fait, l’expérience montre qu’il suffit de posséder 40% des actions pour gérer les affaires d’une société anonyme, car un certain nombre de petits actionnaires disséminés n’ont pratiquement aucune possibilité de participer aux assemblées générales, etc.

La « démocratisation » de la possession des actions, dont les sophistes bourgeois et les opportunistes pseudo-social démocrates attendent (ou assurent qu’ils attendent) la « démocratisation du capital », l’accentuation du rôle et de l’importance de la petite production, etc., n’est en réalité qu’un des moyens d’accroître la puissance de l’oligarchie financière. »

Le grand capital construit tout un système opaque de relations hiérarchiques, de maisons-mères, de filiales, pour masquer son jeu, diluer ses responsabilités en cas de souci d’une branche particulière.

Cela ne va pas sans contradictions et Lénine, lors de son étude de la situation, note bien qu’il existe une critique petite-bourgeoise de l’impérialisme.

Elle n’a aucun sens, car elle ne remet pas en cause le mode de production capitaliste, simplement le rapport de force au sein du capitalisme. Lénine dresse le constat suivant :

« Les faits monstrueux touchant la monstrueuse domination de l’oligarchie financière sont tellement patents que, dans tous les pays capitalistes, aussi bien en Amérique qu’en France et en Allemagne, est apparue une littérature qui, tout en professant le point de vue bourgeois, brosse néanmoins un tableau à peu près véridique, et apporte une critique – évidemment petite-bourgeoise – de l’oligarchie financière (…).

Toutes les règles de contrôle et de surveillance, de publication des bilans, d’établissement de schémas précis pour ces derniers, etc., ce par quoi les professeurs et les fonctionnaires bien intentionnés – c’est-à-dire ayant la bonne intention de défendre et de farder le capitalisme – occupent l’attention du public, sont ici dépourvues de toute valeur.

Car la propriété privée est sacrée, et l’on ne peut empêcher personne d’acheter, de vendre, d’échanger des actions, de les hypothéquer, etc. (…).

Le monopole, quand il s’est formé et brasse des milliards, pénètre impérieusement dans tous les domaines de la vie sociale, indépendamment du régime politique et de toutes autres « contingences ». »

L’ensemble de la société est façonnée par les besoins des monopoles, qui naissent sur le terrain de la propriété privée et par conséquent n’ont qu’à prolonger leur activité pour engloutir toujours plus la société fondée justement sur la propriété privée.

Le capitalisme devenu monopoliste est tellement puissant qu’il assure un contrôle toujours plus grand sur la société, de par sa force toujours plus grande, la vigueur de sa croissance. Il donne naissance à une fine couche sociale parasitaire, de personnes vivant de leurs rentes, de leurs placements financiers.

Cette couche n’entre même plus en rapport avec la production ; elle est entièrement séparée du travail. C’est déjà le cas dans le capitalisme – ce que ne voient pas les partisans du capitalisme libéral – et c’est cela qui fait que l’impérialisme est l’évolution logique du capitalisme, le stade suprême du capitalisme, son aboutissement ultime.

Lénine nous enseigne :

« Le propre du capitalisme est, en règle générale, de séparer la propriété du capital de son application à la production; de séparer le capital-argent du capital industriel ou productif; de séparer le rentier, qui ne vit que du revenu qu’il tire du capital-argent, de l’industriel, ainsi que de tous ceux qui participent directement à la gestion des capitaux.

L’impérialisme, ou la domination du capital financier, est ce stade suprême du capitalisme où cette séparation atteint de vastes proportions.

La suprématie du capital financier sur toutes les autres formes du capital signifie l’hégémonie du rentier et de l’oligarchie financière; elle signifie une situation privilégiée pour un petit nombre d’Etats financièrement « puissants », par rapport a tous les autres. »

Cet aspect financier, Lénine l’aborde en traitant de la question de l’exportation des capitaux.

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Lénine, la notion d’impérialisme, la socialisation de la production et le rôle des banques

L’une des plus grandes erreurs qu’on puisse faire au sujet de la notion d’impérialisme serait de penser que Lénine « regretterait » son émergence. A ses yeux, c’est en effet inévitable, cela fait partie du parcours amenant du capitalisme au socialisme, c’est un élément du processus de socialisation de l’industrie.

Lénine ne fait pas que s’opposer au kautskisme qui valorise l’impérialisme comme étant en soi le processus de socialisation, et dont le mitterrandisme des années 1980 a été un avatar en France, avec ses nationalisations. Il s’oppose aussi aux partisans du retour en arrière, qui voient en l’impérialisme une excroissance erronée du petit capitalisme.

On peut remarquer d’ailleurs que tant le kautskisme que les partisans de la petite production considèrent que l’impérialisme n’est pas propre au capitalisme, mais un développement « à part », une sorte de déviation.

Tel n’est pas le point de vue de Lénine. Voici ce qu’il dit dans le premier chapitre de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme :

« La concurrence se transforme en monopole. Il en résulte un progrès immense de la socialisation de la production. Et, notamment, dans le domaine des perfectionnements et des inventions techniques.

Ce n’est plus du tout l’ancienne libre concurrence des patrons dispersés, qui s’ignoraient réciproquement et produisaient pour un marché inconnu.

La concentration en arrive au point qu’il devient possible de faire un inventaire approximatif de toutes les sources de matières premières (tels les gisements de minerai de fer) d’un pays et même, ainsi que nous le verrons, de plusieurs pays, voire du monde entier.

Non seulement on procède à cet inventaire, mais toutes ces sources sont accaparées par de puissants groupements monopolistes. On évalue approximativement la capacité d’absorption des marchés que ces groupements « se partagent » par contrat.

Le monopole accapare la main-d’oeuvre spécialisée, les meilleurs ingénieurs; il met la main sur les voies et moyens de communication, les chemins de fer en Amérique, les sociétés de navigation en Europe et en Amérique.

Le capitalisme arrivé à son stade impérialiste conduit aux portes de la socialisation intégrale de la production; il entraîne en quelque sorte les capitalistes, en dépit de leur volonté et sans qu’ils en aient conscience, vers un nouvel ordre social, intermédiaire entre l’entière liberté de la concurrence et la socialisation intégrale.

La production devient sociale, mais l’appropriation reste privée. Les moyens de production sociaux restent la propriété privée d’un petit nombre d’individus.

Le cadre général de la libre concurrence nominalement reconnue subsiste, et le joug exercé par une poignée de monopolistes sur le reste de la population devient cent fois plus lourd, plus tangible, plus intolérable. »

Il y a deux aspects : d’un côté, il y a bien la polarisation de la société, mais de l’autre il y a également une unification de la production par les monopoles, unification jouant un rôle historiquement progressiste. C’est un aspect à absolument garder à l’esprit, sans quoi on ne peut pas saisir comment Lénine s’intéresse, dans le second chapitre de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, à un aspect particulier : le nouveau rôle des banques.

Auparavant, celles-ci ne servaient que d’intermédiaires pour les paiements, prenant une commission au passage. Toutefois, avec le progrès du capitalisme, elles possèdent l’ensemble du capital-argent et, connaissant elles-mêmes un processus de formation de monopoles, se transforment en outils autonomes du capitalisme.

Lénine

Au cours de ce processus, Lénine remarque que les banques prennent des participations, à différents degrés, dans d’autres banques, formant tout un système organisé. Ce n’est pas tout : les banques ont un aperçu très précis sur la réalité économique, connaissant les comptes des entreprises.

Elles peuvent donc acquérir un nouveau rôle : celui de centralisateur des décisions, en jouant sur les crédits, construisant des mécanos industriels grâce à leur capacité financière. Lénine nous fait part de cela de la manière suivante :

« Les capitalistes épars finissent par ne former qu’un seul capitaliste collectif.

En tenant le compte courant de plusieurs capitalistes, la banque semble ne se livrer qu’à des opérations purement techniques, uniquement subsidiaires.

Mais quand ces opérations prennent une extension formidable, il en résulte qu’une poignée de monopolistes se subordonne les opérations commerciales et industrielles de la société capitaliste tout entière; elle peut, grâce aux liaisons bancaires, grâce aux comptes courants et à d’autres opérations financières, connaître tout d’abord exactement la situation de tels ou tels capitalistes, puis les contrôler, agir sur eux en élargissant ou en restreignant, en facilitant ou en entravant le crédit, et enfin déterminer entièrement leur sort, déterminer les revenus de leurs entreprises, les priver de capitaux, ou leur permettre d’accroître rapidement les leurs dans d’énormes proportions, etc. (…).

Quant à la liaison étroite qui existe entre les banques et l’industrie, c’est dans ce domaine que se manifeste peut-être avec le plus d’évidence le nouveau rôle des banques.

Si une banque escompte les lettres de change d’un industriel, lui ouvre un compte courant, etc., ces opérations en tant que telles ne diminuent pas d’un iota l’indépendance de cet industriel, et la banque ne dépasse pas son rôle modeste d’intermédiaire.

Mais si ces opérations se multiplient et s’instaurent régulièrement, si la banque « réunit » entre ses mains d’énormes capitaux, si la tenue des comptes courants d’une entreprise permet à la banque -et c’est ce qui arrive- de connaître avec toujours plus d’ampleur et de précision la situation économique du client, il en résulte une dépendance de plus en plus complète du capitaliste industriel à l’égard de la banque.

En même temps se développe, pour ainsi dire, l’union personnelle des banques et des grosses entreprises industrielles et commerciales, la fusion des unes et des autres par l’acquisition d’actions, par l’entrée des directeurs de banque dans les conseils de surveillance (ou d’administration) des entreprises industrielles et commerciales, et inversement (…).

Ainsi, le XXe siècle marque le tournant où l’ancien capitalisme fait place au nouveau, où la domination du capital financier se substitue à la domination du capital en général. »

Lénine constate donc que l’impérialisme se caractérise par une une interpénétration du capital bancaire et du capital industriel, aboutissant à la formation d’un capital financier qui ne consiste pas qu’en les banques, mais en une fusion du grand capital bancaire et du grand capital industriel, avec une tendance toujours plus prononcée à l’oligarchie.

La base de cela reste, néanmoins, le capitalisme, en tant que mode de production : l’impérialisme est une structure qui naît et grandit depuis cette base, profitant de chaque avancée du capitalisme en général pour se renforcer en tant que tel, à travers l’importance des banques. Lénine va, naturellement, aborder cette question.

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Lénine, la notion d’impérialisme et les monopoles

Dans le premier chapitre de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine traite de la question des monopoles.

C’est le point de départ de son analyse, toute son œuvre s’appuie sur cette base, directement issue de l’analyse de Karl Marx dans Le Capital.

Que dit Lénine ? Qu’il existe une tendance au sein du mode de production capitaliste qui l’emporte, qui devient de plus en plus profonde et devient l’aspect principal, le moteur de l’évolution du capitalisme.

Il dit ainsi :

« Le développement intense de l’industrie et le processus de concentration extrêmement rapide de la production dans des entreprises toujours plus importantes constituent une des caractéristiques les plus marquées du capitalisme.

Les statistiques industrielles contemporaines donnent sur ce processus les renseignements les plus complets et les plus précis. »

Lénine fournit, de fait, toute une série de chiffres, tirés de ses recherches en Suisse, lors de son exil. Il a compilé des statistiques, des compte-rendus : il les présente comme preuves scientifiques de son constat.

Toutefois, il ne fait pas que cela, il rend explicite les tendances, les nuances au sein de la naissance de monopoles remplaçant la concurrence. Voici ce qu’il constate au sujet des États-Unis d’Amérique :

« Près de la moitié de la production totale du pays est fournie par un centième de l’ensemble des entreprises ! Et ces trois mille entreprises géantes embrassent 258 branches d’industrie.

On voit par là que la concentration, arrivée à un certain degré de son développement, conduit d’elle-même, pour ainsi dire, droit au monopole.

Car quelques dizaines d’entreprises géantes peuvent aisément s’entendre, et, d’autre part, la difficulté de la concurrence et la tendance au monopole naissent précisément de la grandeur des entreprises.

Cette transformation de la concurrence en monopole est un des phénomènes les plus importants — sinon le plus important — de l’économie du capitalisme moderne. Aussi convient-il d’en donner une analyse détaillée. Mais écartons d’abord un malentendu possible.

La statistique américaine porte : 3 000 entreprises géantes pour 250 branches industrielles. Cela ne ferait, semble-t-il, qu’une douzaine d’entreprises géantes par industrie. Mais ce n’est pas le cas.

Toutes les industries ne possèdent pas de grandes entreprises ; d’autre part, une particularité extrêmement importante du capitalisme arrivé au stade suprême de son développement est ce qu’on appelle la combinaison, c’est-à-dire la réunion, dans une seule entreprise, de diverses branches d’industrie qui peuvent constituer les étapes successives du traitement de la matière première (par exemple, la production de la fonte à partir du minerai de fer et la transformation de la fonte en acier, et peut-être aussi la fabrication de divers produits finis en acier), ou bien jouer les unes par rapport aux autres le rôle d’auxiliaires (par exemple, l’utilisation des déchets ou des sous-produits, la fabrication du matériel d’emballage, etc.). »

Le capitalisme ne donne pas naissance à des monopoles simplement dans certaines branches, mais de manière générale, c’est une tendance historique à la « combinaison » des branches.

Ce que décrivait Le capital de Karl Marx était donc juste et reste juste, mais le capitalisme s’est développé, il s’est enraciné, et pour cette raison la contradiction interne à son développement s’est approfondie.

Karl Marx

Il y a donc lieu de mieux cerner l’aspect monopoliste, qui a désormais atteint une dimension bien plus importante qu’auparavant. Lénine explique :

« Il y a un demi-siècle, quand Marx écrivait son Capital, la libre concurrence apparaissait à l’immense majorité des économistes comme une « loi de la nature ».

La science officielle tenta de tuer par la conspiration du silence l’oeuvre de Marx, qui démontrait par une analyse théorique et historique du capitalisme que la libre concurrence engendre la concentration de la production, laquelle, arrivée à un certain degré de développement, conduit au monopole.

Maintenant, le monopole est devenu un fait (…).

Les étapes principales de l’histoire des monopoles peuvent se résumer comme suit :

1) Années 1860-1880 : point culminant du développement de la libre concurrence. Les monopoles ne sont que des embryons à peine perceptibles.

2) Après la crise de 1873, période de large développement des cartels; cependant ils ne sont encore que l’exception. Ils manquent encore de stabilité. Ils ont encore un caractère passager.

3) Essor de la fin du XIXe siècle et crise de 1900-1903 : les cartels deviennent une des bases de la vie économique tout entière. Le capitalisme s’est transformé en impérialisme. »

La concentration de la production, par la naissance de monopoles, est l’évolution que constate Lénine.

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Lénine et la notion d’impérialisme

Lénine, dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, ajoute un concept au marxisme. L’analyse de Karl Marx est juste, dit Lénine, cependant ce dernier considère qu’il faut préciser certains aspects, en particulier le caractère parasitaire du capitalisme devenu monopoliste.

Le choix du terme « impérialisme » n’est pas de Lénine lui-même ; il reprend un terme utilisé par deux auteurs liés au marxisme, mais dont les analyses n’étaient pas assez développées ni conséquentes. Voici comment il présente cela lors du premier chapitre de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme :

« Dans ces 15 ou 20 dernières années, surtout depuis les guerres hispano-américaine (1898) et anglo-boer (1899-1902), la littérature économique, et aussi politique, de l’Ancien et du Nouveau Monde s’arrête de plus en plus fréquemment à la notion d' »impérialisme » pour caractériser l’époque où nous vivons.

En 1902, l’économiste anglais J.A. Hobson a publié, à Londres et à New York, un ouvrage intitulé L’impérialisme.

Tout en professant un point de vue social-réformiste bourgeois et pacifiste, identique quant au fond à la position actuelle de l’ex-marxiste K. Kautsky, l’auteur y a donné une description excellente et détaillée des principaux caractères économiques et politiques de l’impérialisme.

En 1910 parut à Vienne un ouvrage du marxiste autrichien Rudolf Hilferding : Le capital financier (traduction russe, Moscou, 1912).

Malgré une erreur de l’auteur dans la théorie de l’argent et une certaine tendance à concilier le marxisme et l’opportunisme, cet ouvrage constitue une analyse théorique éminemment précieuse de « la phase la plus récente du développement du capitalisme« , comme l’indique le sous-titre du livre d’Hilferding.

Au fond, ce qu’on a dit de l’impérialisme pendant ces dernières années – notamment dans d’innombrables articles de journaux et de revues, ainsi que dans des résolutions, par exemple, des congrès de Chemnitz et de Bâle, en automne 1912, n’est guère sorti du cercle des idées exposées ou, plus exactement, résumées par les deux auteurs précités… »

Lénine entend avoir une analyse conséquente de l’impérialisme et pour cette raison il cherche résolument à se démarquer de ceux qui convergent avec lui : les faux marxistes, les ex-marxistes, qui prétendent voir un aspect positif à l’impérialisme.

Ce qui distingue ainsi Lénine de l’autre grand théoricien de l’époque, Karl Kautsky, est que ce dernier considérait que l’impérialisme n’était qu’une politique, qu’une défaillance militariste du capitalisme, alors que Lénine considère que c’est dans la substance même du capitalisme devenant parasitaire, cherchant une voie militaire pour faire face à la chute tendancielle du taux de profit.

La couverture de l’édition originale

Dans son article de 1916 qui résume cette question, L’impérialisme et la scission du socialisme, Lénine expose de la manière suivante le concept d’impérialisme qu’il ajoute au marxisme :

« Il nous faut commencer par donner la définition la plus précise et la plus complète possible de l’impérialisme. L’impérialisme est un stade historique particulier du capitalisme. Cette particularité est de trois ordres :

l’impérialisme est :

1. le capitalisme monopoliste ;

2. le capitalisme parasitaire ou pourrissant ;

3. le capitalisme agonisant.

La substitution du monopole à la libre concurrence est le trait économique capital, l’essence de l’impérialisme. Le monopolisme se manifeste sous cinq formes principales :

1. les cartels, les syndicats patronaux, et les trusts ; la concentration de la production a atteint un degré tel qu’elle a engendré ces groupements monopolistes de capitalistes ;

2. la situation de monopole des grosses banques : trois à cinq banques gigantesques régentent toute la vie économique de l’Amérique, de la France, de l’Allemagne ;

3. l’accaparement des sources de matières premières par les trusts et l’oligarchie financière (le capital financier est le capital industriel monopolisé, fusionné avec le capital bancaire) ;

4. le partage (économique) du monde par les cartels internationaux a commencé. Ces cartels internationaux, détenteurs du marché mondial tout entier qu’ils se partagent « à l’amiable » — tant que la guerre ne l’a pas repartagé — on en compte déjà plus de cent ! L’exportation des capitaux, phénomène particulièrement caractéristique, à la différence de l’exportation des marchandises à l’époque du capitalisme non monopoliste, est en relation étroite avec le partage économique et politico-territorial du monde ;

5. le partage territorial du monde (colonies) est terminé. »

Dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, on a une démonstration scientifique de la valeur de ce concept. Les chapitres de l’œuvre sont les suivants :

La concentration de la production et les monopoles
Les banques et leur nouveau rôle
Le capital financier et l’oligarchie financière
L’exportation des capitaux
Le partage du monde entre les groupements capitalistes
Le partage du monde entre les grandes puissances
L’impérialisme, stade particulier du capitalisme
Le parasitisme et la putréfaction du capitalisme
La critique de l’impérialisme
La place de l’impérialisme dans l’Histoire

Si l’on regarde bien, on voit que ce découpage suit une logique précise. Lénine expose d’abord comment apparaissent les monopoles, comment ensuite les banques jouent un rôle d’autant plus grand, ce qui aboutit à la formation d’une oligarchie financière.

De là se forme une exportation de capitaux aboutissant au partage du monde entre les capitalistes, puis entre les nations capitalistes, ce qui produit les contradictions inter-impérialistes d’un côté, un parasitisme des pays opprimés de l’autre, le tout annonçant l’inéluctable révolution socialiste balayant le capitalisme pourrissant.

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Lénine et la notion d’impérialisme : la genèse de l’analyse

Nous avons la chance de disposer historiquement des cahiers utilisés par Lénine pour prendre des notes au sujet de l’impérialisme, notes qu’il assemblera et synthétisera pour donner naissance à ce qui est peut-être son ouvrage le plus fameux : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.

Ces cahiers furent écrits principalement en deux fois. Lénine commença à les écrire dans la seconde partie de 1915, alors qu’il était en exil en Suisse, en pleine guerre impérialiste, avant de poursuivre en 1916 à Zurich, que Lénine avait privilégié en raison de la présence là-bas d’une grande bibliothèque.

Pour cette raison, les références dans lesquelles puisent Lénine sont souvent germanophones. Dans les cahiers de notes, on trouve 148 œuvres dont il prit des notes, dont 106 en allemand, 23 en français, 17 en anglais, 2 traduites en russe. En ce qui concerne les périodiques, il prit des extraits de 232 articles, provenant de 34 périodiques allemands, 8 anglais, 7 français.

Ce choix de Zurich ne doit toutefois pas donner l’image d’un Lénine vivant autrement que chichement ; les conditions de l’exil étaient ceux de la précarité. Néanmoins, Lénine était un penseur infatigable au service de la cause révolutionnaire et de ses besoins.

En juin 1916, Lénine avait déjà rempli 15 cahiers de notes, numérotés au moyen de lettres grecques ; l’œuvre elle-même fut prête le 2 juillet 1916, mais elle ne fut publiée qu’en avril 1917, après la révolution de février 1917.

C’est un aspect important, car Lénine destinait l’ouvrage à une publication légale, nécessitant donc de présenter les choses principalement de manière « neutre », comme de simples constats économiques, en contournant la censure au moyen de termes choisis précisément dans ce but, etc.

L’ouvrage devait, pour cette raison, s’intituler « Les particularités fondamentales du capitalisme (le plus) moderne (à son nouveau stade) ».

Dans la Préface aux éditions française et allemande, Lénine précise à ce sujet : 

« Ce livre a été écrit, comme il est indiqué dans la préface à l’édition russe, en 1916, compte tenu de la censure tsariste. Il ne m’est pas possible actuellement de reprendre tout le texte, ce qui serait d’ailleurs sans utilité, car la tâche fondamentale de ce livre a été et reste encore de montrer, d’après les données d’ensemble des statistiques bourgeoises indiscutables et les aveux des savants bourgeois de tous les pays, quel était le tableau d’ensemble de l’économie capitaliste mondiale, dans ses rapports internationaux, au début du XXe siècle, à la veille de la première guerre impérialiste mondiale.

A certain égard, il ne sera du reste pas inutile, pour beaucoup de communistes des pays capitalistes avancés, de se rendre compte à travers l’exemple de ce livre, légal du point de vue de la censure tsariste, de la possibilité – et de la nécessité – d’utiliser même les faibles vestiges de légalité dont ils peuvent encore profiter, disons, dans l’Amérique contemporaine ou en France, après les récentes arrestations de la presque totalité d’entre eux, pour expliquer toute la fausseté des vues des social-pacifistes et de leurs espoirs en une « démocratie mondiale ».  »

Lénine

A cela s’ajoute que la publication nécessitait une taille restreinte, forçant Lénine à s’en tenir à l’essentiel. Les cahiers de notes, à quoi s’ajoutent quelques cahiers comme celui nommé « Sur le marxisme et l’impérialisme », formant plus de 700 pages, témoignent d’un travail de fond gigantesque.

Dans le cahier α, par exemple, Lénine note des points importants sur l’évolution récente de l’économie, avec la formation des cartels et des trusts, c’est-à-dire des monopoles brisant le jeu libéral de la concurrence capitaliste. Il remarque comment les critiques bourgeoises ne saisissent pas la question de fond et tentent simplement de « réformer » cette tendance.

Dans le cahier β, on retrouve la même chose – par exemple des extraits des œuvres intitulées L’expansion des banques allemandes à l’étranger ou encore Les banques françaises – avec une attention particulière à ce que dit Karl Kautsky à ce sujet. Rappelons qu’il s’agit là de celui qui a succédé à Karl Marx et Friedrich Engels à la direction de la social-démocratie allemande, qui en est le plus éminent théoricien et qui, justement, a échoué à saisir cette question de l’impérialisme.

Lénine critique Karl Kautsky sur le fait qu’il ne prend en compte qu’un aspect de l’impérialisme comme négatif – les affaires des grands monopoles avec l’État, les monopoles dans les banques, l’oppression coloniale – ce qui amène Karl Kautsky à justifier le développement d’un grand capitalisme qui pourrait être « sain » avec quelques corrections.

C’est, pour Lénine, du « proudhonisme » renouvelé et Lénine, avec sa verve habituelle, se moque de ceux qui croient en les « honnêtes commerçants », les « bons banquiers », etc.

Dans la Préface aux éditions française et allemande, voici comment Lénine présente cela :

« Une attention particulière est réservée dans ce livre à la critique du « kautskisme », courant idéologique international représenté dans tous les pays du monde par d' »éminents théoriciens », chefs de la IIe Internationale (en Autriche, Otto Bauer et Cie; en Angleterre, Ramsay MacDonald et d’autres; en France, Albert Thomas, etc.), et par une foule de socialistes, de réformistes, de pacifistes, de démocrates bourgeois et de curés.

Ce courant idéologique est, d’une part, le produit de la décomposition, de la putréfaction de la IIe Internationale et, d’autre part, le fruit inévitable de l’idéologie des petits bourgeois, que toute l’ambiance rend prisonniers des préjugés bourgeois et démocratiques.

Chez Kautsky et ses semblables, pareilles conceptions sont le reniement total des fondements révolutionnaires du marxisme, de ceux que cet auteur a défendus des dizaines d’années, plus spécialement dans la lutte contre l’opportunisme socialiste (de Bernstein, de Millerand, de Hyndman, de Gompers, etc.). Aussi n’est-ce pas par hasard que, dans le monde entier, les « kautskistes » se sont unis aujourd’hui, dans le domaine de la politique, aux ultra-opportunistes (par l’entremise de la IIe Internationale ou l’Internationale jaune) et aux gouvernements bourgeois (par le biais des gouvernements bourgeois de coalition, à participation socialiste).

Le mouvement prolétarien révolutionnaire en général, et le mouvement communiste en particulier, qui grandissent dans le monde entier, ne peuvent se dispenser d’analyser et de dénoncer les erreurs théoriques du « kautskisme ». Et cela d’autant plus que le pacifisme et le « démocratisme » – en général – qui ne prétendent pas le moins du monde au marxisme, mais qui, tout comme Kautsky et Cie, estompent la profondeur des contradictions de l’impérialisme et le caractère inévitable de la crise révolutionnaire qu’il engendre, – sont encore extrêmement répandus dans le monde entier. Et la lutte contre ces courants est une nécessité pour le parti du prolétariat, qui doit arracher à la bourgeoisie les petits patrons qu’elle a dupés, de même que des millions de travailleurs placés dans des conditions de vie plus ou moins petites-bourgeoises.  »

Lénine constate d’un côté l’exportation du capital et le rôle accru des banques, et de l’autre il dénonce ceux qu’il appelle les « sociaux-patriotes ». Ce sont les deux aspects de qu’on appelle la compréhension léniniste de l’impérialisme, concept ajouté au marxisme.

De par sa position dans la lutte des classes, Lénine a parfaitement compris cela et par conséquent, dès le cahier γ – le troisième –, Lénine a déjà un panorama de la situation du capital bancaire dans les pays capitalistes, une juste compréhension du kautskisme, étant par là en mesure de former le premier plan extrêmement détaillé de son ouvrage, qu’il améliorera au fur et à mesure, jusqu’à former ce classique du matérialisme historique.

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