Karl Kautsky, le programme d’Erfurt : la disparition de la petite industrie

I : Disparition de la petite industrie.

1 : Petite industrie et propriété privée.

Plus d’une personne croit faire preuve de sagesse quand elle nous déclare : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Il en est aujourd’hui comme il en a toujours été et comme il en sera toujours. » Rien de plus inexact, de plus faux que cette affirmation. La science la plus récente nous enseigne qu’il n’y a jamais repos, que, dans la société comme dans la nature, on peut observer une constante évolution.

Nous savons aujourd’hui, qu’à l’origine, l’homme, comme l’animal, ne vivait que des produits que la nature lui offrait spontanément et qu’il recueillait.

Mais peu à peu il inventa des armes, des outils de plus en plus perfectionnés. Il devint pêcheur, chasseur, pasteur, enfin agriculteur sédentaire et artisan. L’évolution progressa de plus en plus, rapidement jusqu’à ce qu’aujourd’hui, à l’époque de la vapeur, et de l’élec­tricité, sa marche ait pris une accélération telle, sans comparaison avec les périodes. antérieures, que nous pouvons la suivre nos propres yeux.

Et il se trouve encore des gens qui, prenant. un air de supériorité, veulent nous apprendre qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil !

La façon dont l’homme crée sa subsistance, crée (produit) les richesses nécessaires dépend de la qualité des outils, des matières premières, bref des moyens dont il dispose pour établir des produits, dépend des moyens de production. L’homme n’a jamais travaillé isolément, mais au contraire toujours en sociétés plus ou moins grandes, dont la forme est déterminée par le mode de production qui règne à une époque.

A l’évolution de la production répond donc une évolution sociale.

Les formes de la société et les rapports de ses membres entre eux sont donc intimement liés aux formes de propriété que cette société reconnaît et maintient. L’évolution de la propriété suit donc pas à pas l’évolution de la production.

Un exemple va nous l’expliquer. Nous l’emprunterons à l’économie paysanne.

Une exploitation paysanne régulière comprend deux domaines économiques: l’élève du bétail et l’agriculture . Chez nous, jusqu’au XVIIe siècle, le système du pâturage prédominait dans l’élevage du bétail. Mais ce procédé implique la propriété commune du sol. Il serait absurde que le paysan voulût isoler pour lui seul son petit lopin, l’enclore, entretenir un berger particulier pour ses quelques bestiaux.

Aussi là où le système du pâturage est encore en vigueur, le paysan s’attache-t-il obstinément au maintien du pâturage communal, du berger communal.

Il en est autrement dans l’agriculture quand on l’exerce avec les simples instru­ments que possède le paysan sans avoir recours aux machines.

Dans ces circons­tances, la culture collective de toute la terre arable d’une commune n’est ni nécessaire ni favorable à la production. Les instruments dont dispose l’agriculture paysanne imposent une condition; il faut que le paysan, soit seul, soit assisté de quelques aides peu nombreux (d’un groupe tel que le constitue la famille paysanne), cultive particu­lièrement un petit lopin de terre.

La culture sera d’autant plus scrupuleuse, le rendement sera d’autant plus abondant que le cultivateur pourra plus librement disposer de sa terre et profitera plus pleinement des fruits de son travail et des améliorations apportées à son champ. L’agriculture à ses débuts entraîne la petite exploitation, mais celle-ci, pour se développer complètement, exige la propriété privée des moyens de production.

Aussi voyons nous, chez les anciens Allemands par exemple, la propriété com­mune du sol, qui prédomina chez eux tant que le système du pâturage (et la chasse) constitua le meilleur procédé de gagner leur subsistance, disparaître de plus en plus et faire place à la propriété privée de la terre à mesure que progressait la petite agriculture.

La substitution de l’étable au pâturage donna le coup de grâce à la propriété commune de la terre.

Ainsi, sous l’influence de l’évolution économique, par suite des progrès de l’agri­cul­ture, le paysan, de communiste qu’il était, est devenu un partisan fanatique de la propriété privée.

Ce que nous avons dit du petit paysan s’applique également à l’artisan. Le métier n’exige pas qu’un grand nombre d’ouvriers travaillent en commun.

Chaque artisan produit soit seul, soit avec le concours d’un ou deux aides, d’un au deux compagnons, qui font partie de sa famille, de son ménage. Comme le paysan, l’artisan seul, ou avec l’aide de sa famille, suffit aux nécessités de son exploitation.

Aussi l’artisan, comme le petit paysan, a-t-il besoin de la propriété privée des moyens de production qu’il emploie et des produits qu’il crée pour pouvoir développer pleinement sa productivité, sa force productive. Dans la petite industrie, le produit de l’ouvrier dépend de sa personnalité, de son habileté technique, de son application, de sa persévérance.

Il le réclame comme sa propriété personnelle. Mais il ne peut développer pleinement sa personnalité au cours de la production que s’il est, personnellement libre et s’il dispose librement de ses moyens de production, en un mot que si ces derniers sont sa propriété privée.

Le parti socialiste l’a reconnu en termes exprès. Mais il ajoute en même temps que l’évolution économique de la société bourgeoise amène naturellement, nécessaire­ment la disparition de la petite industrie.

Suivons donc cette évolution.

2 : Marchandise et capital.

La petite culture et le métier forment les points de départ de la société bourgeoise.

A l’origine, la famille paysanne satisfaisait seule à tous ses besoins. Elle créait tous les moyens de subsistance et de jouissance qui lui étaient nécessaires, tous les outils, tous les vêtements de ses membres, elle bâtissait elle-même sa maison, etc. Elle produit tout ce qui lui était nécessaire, mais pas davantage.

Mais avec le temps et les progrès de l’agriculture aidant, elle arriva à créer un excédent de produits dont elle-même n’avait pas immédiatement besoin. Elle put ainsi échanger ce superflu contre des produits qu’elle ne savait pas établir, ou qu’elle n’arrivait pas à créer en quantité suffisante, mais qui n’en étaient pas moins les bienvenus; c’étaient, par exemple, une parure, une arme ou un outil. Par l’échange, ces produits se transforment en marchandises.

Une marchandise est un produit destiné non à être employé ou consommé dans la sphère économique où il a été créé, mais à être échangé contre le produit d’une autre sphère économique.

Le blé que le paysan cultive pour sa consommation personnelle n’est pas une marchandise ; celui qu’il cultive pour le vendre en est une. Vendre signifie seulement échanger une marchandise déterminée contre une autre que tout le monde accepte avec plaisir et qui, de cette façon, devient de l’argent, l’or par exemple.

Comme nous l’avons vu, an cours de l’évolution, le paysan devient un producteur de marchandises. L’artisan dans le métier indépendant qu’il exerce est originellement un producteur de marchandises. Et ce dernier ne se contente pas de vendre un excédent de produits ; chez lui, c’est la production pour la vente qui passe au premier plan.

Mais l’échange des marchandises est soumis à deux conditions il faut, en premier lieu, que les diverses exploitations ne produisent pas toutes le même objet, il faut qu’une division du travail se soit produite dans la société; il faut en second lieu que les échangistes aient la libre disposition des produits qu’ils troquent, que ceux-ci soient leur propriété privée.

A mesure qu’au cours de l’évolution économique la division du travail progresse au sein des diverses professions et que la propriété. privée voit croître son extension et son importance, la production du producteur pour son propre usage perd, en général, de plus en plus du terrain et se voit supplantée par la production de mar­chandises.

La division du travail aboutit finalement à faire aussi de l’achat et de la vente l’objet d’un métier spécial auquel se consacre exclusivement une classe d’hommes, les marchands. Ils se ménagent un revenu en achetant bon marché et en vendant cher. Cela ne veut pas dire qu’ils peuvent fixer arbitrairement le prix des marchandises. Le prix d’une marchandise dépend en fin de compte de sa valeur.

Mais celle-ci est déterminée par la masse de travail exigée en général pour son établissement. Cepen­dant, le prix d’une marchandise ne coïncide presque jamais exactement avec sa valeur. Il n’est pas, comme la valeur, uniquement déterminé par les conditions de production, mais par les conditions du marché, par le rapport de l’offre et de la demande.

Il dépend de la quantité de marchandises mise sur le marché, de la quantité demandée.

Mais le prix lui aussi est soumis à certaines lois. A des moments déterminés, dans des lieux déterminés, il est également déterminé. Si donc le marchand cherche à se ménager un excès du prix de vente de la marchandise sur son prix d’achat, à s’assurer un bénéfice, un profit , il ne peut ordinairement y arriver qu’en achetant sa marchan­dise dans un endroit, à un moment où elle est bon marché et en la vendant à un moment ou dans un endroit où elle est chère.

Quand le paysan ou l’artisan achète des marchandises, il le fait parce qu’il en a besoin, lui ou sa famille. Le marchand achète des marchandises non pour les consom­mer lui-même, mais pour les utiliser de telle façon qu’elles lui assurent un profit. Les marchandises, les sommes d’argent que l’on emploie dans ce but sont du capital.

D’aucune marchandise, d’aucune somme d’argent, en soi et pour soi, on ne peut dire qu’elle est ou n’est pas du capital. Tout dépend de son emploi. Le tabac qu’achète un marchand pour le revendre avec bénéfice, constitue pour lui du capital. Le tabac qu’il achète pour le fumer lui-même ne constitue pas un capital pour lui.

La forme primitive du capital est celle du capital marchand. Le capital usuraire, dont le bénéfice est constitué par l’intérêt que le capitaliste touche pour des marchan­dises ou des sommes prêtées, est presque aussi ancien.

Le capital se forme quand la production de marchandises est arrivée à un certain stade. Il. se fonde naturellement sur la propriété privée qui forme la base de toute la production de marchandises. Mais sous l’influence du capital, la propriété privée revêt un tout autre aspect, ou plutôt elle présente dès lors deux faces.

Outre son côté petit bourgeois, correspondant aux conditions de la petite industrie, elle offre un côté capitaliste. Les défenseurs de la propriété privée actuelle n’indiquent que son côté petit bourgeois. Il faut cependant être aveugle pour ne pas apercevoir le côté capita­liste de la propriété privée.

Au stade de l’évolution économique dont nous nous occupons maintenant, quand le capital n’est encore que du capital marchand ou du capital usuraire, seuls quelques traits de ce caractère capitaliste sont visibles ; il est vrai de dire qu’ils sont remarquables.

Sous le régime de la petite exploitation, le revenu du paysan ou de l’artisan dépend en première ligne de sa personnalité propre et de celle des membres de sa famille, de son application, de son habileté, etc. Par contre, la masse du profit réalisé par le marchand est d’autant plus considérable qu’il a plus d’argent pour acheter des mar­chan­dises, qu’il possède plus de marchandises à vendre.

Si je vends 10 000 livres de tabac, mon profit, toutes choses égales d’ailleurs, sera 100 fois plus important que si je ne puis en vendre que 100 livres. La même observation s’applique à l’usurier. Le revenu du capitaliste, comme capitaliste, dépend donc en première ligne de la grandeur de son capital.

La force de travail et les facultés de l’individu sont limitées ; il en est de même de la quantité de produits qu’un ouvrier peut fabriquer dans certaines conditions.

Il est une certaine moyenne qui ne peut être franchie. Mais où il est possible d’accumuler l’argent à l’infini il n’y a plus là ni terme ni mesure. Et plus quelqu’un possède d’argent, plus cet argent en produit d’autre s’il est employé comme capital. Ainsi la possibilité d’acquérir des richesses immenses est donnée.

Mais la propriété privée rend encore possible une autre éventualité. La propriété privée des moyens de production signifie que chacun peut légitimement les acquérir, elle signifie aussi que chacun a la faculté de les perdre, de perdre la source de son existence, de tomber dans la plus complète indigence. 

Le capital usuraire suppose la misère. Quiconque possède ce dont il a besoin n’empruntera pas. Exploitant la gène du miséreux, le capital usuraire constitue un moyen de l’accroître.

Gain sans travail – richesse immense des uns – misère complète des autres – tels sont les traits que nous offre la propriété privée sous son aspect capitaliste.

Mais tant que le capital commercial et le capital usuraire en sont encore à leurs débuts, ces côtés défavorables restent voilés. Le caractère le plus funeste, le paupérisme, ne se manifeste que faiblement, le dénuement est exceptionnel, n’est pas le cas pour de grandes masses populaires.

Comme les autres exploiteurs qui surgissent à leur côté, par exemple au moyen âge le propriétaire foncier, sur lequel nous ne pouvons nous étendre sans risquer de nous écarter du sujet, le marchand et l’usurier sont, à cette période, intéressés au maintien et à la prospérité des petites exploitations à la ville et à la campagne. Le proverbe est encore vrai : Si le paysan a de l’argent, tout le monde en a.

Le commerce ne tue pas la petite industrie, il la favorise dans certaines circonstances.

L’usurier saigne son débiteur, mais n’a pas d’intérêt à sa perte La privation des moyens de production, la pauvreté, dans ces conditions, n’apparaît pas comme un phénomène social régulier ; c’est un malheur particulier résultant d’accidents extraordinaires ou d’une incapacité extraordinaire.

La pauvreté passe pour une épreuve envoyée par Dieu ou pour un châtiment de la paresse, de la légèreté, etc. Cette conception est encore fort en crédit dans la sphère de la petite bourgeoisie, et pourtant le manque de biens est devenu un phénomène tout différent de ce qu’il était alors.

3 : Le mode de production capitaliste.

Au cours du moyen âge, le métier s’est développé de plus en plus en Europe. La division du travail dans la société s’est accrue.

C’est ainsi que le tissage, par exemple, se divisa en tissage de coton, tissage du lin et tissage de la futaine ; diverses profes­sions liées au tissage, celle des tondeurs de draps, par exemple, se constituèrent en métiers distincts. En même temps, le commerce se développe, à la suite surtout des améliorations apportées dans les moyens de transport, en particulier dans la construction des navires.

Il y a 400 ans, le métier était à son apogée, c’était également une époque de prospérité commerciale. On trouva la route qui menait par mer aux Indes, ce pays fabuleux aux richesses immenses. On découvrit l’Amérique avec ses gisements inépuisables d’or et d’argent.

Un flot de richesses se répandit sur l’Europe, richesses que des aventuriers européens avaient ramassées dans les pays nouvellement décou­verts grâce au commerce, à la tromperie, au vol. La part du lion échut aux maîtres du commerce, capables d’équiper des vaisseaux et de les pourvoir d’un équipage nombreux énergique, aussi audacieux que peu scrupuleux.

Mais à la même époque se constituait aussi l’État moderne, l’État centralisé, militaire, bureaucratique. Il prit d’abord la forme de la monarchie absolue. Cet État répondait aux besoins de la classe capitaliste, mais l’appui de celle-ci ne lui était pas moins indispensable. L’État moderne, où la «production de marchandise est déjà développée » ne tire pas sa force des services personnels, mais de ses recettes, de l’argent qui lui revient.

Aussi les monarques avaient les plus grandes raisons de protéger et de favoriser ceux qui faisaient rentrer de l’argent dans le pays, les marchands, les capitalistes.

Pour reconnaître cette protection les capitalistes prêtè­rent de l’argent aux monarques et aux États, en firent leurs débiteurs, les mitent sous leur dépendance et forcèrent le pouvoir public à servir réellement les intérêts capitalistes en rendant la sûreté aux voies de communication, en les développant, en conquérant et en conservant des colonies d’outre-mer, en faisant la guerre aux nations commerciales rivales, etc.

Les manuels d’économie politique enfantins nous racontent qu’il faut chercher la source du capitalisme dans l’épargne, Mais nous avons appris à connaître une origine toute différente du capital.

Les richesses les plus considérables des nations capitalistes sont dues à leur politique coloniale, c’est-à-dire au pillage de pays étrangers, sont nées de la piraterie, de la contrebande, du commerce des esclaves, des guerres commer­ciales.

L’histoire de ces peuples nous offre jusqu’au cours de notre siècle des exemples suffisants de ces méthodes d’épargner du capital. L’aide de l’État a montré qu’elle était un moyen puissant de favoriser cette épargne si particulière.

Mais les découvertes de nouvelles régions, de nouvelles routes commerciales n’eurent pas seulement pour effet de rapporter aux commerçants des richesses considérables, elles dotèrent de marchés plus vastes l’industrie des nations euro­péennes adonnées à la navigation, de l’Angleterre en particulier, qui devint la maîtresse des mers.

Le métier était incapable de satisfaire aux exigences si rapide­ment croissantes du marché. L’écoulement par masses appelait la production par masses ; le marché, devenu plus vaste, rendait indispensable une production répon­dant à ses besoins, c’est-à-dire dépendant absolument des commerçants.

Les négociants avaient tout intérêt à produire eux-mêmes par masses et de satis­fai­re ainsi aux demandes d’un marché plus étendu. Ils possédaient des moyens financiers suffisants pour acheter en quantité convenable tout ce qui était nécessaire à la production, matières premières, outils, ateliers, forces de travail.

Mais où prendre ces dernières ? Il n’y avait plus en Europe d’esclaves que l’on pût acheter. Mais un ouvrier, possesseur de ses propres instruments de travail ou appartenant à une famille les possédant ne vend pas sa force de travail. Il préfère travailler pour lui-même ou pour sa famille, de façon que tout le produit de son travail lui revienne ou reste entre les mains de sa famille. Il vend le produit de son travail, il ne vend pas sa force de travail.

Remarquons en passant qu’il faut se garder de l’expression : vendre son travail. On ne peut vendre le travail qui est une activité.

Mais, habituellement, on use du terme travail non seulement pour désigner une activité, mais encore pour dénoter le résultat de cette activité, le produit du travail, et également pour dénoter la force qui se manifeste dans le travail, la force de travail. L’emploi du terme de travail dans le cas précédent permet à tous les économistes qui veulent maintenir les travailleurs et les petits bourgeois dans l’ignorance de leur situation de confondre, d’identifier les choses les plus différentes.

Mais revenons à notre marchand que nous avons laissé en quête d’ouvriers. Il ne peut s’agir pour lui d’employer les possesseurs des petits métiers ou leurs familles.

Le marchand doit chercher des ouvriers ne possédant pas de moyens de production, qui ne disposent que de leur force de travail, si bien qu’ils se voient contraints de la vendre pour pouvoir vivre. Le développement pris par la production des marchandises et par la propriété privée avait, comme nous l’avons vu, déjà donné naissance à de semblables non-possédants.

Mais à l’origine ils étaient peu nombreux ; pour la plus grande partie, ils se composaient soit de personnes incapables de travailler, infirmes, malades, vieillards, ou de paresseux. Le nombre des travailleurs complètement libres qui étaient dénués de toute propriété était minime.

Mais une circonstance heureuse pourvut à cette nécessité précisément au moment où chez les marchands, la demande de travailleurs privés de propriété devenait consi­dérable, des masses d’ouvriers furent dépouillés de ce qu’ils possédaient et jetés sur le pavé où les riches négociants n’avaient plus qu’à les choisir.

C’était également une des conséquences de la production de marchandises.

L’extension du marché dévolu à l’industrie exercée dans les villes eut sa répercussion sur l’agriculture.Dans les cités, la demande de moyens de subsistance et de matières premières, bois, laine, lin, matières tinctoriales, etc., devenait plus grande. Aussi la production agricole se transformait-elle de plus en plus, établissant des marchandises et produisant pour vendre.

Le paysan dès lors eut de l’argent entre les mains. Ce fut un malheur pour lui. Cette circonstance excita les convoitises de ses exploiteurs, les seigneurs fonciers et les princes. Tant que son superflu consista surtout en produits naturels, ils ne lui en prirent que ce qu’ils en pouvaient consommer. Mais l’argent sert toujours, plus on en a, mieux cela vaut.

Plus le marché réservé aux paysans s’étendait, plus il recevait d’argent en échange de ses marchandises, et plus aussi les seigneurs fonciers et les princes le pressuraient, plus les impôts et les taxes augmentaient. Bientôt les seigneurs ne se contentèrent plus du superflu que son travail leur procurait en outre de sa subsistance ; ils le dépouillèrent de plus en plus du nécessaire .

Il n’est donc pas étonnant que le paysan se soit abandonné au désespoir ; plus d’un surtout après que toute tentative de résistance eût été réfrénée dans les guerres des paysans, abandon­nant maison et biens, se réfugia dans la ville.

Souvent une autre circonstance contribuait encore à ce résultat. Si dans les villes l’extension prise par le marché provoquait une production industrielle par masses, à la campagne elle nécessitait une production agricole par masses. Ce que le marchand tentait dans les villes, le seigneur foncier le tentait à la campagne. Celui-ci, qui jusqu’alors n’avait été d’une manière générale qu’un paysan haut placé, chercha à étendre son exploitation.

Il ne manquait pas de force de travail puisqu’il avait su astreindre les paysans à des services, à la corvée. Mais souvent il n’avait pas besoin de nouvelles forces de travail.

La production de la laine, ou du bois, par exemple, l’utilisation des pâturages et des forêts exigent beaucoup moins de travailleurs que l’agriculture. Quand les seigneurs fonciers abandonnèrent l’agriculture pour passer au pâturage ou à l’économie forestière, ils rendirent superflus les ouvriers agricoles.

Mais ce dont le propriétaire foncier avait dès lors besoin en toutes circonstances, c’était une étendue de terrain plus grande que celle qu’il exploitait. Il ne pouvait l’obtenir qu’aux dépens des paysans des alentours. S’il voulait étendre son exploitation, il lui fallait les chasser de leurs biens. Il lui en coûta peu. L’éviction des paysans commença et se poursuivit sur une grande échelle jusqu’il y a une centaine d’années.

Tandis que les seigneurs du commerce s’enrichissaient en pillant les colonies, les nobles et les princes s’enrichissaient en pillant leurs propres sujets. Et les seigneurs féodaux n’hésitaient pas plus que les capitalistes à employer la tromperie et la violence, le vol et le feu quand ces actes leur paraissaient convenir à leurs buts. L’histoire nous enseigne à ce propos d’étranges façons d’épargner.

Quelle conduite devaient donc suivre les masses des campagnards dépourvus de propriété, les uns fuyant les corvées et les redevances, les autres dépouillés par la ruse ou la violence de leurs maisons et de leur bien ? Ils ne pouvaient plus produire par leurs propres moyens. Les moyens de production dont ils avaient été séparés leur faisaient défaut. Ils ne pouvaient apporter aucun produit sur le marché.

Il ne leur restait plus qu’une issue, se présenter eux-mêmes sur le marché et vendre pour un temps plus ou moins long la seule valeur qu’ils possédaient encore, leur force de travail. Les uns devinrent des journaliers agricoles, employés par le même maître peut-être qui les avait expulsés.

Les autres s’engagèrent comme soldats et prêtèrent ainsi leur appui aux pillages du seigneur qui les avait pillés eux-mêmes ; d’autres encore tombèrent plus bas et devinrent mendiants ou criminels.

Mais beaucoup aussi, et non les pires, se tournèrent vers l’industrie, et lui demandèrent du travail. Les artisans pensèrent se défendre contre ces nouvelles forces de travail, ces concurrents qui menaçaient de les déborder en constituant leur métier en corporation fermée. Cette attitude ne fit que pousser davantage les travailleurs rendus disponibles à avoir recours à ces marchands qui cherchaient des salariés pour leurs exploitations industrielles.

Ainsi les bases. de l’industrie capitaliste, du mode de production capitaliste furent ménagées par une expropriation, une révolution, et l’histoire universelle n’en vit jamais de plus sanglante, de plus cruelle.

C’était, il est vrai, une révolution accomplie par les riches et les puissants, au détriment des petits et des faibles. Aussi fait-on de l’époque où elle s’est produite l’âge de l’humanisme, de la libération des esprits ; et aujourd’hui, c’est ce que crient bien haut tous ceux qui s’indignent le plus vivement des intentions révolutionnaires du parti socialiste.

La production capitaliste exigeait nécessairement qu’au préalable de grandes masses d’ouvriers fussent séparées de leurs moyens de production, qu’ils fussent transformés en non-possédants, en prolétaires.

L’évolution économique rendait ce phénomène inévitable. Mais, comme toujours, les classes qui s’élevaient ne se sont pas contentées d’attendre tranquillement le progrès de cette évolution ; ils ont fait appel à la force pour défendre leurs intérêts et accélérer encore son cours. Ce fut la force, sous sa forme la plus brutale, la plus cruelle, qui accoucha la société capitaliste.

4 : La petite industrie lutte contre la mort.

Au commencement, le nouveau mode de production ne présentait que peu de différence avec l’ancien. Tout à fait à l’origine, il se présentait sous la forme suivante : le capitaliste fournissait la matière première aux ouvriers qu’il avait loués, à ses salariés : le fil, par exemple, s’ils étaient tisserands, ils le mettaient en œuvre chez eux et livraient le produit au capitaliste.

Sans doute, déjà sous cette forme même, qui se rapprochait beaucoup du métier, la production capitaliste créait une différence considérable entre l’artisan indépendant et le salarié travaillant à domicile. Au cours d’un développement ultérieur, nous examinerons les modifications que le nouveau mode de production apporte à la situation de l’ouvrier. Nous allons d’abord suivre ce mode de production dans son évolution.

Le capitaliste commença d’abord par ne plus faire travailler les ouvriers à domicile; il les réunit dans son propre atelier, où il lui était possible de mieux les surveiller et de les pousser à produire davantage.

La base de la grande exploitation capitaliste, de la grande industrie proprement dite, était créée. Mais elle contenait également le principe de ce bouleversement des modes d’exploitation qui depuis se poursuit avec une accélération de plus en plus grande.

Le travail effectué en commun par de nombreux ouvriers dans un atelier rendit dès lors possible la division du travail au sein de l’industrie.

Sous le règne de la petite industrie, la division du travail avait conduit à multiplier le nombre des branches, à diminuer les espèces d’objets créés par chaque travailleur individuel. Cependant chaque ouvrier établissait un produit complet.

Dans la boulangerie, la division du travail avait conduit au résultat suivant : chaque boulanger ne fabriquait plus toutes les espèces de pains; les uns faisaient exclusivement du pain blanc, les autres du pain noir. Mais chacun fabriquait des pains tout entiers. Il en est autrement quand la division du travail s’établit au sein d’une même exploitation.

Elle a pour effet de confier les diverses opérations exigées par la fabrication d’un produit à certains ouvriers entre les mains desquels l’objet repasse. Le travailleur individuel voit donc son œuvre se borner de plus en plus à des opérations isolées qu’il doit constamment répéter. Une grande exploitation où l’on produit suivant cette méthode est une manufacture. Le rendement, la productivité du travail de l’individu s’en est trouvée extraordinairement augmentée.

Un autre effet de ce procédé est le suivant. Du moment que la division du travail avait fait assez de progrès dans une branche de production pour que la fabrication du produit fût réduite aux opérations les plus simples, que l’ouvrier fût tombé au rang de machine, il n’y avait plus qu’un faible pas à faire pour remplacer l’ouvrier par une machine.

Ce pas fut fait. Le développement des sciences naturelles favorisa ce progrès, surtout la découverte de la force motrice de la vapeur grâce à laquelle pour la première fois on disposait d’une énergie indépendante des caprices des éléments et entièrement soumise à l’homme.

L’introduction de la machine dans l’industrie avait la signification d’une révolution économique. Grâce à elle, la grande exploitation capitaliste prit sa forme la plus élevée, la plus parfaite, celle de la fabrique.La production capitaliste possédait dans la machine son arme la plus puissante, qui, comme en se jouant, renversait tout obstacle, et changeait le cours de l’évolution économique en une marche triomphale du capital.

Vers 1760, on inventa les premières machines pratiques convenant à l’industrie des tissus en Angleterre, et on les y introduisit. L’invention de la machine à vapeur remonte à la même époque.

Dès lors, la machine conquiert rapidement les branches d’industrie, les pays, les uns après les autres. Jusque vers 1840 la fabrique capitaliste n’existait que peu en dehors le l’Angleterre; vers 1850 elle prit un grand déve­loppement en France; vers 1860 et surtout vers 1870 elle conquit les États-Unis, l’Allemagne, l’Autriche.

Dans ces dernières dizaines d’années, elle s’est établie dans la Russie barbare, dans les Indes, en Australie ; elle commence déjà à s’introduire dans l’Asie orientale, dans l’Afrique du Sud et dans l’Amérique du Sud. Que sont les empires les plus puissants des siècles passés si on les compare à l’empire gigantesque que l’industrie capitaliste- s’est soumis ?

En 1837 le nombre des machines à vapeur employées en Prusse dans l’industrie s’élevait à 423 de 7.500 chevaux-vapeur. Par contre, en 1901 on y comptait 70.832 machines à vapeur fixes. La Prusse possède plus de 4 millions de chevaux-vapeur, utilisés dans l’industrie ou dans l’agriculture.

Le travail accompli par les machines à vapeur du monde entier est évalué au travail fourni par 200 millions de chevaux ou mille millions d’hommes.

La machine à vapeur bouleverse constamment tout le monde de production. Une invention, une découverte succède à l’autre.

D’abord, la machine conquiert chaque jour des domaines où s’exerçait encore le travail manuel. Puis, dans les branches d’industrie soumises déjà au régime de la fabrique, chaque jour de nouvelles machin­es, plus productives, mettent les anciennes hors service. Souvent même, d’un seul coup, une nouvelle invention crée toute une nouvelle branche d’industrie ; d’anciennes branches sont condamnées à disparaître.

Il y a trente ans déjà, un ouvrier travaillant à la machine à filer livrait un produit cent fois supérieur à celui d’une fileuse à la main.

L’enquête de 1898 de l’Office du travail américain (Department of Labor de Washington) démontrait que la machine dans l’industrie de la filature produisait 163 fois plus que le travail à la main. La machine fournissait en 19 heures 7 minutes autant de filé (100 livres) qu’une fileuse à la main en 3.117 heures 30 minutes.

Quelle importance peut encore avoir le petit métier qu’exerce un artisan ?

A son stade inférieur, quand l’industrie domestique est exploitée suivant la méthode capitaliste, l’industrie capitaliste se montre supérieure au métier.

Nous ne tiendrons pas compte de ce qu’elle renferme l’ouvrier dans une spécialité et accroît ainsi sa productivité. L’avantage dont le capitaliste jouit comme marchand vis-à-vis de l’artisan est beaucoup plus important. Il achète en gros ses matières premières et ses autres moyens de production.

Il connaît beaucoup mieux le marché que l’artisan, il sait mieux à quel moment on peut acheter bon marché et vendre cher. Ses moyens lui permettent d’attendre l’instant favorable.

La supériorité du capitaliste sur l’artisan est déjà si forte que celui-ci ne peut plus soulever la concurrence même de l’industrie à domicile dans toutes les sphères où règne la production par masse, la production en vue du commerce. Même dans les branches où prédomine exclusivement le travail manuel exercé par l’ouvrier à son domicile, l’indépendance du travailleur cesse dès que ces branches deviennent des industries d’exportation.

Transformer un métier exercé par des artisans en une industrie produisant pour l’exportation, c’est tuer le métier, c’est en faire une industrie à domicile exploitée suivant la méthode capitaliste. On voit combien sont avisés ces réformistes qui veulent sauver un métier menacé en lui ménageant un débouché plus considérable.

Ainsi donc, à l’origine même de la production capitaliste, quand elle est encore toute simple, elle se montre supérieure au métier dans tous les domaines où règne la production par masses. La machine rend cette supériorité tout à fait écrasante.

Le métier ne peut se maintenir que dans les branches où il s’agit encore non de production d’objets en masse, mais de production d’objets isolés, où le marché est encore extrêmement restreint.

Mais la machine n’a pas seulement bouleversé l’industrie, elle a encore transformé les moyens de communication. Les bateaux à vapeur et les chemins de fer font tomber de plus en plus les coûts de transports des objets, relient de plus en plus les localités les plus éloignées et les moins accessibles aux régions industrielles et augmentent de jour en jour les débouchés de celles-ci.

C’est grâce à ces circonstances que la machine peut développer pleinement toute son efficacité. L’augmentation gigantesque de la production, amenée par l’introduction de la machine, exige un accroissement corres­pon­dant des débouchés.

A mesure que les moyens de circulation se développent et se perfectionnent, que le marché s’étend pour certaines branches d’industrie, le domaine réservé au métier se restreint. Le proverbe : « Il n’est si petit métier qui ne nourrisse son maître », a depuis longtemps perdu toute signification. Le nombre des industries et des régions où ce mode d’exploitation peut encore subsister est déjà suffisamment limité, il diminue à vue d’œil. Le régime de la fabrique l’emporte et les jours du métier sont comptés.

Ce que nous venons de dire de la petite industrie s’applique également à la petite exploitation paysanne. Là où l’agriculture est devenue principalement une production de marchandises, une production pour la vente et non pour l’usage personnel, la grande exploitation, quand bien même elle n’est pas plus productive, jouit vis-à-vis de la petite exploitation du même avantage que le capitaliste a partout sur le petit com­mer­çant : il voit mieux le marché et peut mieux s’en rendre maître.

Mais aussi le grand propriétaire foncier, bien pourvu de capital, ou son fermier, peut rendre son exploitation plus fructueuse que le paysan, se procurer, employer de meilleurs outils et instruments aratoires, de meilleurs animaux reproducteurs et bêtes de trait, de meilleurs engrais et de meilleures semences.

La supériorité technique et commerciale de la grande exploitation agricole a été, dans ces dernières dizaines d’années, quelque peu diminuée par la concurrence de l’agriculture d’outre-mer qui a atteint plus durement la grande exploitation agricole que la petite, d’abord parce qu’elle s’est consacrée plus spécialement à la culture du blé où se manifeste particulièrement la supériorité de la grande exploitation sur la petite.

Dans la grande agriculture prédomine surtout la production du blé, et cette dernière est le plus exposée à souffrir de la concurrence de la culture américaine. La grande exploitation est donc plus atteinte par la concurrence étrangère parce qu’elle produit pour le marché tandis que la petite exploitation consomme elle-même une grande partie de ses produits.

Mais ces conditions favorables à la petite industrie ne tarderont pas à disparaître. La concurrence étrangère ne s’en tient pas à la production du blé ; elle développe également l’élevage et chez le paysan, la production pour l’usage personnel se restreint de plus en plus et cède le pas à la production marchande, à la production en vue de la vente.

C’est surtout le développement pris par les chemins de fer et l’accroissement des impôts qui favorisent les progrès de la production marchande dans l’agriculture.

Par les chemins de fer, le paysan est relié au marché universel ; les impôts l’obligent à chercher un débouché ; il ne peut en effet les payer s’il n’a pas vendu une quantité proportionnée de ses produits.

A mesure que les impôts augmentent, le paysan doit avoir de plus en plus recours au marché, sa production devient de plus en plus une production de marchandises, de plus en plus il est exposé à la concurrence de la grande exploitation. 

L’augmentation des impôts est plus funeste pour le petit paysan que pour toute autre classe de la société.

Le militarisme est aujourd’hui la cause de beaucoup la plus importante de cette augmentation. Mais les mêmes gens qui se proclament les plus grands amis du paysan, les grands propriétaires fonciers, sont les protecteurs les plus zélés du militarisme.

Pour eux, en effet, le militarisme ne présente que des avantages : il entraîne nécessairement des livraisons considérables de subsis­tances destinées aux hommes et aux chevaux, livraisons dont seul le grand pro­priétaire foncier peut se charger.

Le militarisme ménage encore aux fils du grand propriétaire des emplois d’officiers bien payés. Le militarisme enlève au paysan sa meilleure force de travail, son fils. Il lui impose des impôts écrasants et le pousse sur le marché où il est condamné à succomber devant la concurrence victorieuse des grandes exploitations de son pays et le l’étranger.

Les classes dominantes voient dans la classe paysanne et le militarisme les deux seuls appuis sûrs de l’état existant. Mais elles n’observent pas que l’un de ces deux appuis repose sur l’autre et l’écrase de son poids toujours plus considérable.

Dans l’agriculture, il y a vingt ans encore, la décadence de la petite exploitation paysanne indépendante était fort sensible. Le paysan était prolétarisé, parce que son exploitation était absorbée par une grande exploitation ou que son bien était morcelé, parcellé.

Cette évolution se poursuit encore ; mais dans bien des régions elle s’est arrêtée sous l’influence de la concurrence d’outremer dont nous avons parlé. La statistique nous fournit par exemple les chiffres suivants :

En France Biens fonds de1882-1892 Diminution (-) ou Augmentation (+)En Allemagne Biens fonds de1882-1895 Diminution (-) ou Augmentation (+)
HectaresHectaresHectaresHectares
Moins de 1+ 243.420Moins de 2– 17.494
De 1 à 5– 108.834de 3 à 5+ 95.781
De 5 à 10– 13.1406 à 20+ 563.477
De 10 à 40– 532.24321 à 100– 38.333
Plus de 40+ 197.288Plus de 100+ 45.533

Mais partout nous observons une diminution de la petite exploitation agricole indépendante du capital.L’affermage et l’endettement augmentent. Dans l’empire allemand, l’endettement de la propriété foncière s’est accru en dix ans, de 1886 à 1895, de 23.000 millions de marks en chiffres ronds. Le nombre des exploitations de terres prises à ferme est passé, de 1882 à 1895, de 2.322.899 à 2.607.210 ; il à donc augmenté de 284.311 unités.

Nous remarquons enfin une décroissance de la population agricole totale. Dans l’Empire allemand, elle s’élevait en 1882 à I8.704.038 habitants ; en 1895, à 17.015.187 seulement ; la diminution est donc presque d’un million.

La décadence de la petite exploitation est encore bien plus surprenante dans l’in­dus­trie que dans l’agriculture. Elle est ici absolue. Dans l’Empire allemand on comptait :

Importance des exploitationsEn 1882En 1895Diminution (-) ou Augmentation (+)
Petites (1 à 5 ouvriers)2.175.8571.989.572– 8,6 %
Moyennes (6 à 50 ouvriers).85.001139.459+ 64,1 %
Grandes (plus de 50 ouvriers)9.84117.941+ 89,3 %

Au même moment la population augmentait de 14,5 %.

En 1882, le nombre des ouvriers employés dans les petites exploitations indus­trielles comprenait beaucoup plus de la moitié (59 %) des travailleurs employés par l’industrie (4.335.822 pour 7.340.789); en 1895, elle n’en comptait plus que 46,5 % (4.770.669 pour 10.269.269). Par contre, le nombre d’ouvriers de la grande industrie doublait dans la même période (passant de 1.613.247 à 3.044.26).

Ce sont là des chiffres tout à fait surprenants si l’on considère combien est jeune le capitalisme allemand. La décadence de la petite exploitation est en général un processus lent.

Un exemple nous fera comprendre clairement la chose. Le tissage à la machine (surtout anglais) faisait déjà vers 1840-1850 une concurrence si vive au tissage à la main que la misère des tisserands devint proverbiale et suscita des révoltes amenées par la famine.

Cependant, d’après la statistique de 1882, on comptait encore dans l’Empire allemand, sur 491.796 tisserands, 284.544 employés dans de petites exploitations n’occupant que 1 à 5 personnes, soit plus de la moitié. Il ne peut venir à l’esprit de personne de vouloir en tirer la conclusion que le tissage à la main a encore un avenir devant lui et que sa disparition n’est pas nécessaire.

En Angleterre, le dernier tisseur à la main est depuis longtemps mort de faim; en Allemagne, ses jours sont comptés.

Le nombre des tisserands employés dans de petites exploitations est tombé de 285.444 à 156.242 de 1882 à 1895. S’il existe encore tant de tisserands à la main, cela ne prouve pas que la petite industrie puisse résister à la concurrence, mais que le tisserand à la main est particulièrement capable d’endurer la faim.

La disparition complète de la petite industrie n’est pas le premier, mais le dernier acte de la tragédie qui a pour titre : la décadence de la petite industrie.

Le premier effet de la concurrence de la production capitaliste est le suivant : l’artisan, et ce que nous disons de lui s’applique également au paysan, sacrifie peu à peu tout le bien-être que son assiduité au travail ou celle de ses ancêtres lui avait ménagé. Les petites gens s’appauvrissent ; pour lutter contre cet appauvrissement, on redouble d’assiduité.

Le temps de travail est prolongé bien avant dans la nuit; femmes et enfants participent au travail rémunéré; des apprentis, peu coûteux, viennent remplacer les compagnons adultes qui coûtent cher ; le nombre des apprentis s’accroît outre mesure.

Et tandis que le temps de travail s’allonge, que l’activité devient fiévreuse, qu’on ne connaît plus ni pause ni répit, l’alimentation diminue, les dépenses consacrées au logement et aux vêtements sont de plus en plus restreintes.

Rien de plus lamentable, de plus misérable que l’existence d’un petit industriel ou d’un petit paysan qui lutte contre la concurrence de la grande industrie.

Ce n’est pas sans raison que l’on dit que les ouvriers salariés sont aujourd’hui en meilleure situation que les petits paysans ou les maîtres artisans.

On voudrait prouver que les ouvriers n’ont pas sujet d’être mécontents. Mais le trait décoché contre la critique socialiste n’atteint que la propriété privée.

En fait, si des ouvriers dépourvus de propriété sont en meilleure posture que les artisans qui possèdent, quelle valeur peut donc présenter pour ceux-ci la propriété ? Elle cesse de leur être utile, elle commence à leur être nuisible.

Si, par exemple, le tisserand à domicile s’attache à son métier insuffisant, alors qu’il pouvait gagner davantage dans la fabrique, il ne le fait que parce qu’il possède encore quelque chose, une petite maison, quelques champs de pommes de terre, qu’il lui faudrait abandonner s’il quittait son métier.

Pour les petites gens, la propriété des moyens de production n’est plus une protection contre la misère, c’est un lien qui les enchaîne à la misère. L’effet de la propriété privée s’est changé en son contraire.

Ce qui, il y a cent ans, était encore une bénédiction pour le paysan, pour l’artisan, est une malédiction pour eux.

Mais, dira-t-on, l’artisan et le petit paysan achètent au prix de cette misère une indépendance et une liberté plus grandes que celles dont jouit le salarié sans propriété. Cette observation est également fausse.

Là où la petite industrie doit entrer en concurrence avec la grande industrie, celle-là ne tombe que trop vite sous la dépen­dance complète de celle-ci. Le petit artisan devient un industriel à domicile qui paie son tribut au capitaliste. Sa maison est une succursale de la fabrique.

Ou bien encore, il devient un agent du capitaliste, un vendeur des produits de la fabrique qui exécute par surcroît des réparations, des raccommodages. Dans un cas comme dans l’autre, il dépend absolument du capitaliste. Et le paysan, qui ne peut supporter la concurrence comme paysan, se résout soit à exercer l’industrie à domicile au service d’un capitaliste, soit à devenir journalier aux gages d’un grand agriculteur.

Il peut encore devenir un travailleur, nomade, ou bien il entre à la fabrique, ou à la mine et laisse à la femme et à ses enfants non encore adultes le soin de cultiver son petit bien.

Que devient alors son indépendance et sa liberté? Sa propriété le distingue seule du prolétaire, mais cette même propriété l’empêche de profiter des meilleures conditions de travail ; elle l’enchaîne à la glèbe et le rend moins libre que la salarié qui ne possède rien. La propriété privée des moyens de production accroît non seulement la misère matérielle, mais encore la dépendance du petit propriétaire.

A ce point de vue encore, ses effets se sont changés en leur contraire.

La propriété était un rempart de la liberté, elle est devenue un moyen d’asservissement.

Mais, dit-on encore, la propriété privée assure au paysan et à l’artisan la propriété des produits de leur travail.

C’est là une faible consolation quand la valeur des produits est tellement tombée, qu’elle ne permet plus de satisfaire les besoins du producteur et de sa famille. Mais même cette consolation devient illusoire.

Elle ne s’adresse plus à la grande masse de ceux qui doivent avoir recours à l’industrie à domicile ou au travail à la journée pour s’assurer l’existence. Mais elle ne s’adresse pas non plus à la majorité de ces petits artisans et de ces petits paysans que la concurrence de la grande exploitation n’a pas suffisamment atteint encore et qui se croient assez heureux pour conserver leur apparente indépendance.

Elle ne s’adresse pas à tous ceux qui ont des dettes. L’usurier qui à une hypothèque sur le bien d’un paysan a plus de droit au produit du travail du prolétaire que ce dernier même. Il faut d’abord satisfaire l’usurier ; ce qui reste appartient au paysan.

Peu importe à l’usurier qu’il suffise ou non à entretenir le paysan et sa famille. Le paysan et l’artisan travaillent autant que le salarié pour le capitaliste.

A ce point de vue, la propriété privée n’établit que la différence suivante entre le travailleur qui possède et celui qui ne possède pas ses instruments de travail ; le salaire de ce dernier se règle, en général sur ses besoins habituels, tandis que le revenu du premier ne connaît pas cette limite.

Dans certaines circonstances, il peut arriver que les intérêts de l’usurier absorbent complètement le produit du travailleur qui possède ses moyens de travail, il peut arriver que celui-ci travaille absolument inutilement, gratuitement… grâce à la petite propriété (1).

Quel est le résultat final de cette lutte douloureuse contre la toute puissante concurrence de la grande exploitation ? Quelle récompense le paysan, l’artisan retire-t-il de son « économie », de son « application », auxquelles il sacrifie sa liberté, celle de sa femme et de ses enfants, pour lesquelles il se ruine corporellement et intellec­tuellement ? Sa récompense, c’est la banqueroute, la complète expropriation ; il est séparé de ses moyens de production, il tombe dans le prolétariat.

Tel est, dans la société actuelle, le terme inévitable de l’évolution économique, tout aussi inévitable que la mort.

Et de même que le patient en proie à une dou­loureuse maladie voit dans le trépas un sauveur, de même, aux yeux de l’artisan et du petit paysan, la banqueroute n’est que trop souvent le salut, elle le sauve d’une propriété devenue pour lui une charge accablante.

La persistance de la petite exploitation conduit à une telle démoralisation, à une telle misère que l’on peut se deman­der de quel droit on pourrait s’opposer à sa disparition, si le pouvoir nous en était réellement donné. Serait-il plus désirable que les artisans et les paysans tom­bassent tous dans la situation des tisserands à domicile au lieu de devenir des salariés de la grande industrie ?

C’est cependant là la seule espérance de l’avenir pour ceux qui tentent de maintenir la petite industrie. Il est impossible en effet de faire refleurir le métier et la petite exploitation paysanne à l’époque de la vapeur et de l’électricité.

Sans doute, cette vérité ne manque pas d’amertume.

Elle est amère non seulement à ceux qui se trouvent atteints, mais encore à tous ceux qui ont quelque intérêt au maintien de la société actuelle. Paysans et artisans ont toujours été les soutiens les plus puissants de la propriété privée.

Aussi ne veut-on, ne peut-on croire que cette institution est devenue caduque et va s’effondrer. Tous ceux qui sont intéressés à l’exploitation des classes inférieures de la population, et par suite des paysans et des artisans, tous ceux qui les ruinent, les grands propriétaires fonciers, les fabricants, etc., se donnent subitement pour leurs amis et cherchent avec eux les moyens de maintenir les petites exploitations.

Et il ne manque pas de charlatans pour recomman­der leurs formules, des formules infaillibles.

Quand on y regarde de près, elles sont, certes, fort anciennes ; il y a cent ans et plus qu’elles ont prouvé leur inefficacité et même leurs dangers, le régime des corporations, par exemple.

Dans la mesure où elles ont quelque valeur, elles ne peuvent jamais que permettre à quelques petits paysans ou artisans placés dans des conditions particulièrement favorables de s’élever à une forme d’exploitation supérieure, ce qui veut dire de renoncer à la petite exploitation, de devenir des capitalistes,des concurrents qui hâtent la disparition de leurs rivaux, moins favorisés.

Toutes les « réformes sociales », tous les moyens de sauver le paysan et l’artisan, dans la mesure où ils sont efficaces, ressemblent à une loterie. Quelques-uns peuvent tomber sur un billet gagnant, mais la majorité ne tire que des billets blancs et se voit obligée de payer non seulement les lots, mais encore les frais de toute l’entreprise. Si quelque pauvre diable se trouvait riche parce qu’il a dans la poche un billet de loterie, on le tiendrait pour fou.

Cependant un trop grand nombre de paysans et d’artisans ressemblent à ce pauvre diable ; ils se croient ce qu’ils voudraient être et non ce qu’ils sont. Ils se conduisent en capitalistes et n’en sont pas plus avancés que les prolétaires.

(1) S’il y avait encore dans des régions écartées des paysans et des artisans non endettés, les dettes publiques sont là pour remédier à cet état de chose et pour leur faire payer des intérêts au capital. Dans l’intérêt des hypothèques, des billets souscrits, etc., les paysans et les artisans ne payent du moins que les intérêts d’un capital qu’ils ont eux-mêmes touché.

Dans les impôts, qui servent à payer les intérêts des dettes publiques, ils paient les intérêts d’un capital que l’Etat a emprunté pour enrichir ainsi à leurs dépens leurs concurrents et leurs exploiteurs, fournisseurs, entrepreneurs de construction, grands industriels, grands propriétaires fonciers, etc.

Le militarisme et les dettes publiques sont les deux puissants moyens grâce auxquels l’Etat actuel soumet le village le plus reculé à l’exploitation capitaliste et hâte la disparition de la petite agriculture paysanne et du métier.

>Sommaire du dossier

Karl Kautsky, le programme d’Erfurt : préfaces

Préfaces

Préface à l’édition française de 1909

Cet écrit parut d’abord en Allemagne, en, 1892, comme commentaire du programme que la Social-Démocratie allemande venait de se donner à Erfurt à l’automne de 1892. J’ai fait subir au texte original, pour l’édition française, quelques modifications, d’ailleurs sans grande importance.

Les programmes de presque tous les partis socialistes reposent aujourd’hui sur les mêmes principes théoriques. Il suffisait donc d’écarter quelques renvois au programme spécial d’Erfurt, pour faire de mon commentaire à ce programme un commentaire de l’évolution générale des idées socialistes, et pour transformer son caractère plus particulièrement allemand en un caractère international.

Puis j’ai remplacé la documentation « statistique » de la première édition, vieillie puisqu’elle s’appuyait sur la statistique industrielle allemande de 1882, par les données que m’a fournies la statistique de l’Empire allemand de 1895.

Enfin, j’ai procédé à une révision générale tendant à rechercher si les discussions déchaînées en 1898 par le livre bien connu de Bernstein nécessitaient quelques changements. J’ai pu voir une fois de plus à cette occasion combien ces discussions ont été stériles, combien il en est sorti peu de chose. Elles ne m’ont déterminé à aucun changement essentiel, dans mon livre.

En un seul point je me suis vu obligé de modifier quelque peu ce que j’avais exposé en 1891. Il s’agissait du recul de la petite agriculture.

Mais si je n’avais pu maintenir à ce sujet tout ce que j’avais écrit il y a treize ans, ce n’est nullement imputable au mouvement de révision provoqué par Bernstein. Lui-même n’a rien dit d’important au sujet de la question agraire.

S’il a fallu modifier dans une certaine mesure, au moins pour un temps prochain, notre manière d’envisager le recul de la petite exploitation en agriculture, cela est dû non pas à de nouvelles conceptions ou critiques, mais à des faits nouveaux, qui ne s’étaient pas manifestés il y a une dizaine d’années, et que de nouvelles constatations statistiques ont mis en lumière, notamment en Allemagne et en Angleterre.

Les faits nous obligent à une modification, mais nullement à une volte-face complète de nos conceptions sur l’évolution de l’agri­culture. Et lorsque David et ses amis concluent qu’en agriculture l’avenir est à la petite exploitation, il n’y a là qu’une généralisation hâtive de quelques phénomènes locaux très récents, généralisation qui ne prouve rien d’autre que la façon de penser « petite-bourgeoise ». de ses auteurs.

Abstraction faite de ces modifications, l’édition française est une reproduction fidèle de l’original allemand.

C’est pour moi un agréable devoir que de remercier ici le traducteur, M. Léon Rémy, pour les bons soins qu’il a donnés à cette reproduction.

K. KAUTSKY.

Berlin, 3 mars 1909.

Préface à l’édition allemande de 1892

A l’occasion des discussions que souleva le projet de doter le parti démocrate socialiste allemand d’un nouveau programme, je fis une proposition dans la Neue Zeit; je demandai que l’on composât un commentaire populaire de ce programme qui développerait, établirait et fonderait ses thèses brèves et nues.

Invité à réaliser moi-même mon projet, je me mis à l’œuvre, mais je trouvai bien­tôt qu’il était impossible de rester dans les limites d’un manifeste comme je l’avais pensé tout d’abord, du moins si l’on voulait exposer, d’une façon complète et intelli­gible pour tous, les principes qui permettent de porter un jugement sur notre parti.

Il aurait fallu, en effet, me borner à les caractériser brièvement, et dans l’hypothèse la plus favorable, je n’aurais pu donner qu’un maigre pastiche du Manifeste communiste, exigeant lui-même, comme ce dernier, pour être compris, certaines connaissances préliminaires d’économie et d’histoire.

Ou bien encore, j’aurais dû me contenter d’expliquer quelques propositions principales peu nombreu­ses. C’est ce que j’ai fait, d’ailleurs, dans une brochure, qui parut en même temps que le petit livre.

Mais cette brochure ne remplit pas le but que j’avais en vue en faisant ma proposition. A côté des courtes brochures qui attirent l’attention des masses sur nos efforts, nous avons besoin d’une sorte de Catéchisme de la démocratie socialiste, d’un Manuel, destinés à ceux qui veulent se familiariser davantage avec le cours des idées socialistes, d’un guide pour le propagandiste, qui doit y initier autrui. Un écrit semblable manque encore à notre littérature.

Toutes les œuvres de la littérature allemande qui dépassent l’étendue d’une brochure sont des monographies, dont chacune étudie un ou plusieurs côtés du socialisme moderne, mais dont aucune ne les examine tous. Sans doute, cette littérature est, dès aujourd’hui, assez importante pour permettre d’entendre nos principes sous tous les rapports.

Si l’on a lu et compris le Capital, de Marx, les écrits de Engels, sur La situation de la classe ouvrière en Angleterre, le Socialisme utopique et le Socialisme scientifique, l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État , puis La Femme et le Socialisme, de Bebel, et enfin le Manifeste communiste, que nous avons déjà cité et qui, comme un fil rouge, traverse toutes ces œuvres et les inspire (1), on est certes capable déjà de saisir, sous toutes ses faces, l’ensemble des idées socialistes modernes.

Mais la lecture de ces livres n’est pas l’affaire de tout le monde. Il manquait jusqu’à maintenant une œuvre intermédiaire entre les brochures et les travaux spéciaux. On n’a pas encore exposé et fondé, d’une façon populaire mais suffisam­ment complète et approfondie cependant, l’ensemble des principes de la démocratie, socialiste.

Le présent travail a pour objet d’essayer de combler cette lacune. A propos du programme d’Erfurt, nous nous proposons d’exposer le monde des idées socialistes sous chacun de ses rapports essentiels, et qu’il est important de connaître pour com­prendre la démocratie socialiste.

Il n’est naturellement pas question ici de légitimer systématiquement, scientifiquement le socialisme ; il s’agit, avant tout, de fournir à chacun les connaissances qu’exige l’action pratique de la démocratie socialiste. Aussi nous contentons-nous d’effleurer en quelques mots les théories générales fondamen­tales ; nous nous bornons à donner les résultats auxquels est arrivée la science, sans les prouver et sans les analyser.

Approfondir davantage ces théories est l’objet de l’étude spéciale. Par contre, nous nous étendons sur une série de questions de détail qui nous touchent de plus près et fournissent, en ce moment, matière à de vives discussions ; citons, par exemple, la disparition de la petite exploitation, les cartels, la surproduction, la position de la classe ouvrière vis-à-vis de l’action politique et syndicale, etc., et surtout la question de la « société future ».

En somme, la présente étude, telle qu’elle est conçue, ne nous offre qu’un aperçu des idées déjà exprimées dans les œuvres fondamentales de la littérature démocrate socialiste.

Mais ce projet assez large impose par endroits l’obligation d’étudier des sujets dont la littérature de notre parti ne s’est pas encore préoccupée ou qu’elle a traités isolément. Nous espérons donc que tous nos lecteurs, ceux qui, jusqu’à présent, se sont tenus éloignés de notre parti, et ceux qui connaissent notre littérature rencon­treront, dans cet opuscule, plus d’une pensée nouvelle pour eux.

Enfin, j’ai l’agréable devoir de remercier ici mon cher ami et collaborateur, Edouard Bernstein, pour l’assistance qu’il m’a prêtée dans ce travail comme dans beau­coup d’autres, en m’éclairant de ses conseils et de ses observations critiques.

K. KAUTSKY.

Stuttgart, Juin 1892.

(1) La Situation de La classe ouvrière en Angleterre a bien été publiée deux ans avant le Manifeste communiste, mais cette œuvre est déjà conçue dans le même esprit que ce dernier.

>Sommaire du dossier

Friedrich Engels, Karl Kautsky : socialisme de juristes (1886)

Ecrit en novembre-décembre 1886 et paru dans la Neue Zeit en 1887.

Au moyen âge la conception du monde était essentiellement théologique. L’unité du monde européen qui n’existait pas en fait à l’intérieur, fut réalisée à l’extérieur, contre l’ennemi commun, les Sarrazins, par le christianisme.

C’est le catholicisme qui fut le creuset de l’unité du monde européen, groupe de peuples en rapports mutuels constants au cours de leur évolution. Ce rassemblement théologique ne se limita pas au domaine des idées.

Il avait une existence réelle, non seulement dans la personne du pape qui était son centre monarchique, mais avant tout dans l’Eglise organisée féodalement et hiérarchiquement, et qui, en sa qualité de propriétaire d’environ un tiers du sol, détenait dans chaque pays une puissance politique énorme dans l’organisation féodale.

L’Eglise, avec sa propriété foncière de type féodal, était le lien réel entre les divers pays ; l’organisation féodale de l’Eglise donnait sa consécration religieuse au féodalisme temporel de l’organisation politique. Le clergé était en outre la seule classe cultivée. Il allait donc de soi que le dogme de l’Eglise devait être le point de départ et la base de toute pensée.

Droit, science de la nature, philosophie, l’étalon appliqué à toute connaissance était le suivant : son contenu concorde-t-il avec les enseignements de l’Eglise ou non ?

Mais au sein de la féodalité se développait la puissance de la bourgeoisie. Une classe nouvelle entrait en scène contre les grands propriétaire fonciers. Les bourgeois des villes étaient avant tout et exclusivement des producteurs de marchandises et vivaient du commerce des marchandises, alors que le mode de production féodal reposait essentiellement sur l’auto-consommation des produits fabriqués à l’intérieur d’un cercle restreint — ces consommateurs étant en partie les producteurs, en partie les féodaux qui levaient tribut.

La conception catholique du monde, taillée à la mesure du féodalisme, ne pouvait plus suffire à cette classe nouvelle et à ses conditions de production et d’échange. Cependant elle resta prisonnière elle aussi un temps assez long de la toute-puissante théologie.

Toutes les Réformes et les luttes qui s’y rattachent et furent menées du XIIIe au XVIIe siècle sous une raison sociale religieuse, ne sont, sous leur aspect théorique, que des tentatives répétées de la bourgeoisie des plébéiens des villes et de leurs alliés les paysans en rébellion, pour ajuster la vieille conception théologique du monde aux conditions économiques nouvelles et à la situation de la classe nouvelle.

Mais cela n’allait pas. L’étendard religieux flotta pour la dernière fois en Angleterre au XVIIe siècle, et, cinquante ans plus tard à peine, la nouvelle conception classique de la bourgeoisie, la conception juridique entra en scène en France sans déguisement.

C’était une sécularisation de la conception théologique. Au dogme, au droit divin se substituait le droit humain, à l’Eglise l’Etat. Les rapports économiques et sociaux, que l’on s’était autrefois représentés comme créés par l’Eglise et le dogme, parce que l’Eglise leur donnait sa sanction, on se les représentait maintenant comme fondés sur le droit et créés par l’Etat.

Parce que l’échange des marchandises à l’échelle de la société et dans son plein épanouissement, favorisé notamment par l’octroi d’avances et de crédit, engendrait de complexes relations contractuelles réciproques et exigeait de ce fait des règles de portée générale qui ne pouvaient être édictées que par la collectivité — normes juridiques fixées par l’Etat —, on se figura que ces normes juridiques n’avaient pas pour origine les faits économiques, mais que c’était leur codification formelle par l’Etat qui leur donnait naissance.

Et parce que la concurrence, qui est la forme fondamentale des relations entre libres producteurs de marchandises, est la plus grande niveleuse qui soit, l’égalité devant la loi devint le grand cri de guerre de la bourgeoisie.

La lutte de cette classe ascendante contre les seigneurs féodaux et la monarchie absolue qui les protégeait alors, devait nécessairement, comme toute lutte de classes, être une lutte politique, une lutte pour la possession de l’Etat, et c’était nécessairement une lutte pour la satisfaction de revendications juridiques : ce fait contribua à consolider la conception juridique du monde.

Mais la bourgeoisie engendra son double négatif, le prolétariat, et avec lui une nouvelle lutte de classes, qui éclaté avant même que la bourgeoisie eût entièrement conquis le pouvoir politique.

De même que, naguère, la bourgeoisie dans as lutte contre la noblesse avait, par tradition, traîné la conception théologie du monde pendant un certain temps encore, de même au début le prolétariat a repris de son adversaire les conceptions juridiques et à cherché à y puiser des armes contre la bourgeoisie.

Les premières formations politiques prolétariennes comme leurs théoriciens, demeurent absolument sur le « terrain juridique » à la seule différence que leur terrain juridique n’était pas le même que celui de la bourgeoisie.

D’une part la revendication de l’égalité était étendue : l’égalité juridique devait être complétée par l’égalité sociale ; d’autre part, des propositions d’Adam Smith — selon qui, le travail est la source de toute richesse, mais le produit du travail est la source de toute richesse, mais le produit du travail doit être partagé par le travailleur avec le propriétaire foncier et le capitaliste —, on tirait la conclusion que ce partage était injuste et devait être soit aboli, soit au moins modifié au profit des travailleurs.

Mais le sentiment qu’en laissant cette question sur le seul terrain « du droit » on ne pourrait nullement éliminer les méfaits engendrés par le mode de production du capitalisme bourgeois et surtout par la grande industrie moderne, conduisit déjà les plus importants esprits, chez les premiers socialistes — Saint-Simon, Fourier et Owen — à délaisser complètement le terrain juridico-politique et à déclarer que toute lutte politique était stérile.

Ni l’une, ni l’autre de ces conceptions ne suffisait à exprimer de façon satisfaisante ni à résumer totalement les aspirations de la classe ouvrière à l’émancipation qu’avaient engendrées la situation économique.

La revendication de l’égalité, tout comme la revendication du produit total du travail, se perdaient dans d’inextricables contradictions dès qu’on cherchait à les formuler en détail sur le terrain juridique et ne touchaient pas ou peu au nœud du problème, la transformation du mode de production.

Refusant la lutte politique, les grands utopistes refusaient du même coup la lutte de classes et par là refusaient du même coup la lutte de classes et par là refusaient le seul mode d’action possible pour la classe dont ils défendaient les intérêts.

Ces deux conceptions faisaient abstraction de l’arrière-plan historique à qui elles étaient redevables de leur existence ; elles faisaient appel toutes les deux au sentiment ; l’une faisait appel au sentiment du droit, l’autre au sentiment d’humanité.

Elles donnaient toutes les deux à leurs exigences la forme de vœux pieux dont il était impossible de dire pourquoi ils se seraient réalisés juste à ce moment et non mille ans plus tôt ou plus tard.

Pour la classe ouvrière dépouillée, par la transformation du mode de production féodal en mode de production capitaliste, de toute propriété sur les moyens de production, et constamment reproduite par le mécanisme du système de production capitaliste dans cet état héréditaire de prolétarisation, l’illusion juridique de la bourgeoisie ne peut suffire à exprimer totalement la situation où elle se trouve.

Elle ne peut prendre elle-même une connaissance complète de cette situation que si elle regarde les choses dans leur réalité, sans lunettes teintées de couleurs juridiques.

C’est à cela que l’aida Marx avec sa conception matérialiste de l’histoire, en démontrant que toutes les représentations juridiques, politiques, philosophiques, religieuses, etc. des hommes dérivent en dernière instance de leurs conditions de vie économiques, de leur manière de produire et d’échanger les produits.

Il fournissait là au prolétariat la conception du monde correspondant à ses conditions de vie et de lutte ; à l’absence de propriété des travailleurs ne pouvait correspondre que l’absence d’illusions dans leur tête. Et cette conception prolétarienne du monde fait maintenant le tour du monde…

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Karl Kautsky : ancienne et nouvelle Révolution (1905)

Paru dans Le Socialiste du 9 décembre 1905.

Ce dont plus d’un, dans nos rangs mêmes, pouvait encore douter il y a un an, est aujourd’hui de la dernière évidence : la Russie est à l’heure qu’il est dans une Révolution qui peut être mise en parallèle, pour la force et pour l’importance, avec les deux plus grandes révolutions que l’histoire ait vues jusqu’à présent, celle d’Angleterre au XVII° et celle de France au XVIII° siècle.

Il est naturel de chercher entre elles les points de comparaison et leur ressemblance superficielle est frappante. Dans chacune de ces deux révolutions il s’agissait d’une lutte contre l’absolutisme, contre lequel la masse de la nation se levait parce que son joug était devenu insupportable, parce qu’il apportait au pays misère, souffrance et honte.

Mais la ressemblance ne va pas beaucoup plus loin. Nous arrivons à des différences profondes, dès que nous passons sous la surface politique et recherchons les oppositions de classes qui agissent comme ressorts du mouvement.

Nous trouvons avant tout entre les révolutions précédentes et celle d’aujourd’hui, cette grande différence que dans celle-ci, pour la première fois dans l’histoire du monde, le prolétariat industriel apparaît en vainqueur à l’état de force directrice indépendante.

L’insurrection de la Commune de Paris, en 1871, n’était que l’insurrection d’une seule ville et elle fut défaite au bout de quelques semaines. Aujourd’hui nous voyons la Révolution en marche, depuis un an déjà, de la mer Glaciale à la mer Noire, de la Baltique à l’Océan Pacifique, et le prolétariat croissant sans cesse en elle, en force et en conscience.

A la vérité, nous n’avons pas encore le pouvoir absolu, pas encore la dictature du prolétariat, pas encore la Révolution socialiste ; nous n’en avons que le commencement.

Le prolétariat de Russie ne fait que briser ses chaînes afin d’avoir les mains libres pour la lutte de classe contre le capital ; il ne se sent pas encore assez vigoureux pour s’attaquer à l’expropriation du capital. Mais déjà le mot d’ordre de : lutte de classe prolétarienne est, au point de vue socialiste, un progrès considérable en comparaison des révolutions de 1648 et de 1789.

Dans chacune de ces révolutions, la classe finalement victorieuse fut la classe capitaliste. Or celle-ci vit, politiquement comme économiquement, de l’exploitation des forces d’autrui. Jamais elle n’a fait une révolution : toujours elle l’a seulement exploitée. La besogne de la révolution, la lutte et ses dangers, elle les a toujours laissés à la masse populaire.

Mais de celle-ci, aux XVII° et XVIII° siècles, ce n’était pas les prolétaires qui étaient le ressort le plus actif ; c’était les petits bourgeois ; les prolétaires en formaient toujours un appendice inconscient. Ce fut la petite bourgeoisie, valeureuse et consciente, des villes-géantes Londres et Paris, qui osa assumer le combat d’avant-garde contre l’absolutisme et qui réussit à l’abattre.

La petite bourgeoisie de Russie n’a jamais eu ni valeur ni conscience, du moins pas dans les derniers siècles, depuis qu’il existe un tsarisme russe. Elle se recrutait presque exclusivement parmi les paysans déracinés, qui, il y a quelques dizaines d’années, étaient encore des serfs. De plus, il n’y a pas en Russie de ville géante capable de dominer tout l’empire.

En outre, même en France et en Angleterre, les capitales ont perdu leur domination absolue, qu’elles ont dû partager avec les centres industriels ; aussi, même dans l’Europe occidentale, le petit bourgeois a-t-il cessé d’être révolutionnaire et est-il devenu, chez nous aussi, un soutien de la réaction et de la puissance gouvernementale.

Il n’est pas étonnant que les petits bourgeois de Russie soient intervenus, avec la voyoucratie (Lumpenproletariat), comme des éléments contre-révolutionnaires, se mettant à la disposition de la police pour écraser la Révolution.

Mais comme cette petite bourgeoisie n’a pas de programme, pas de but politique, elle ne peut être poussée dans la lutte contre la Révolution que par la promesse d’avantages individuels ou sous l’excitation de ses rancunes individuelles.

Or, il y a point d’avantages, il n’y a que des coups et des dangers de mort à recueillir dans la bataille contre le prolétariat sans propriété, puisqu’il est armé, et le petit bourgeois réactionnaire se montre toujours, dès qu’il n’a plus d’idéal politique, aussi lâche que brutal : il n’exerce sa rage que sur les plus faibles. C’est le plus volontiers, comme exploiteur, sur les femmes et les enfants, dans la lutte actuelle contre la Révolution, sur des juifs et des étudiants isolés, non sur les ouvriers dont le bras est robuste.

Ainsi la contre-révolution russe devient exclusivement un pillage et un massacre ; ainsi le prolétariat révolutionnaire, dans sa lutte contre la réaction, se montre politiquement dès aujourd’hui l’élément indispensable du progrès social, de même qu’économiquement il en est devenu, depuis longtemps, la condition la plus importante.

D’autre part, la petite bourgeoisie elle-même, en tant qu’elle ne se rattache pas au prolétariat, se révèle politiquement comme une couche de la population qui ne peut plus que causer du dommage et troubler l’ordre de la société, de même qu’économiquement, dans sa majorité, elle est devenue aujourd’hui un parasite du corps social, ne pouvant prolonger son existence qu’aux dépens de celui-ci.

A côté de la petite bourgeoisie, la plus importante des couches révolutionnaires des révolutions précédentes était celle des paysans. Elle avait bien déjà montré, au temps de la Réforme, dans les guerres de paysans, qu’elle n’était en état que d’ébranler l’Etat, mais non pas de fonder dans cet Etat une nouvelle domination politique indépendante.

Les paysans ne sont plus à considérer comme un parti proprement dit, une armée politique particulière, mais seulement comme une troupe auxiliaire d’autres armées ou partis politiques, troupe qui cependant n’est nullement débutée d’importance, et qui, selon qu’elle se met d’un côté ou de l’autre, peut décider de la victoire ou de la défaite. Elle mit en France, en 1848, le sceau à la défaite de la Révolution aussi bien qu’elle l’avait mis à son triomphe en 1789 et années suivantes.

Le rôle joué par les paysans dans la grande Révolution française, fut toutefois tout autre que dans la Révolution d’Angleterre. En France, la propriété foncière de la noblesse et du clergé existait encore sous des formes féodales ; elle vivait de l’exploitation des paysans serfs, qu’elle avait abaissés à un degré incroyable de misère et à qui, noblesse et clergé de cour qu’elle était devenue, elle ne rendait plus aucun service en échange. La destruction de cette propriété foncière était une des tâches les plus pressantes de la Révolution et fut le lien qui attacha à elle le plus solidement le paysan.

En Angleterre, la vieille noblesse féodale avait été anéantie à l’époque de la guerre des Deux-Roses et remplacée par une noblesse nouvelle qui comprenait très bien les besoins capitalistes.

La Réforme avait en outre donné à cette noblesse les biens d’Eglise au dix-septième siècle. La vieille société féodale avait complètement disparu. Là où il y avait encore des paysans, ils étaient libres, maîtres sur leur terre. La grande propriété foncière n’était pas alimentée par des corvées mais par des fermiers capitalistes employant des ouvriers salariés.

La noblesse propriétaire elle-même n’était d’ailleurs devenue noblesse de cour que pour une parte minime, passait encore l’année tout entière sur ses domaines, où elle agissait pour la juridiction et pour l’administration de la communauté.

C’est pourquoi la Révolution anglaise n’amena pas un bouleversement général de la propriété foncière. Elle accomplit bien de nombreuses confiscations, mais à titre de mesure politique et non sociale.

Quelque irritation que puissent avoir paysans et fermiers contre la grande propriété foncière, aucune nécessité ne les contraignait à la morceler ; au contraire, la crainte du prolétariat salarié, nombreux dans les campagnes, les poussait à s’abstenir de commencer une pareille œuvre, qui pouvait finir par devenir dangereuse pour eux-mêmes.

Non seulement la grande propriété foncière anglaise résista à la Révolution, mais elle y mit fin par un compromis avec la bourgeoisie, fatiguée de son côté de la domination de la petite bourgeoisie, et assura ainsi tellement son règne, qu’il n’y a pas, encore aujourd’hui, d’aristocratie terrienne, pas même dans la Prusse orientale et en Hongrie, qui soit plus sûrement assise que celle d’Angleterre.

C’est tout autrement que les choses vont se passer en Russie, dont les paysans sont dans une situation qui, malgré toutes les différences de détail, correspond en gros à celle des paysans de France avant la Révolution.

Sur ce point aussi, ces deux révolutions auront dans leurs résultats cette similitude que l’on peut s’attendre à la ruine de la grande propriété foncière actuelle dans tout l’empire russe et à son passage dans la possession des paysans. En dehors du tsarisme, c’est la grande propriété foncière qui devra payer les frais de la Révolution.

Il est impossible de prévoir de quel genre sera le mode de production agricole qui se développera sur cette base nouvelle, mais une chose est certaine : en ceci encore les Révolutions russe et française se ressembleront, que le morcellement de la grande propriété foncière individuelle sera un lien qui attachera indissolublement le paysan à la Révolution.

Nous ne savons pas encore quelles luttes de races la nouvelle Révolution cache en son sein ; peut-être bien qu’il produira à ce propos des conflits entre paysans et prolétariat urbain. Mais les premiers défendront des poings et des dents la Révolution contre quiconque voudrait tenter de rétablir le vieux régime nobiliaire, fût ce même une intervention étrangère.

Nous arrivons ainsi au troisième facteur qui serait à considérer dans cette comparaison entre les trois Révolutions : la situation extérieure qu’elles créent.

Au XVII° siècle, les relations internationales étaient encore si peu de chose que la Révolution anglaise resta un événement tout local, qui ne trouva pas le moindre écho dans le reste de l’Europe. Ce ne furent pas des guerres extérieures, mais la fastidieuse guerre civile, conséquence de la grande force de résistance de la noblesse foncière, qui produisit la domination révolutionnaire militaire et finalement la dictature d’un général victorieux, Cromwell.

La fin du XVIII° siècle connaissait déjà des relations plus développées entre les Etats européens. La Révolution française ébranla toute l’Europe, mais ses efforts libérateurs ne trouvèrent qu’un écho affaibli. L’ébranlement résulta de la guerre menée par les monarques coalisés d’Europe contre une République, et c’est de cette guerre que provint en France le régime du sabre et l’empire du général victorieux, Napoléon.

Aujourd’hui, au commencement du vingtième siècle, les rapports internationaux sont devenus si étroits que le début de la Révolution en Russie a déjà suffi à éveiller un écho enthousiaste dans le prolétariat du monde entier, d’accélérer le mouvement de la lutte de classe, et de faire trembler, du premier coup sur ses fondements, l’empire d’Autriche, voisin de la Russie.

Au contraire, une coalition des puissances européennes contre la Révolution, comme en 1793, n’est pas à prévoir.

L’Autriche est en ce moment absolument hors d’état de mener une action vigoureuse à l’extérieur ; en France, le prolétariat serait, malgré tout, assez fort vis-à-vis du gouvernement républicain pour lui rendre impossible toute intervention pour le tsarisme, si jamais les gouvernants avaient la folie d’en former le dessein.

Ce n’est donc pas à une coalition contre la Révolution qu’il faut s’attendre : il n’y a qu’une puissance à laquelle on attribue encore l’idée d’une intervention en Russie, c’est l’empire d’Allemagne.

Mais les gouvernants de l’empire d’Allemagne se garderont bien, sans doute aussi, de déchaîner une guerre qui ne serait pas une guerre nationale, mais donnerait l’impression d’une guerre dynastique, aussi impopulaire, aussi odieuse que le fut en Russie la guerre contre le Japon, et qui pourrait amener, pour les gouvernements de l’Allemagne, les mêmes conséquences intérieures que la guerre russo-japonaise a amenées pour le tsarisme.

Quoi qu’il en soit sur ce point, en aucun cas nous ne devons nous attendre à une ère de longues guerres mondiales comme celle qu’inaugura la Révolution française ; nous n’avons, par conséquent, pas à craindre que la Révolution russe n’aboutisse comme celle-là à une dictature militaire ou à une sorte de Sainte-Alliance.

Ce qui promet de s’ouvrir c’est, au contraire, une ère de révolutions européennes, qui aboutiront à la dictature du prolétariat, à la mise en train de la société socialiste.

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Karl Kautsky : 1789 – 1889 – 1905 (1905)

Paru dans Le Socialiste du 3 mai 1905.

Depuis qu’elle existe, la fête de Mai n’a pas encore été célébrée une année dans une situation aussi orageuse, aussi révolutionnaire. La Révolution a éclaté en Russie, s’est emparée des masses et est en marche de façon à ne pouvoir être arrêtée.

A la vérité, « entre la coupe et les lèvres, il y a place pour un malheur » et entre le moment où ces lignes sont écrites (la mi-mars) et le I° mai, il peut se produire bien des choses inattendues, bien du sang peut couler, bien des défaites peuvent être essuyées.

Mais à quelques coups de force et des résistances que le tsarisme puisse avoir recours encore, ce ne sont plus que les dernières convulsions d’une bête de proie agonisante, et plus longtemps les souverains et exploiteurs des bords de la Néva persisteront dans leur lutte obstinée contre l’ennemi du dehors et du dedans, plus formidable sera l’écroulement final, plus terrible le chaos qu’ils sont occupés à évoquer.

La Russie, et avec elle le système de domination et d’exploitation du monde « civilisée » tout entier, marche au devant d’une catastrophe telle qu’il ne s’en est pas vu d’aussi gigantesque depuis les jours de la grande Révolution française.

C’est dans ces circonstances qu’à lieu cette fois la manifestation du Premier Mai. Elle se rapproche ainsi, plus qu’aucune de celles qui l’ont précédée, du caractère que portait sa fondation.

Elle fut fondée non seulement à titre de démonstration pour la journée de huit heures et la paix universelle, mais encore comme manifestation de la Révolution sociale.

C’est le centenaire de la grande Révolution qui lui a donné naissance et elle fut décidée à une époque que nous considérions comme la vieille de grands événements révolutionnaires.

Dès 1885, Frédéric Engels, dans sa préface à la nouvelle édition des Révélations sur le procès des communistes à Cologne par Karl Marx, déclare que « le prochain bouleversement ne tardera pas » et il remarque à ce propos : « L’ère périodique des révolutions européennes, 1815, 1830, 1848-1852, 1870, occupe dans notre siècle de quinze à dix-huit années. »

Si par « bouleversement européen » il fallait entendre une grande révolution politique, ce pronostic d’Engels ne s’est pas, il est vrai, réalisé.

Et le philistin, dont toute la philosophie culmine dans cette idée profonde : « Rien ne sert à rien – nous pouvons faire ce que nous voulons, tout reste dans l’ancien état » – ce philistin n’a pas manqué de se donner le plaisir de railler sous cape Engels et ses amis, qui partageaient ses prévisions, à cause de leurs « vaines prophéties ».

Et, cependant, le triomphe du philistinisme ne se fondait que sur sa courte vue. Engels a eu parfaitement raison.

Son pronostic reposait en tout cas sur la constatation générale que les conflits des classes comme des nations, provenant du mode de production capitaliste, vont, durant des périodes déterminées, s’accumulant et grandissant, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de les résoudre par la pratique journalière ; mais qu’aussi, à mesure que deviennent plus considérables les tâches politiques provenant de ces conflits, les classes dominantes redoutent de plus en plus de grandes transformations dont elle ne peut mesurer la portée et qui menacent de lui monter au-dessus de la tête.

Ainsi les obstacles au progrès social et politique vont croissant dans la mesure même où l’anxiété sociale croissante rend nécessaire des progrès énergiques.

La fin de cette évolution est toujours un puissant ébranlement politique, une révolution qui fait violemment disparaître les obstacles aux progrès et rend de nouveau possible pour quelque temps l’évolution à sociale de se poursuivre.

De même que le mode de production capitaliste engendre nécessairement, au point de vue économique, le cycle qui va de l’essor économique à la crise, de même, au point de vue politique, elle engendre le cycle qui va de la stagnation politique ou de la réaction à la révolution.

Mais si l’expérience enseigne que le cycle économique s’accomplit en général dans une période de dix années, elle montre que le cycle politique est plus long, qu’il lui faut de quinze à vingt ans.

Il était donc parfaitement justifié qu’Engels et ses amis s’attendissent à un nouvel ébranlement politique pour la fin des années 89 ou suivantes du siècle dernier. Toute la situation politique justifiait cette vue. Le centre de gravité politique de l’Europe, qui auparavant se trouvait en Angleterre et en France, avait été depuis 1870 transféré en Allemagne.

Mais là, les obstacles à un progrès politique pacifique avaient été portés à leur comble dans la loi contre les socialistes ; le régime bismarckien allait s’usant de plus en plus complètement et ne pouvait se maintenir que par le moyen de la force : mais il subissait de ce fait un échec après l’autre. L’écroulement de ce système était proche : or, que pouvait-elle amener d’autre qu’un fort ébranlement européen ?

C’est l’avant-veille de cet écroulement que la manifestation de mai fut décidée par le Congrès international de Paris 1889.

Ainsi, dès sa naissance, les esprits de la révolution étaient à ses côtés comme gardiens – l’esprit non seulement de la grande révolution passée qui inaugura en Europe le système des cycles économiques et politiques, mais aussi l’esprit de la révolution future, dont tant d’entre nous attendaient qu’elle serait aussi une grande révolution, la dernière des révolutions, la fin des cycles de crises politiques, et par conséquent économiques.

Eh bien, cette grande révolution n’est pas venue et de là les philistins conclurent que la prophétie d’Engels était misérablement tombée dans l’eau.

Mais ce qui est venu, c’est l’ébranlement européen, quoique sous une forme moins visible, si bien que peu le reconnurent d’abord. La loi contre les socialistes disparut, et le manteau tombé, le duc s’évanouit – le régime de Bismarck croula.

A la vérité, si considérable qu’ait été cet ébranlement, il n’atteignit pas la force d’une révolution. Le prolétariat était encore trop faible et le libéralisme bourgeois déjà trop en décadence pour être en état de profiter de la situation nouvelle en balayant énergiquement tous les obstacles s’opposant au progrès.

Et, cependant, il fut assez fort pour amener quelques années de vie politique intense et de progrès multiples dans toute l’Europe. Alors la France obtenait la journée de dix heures (1892) et une importante représentation socialiste au Parlement ; la Belgique, le droit de suffrage universel, quoique non égal (1893) ; le ministère Gladstone, sous la pression du nouvel unionisme qui prenait un puissant effort, pensait sérieusement à la journée de dix heures ; on peut encore considérer comme une dernière poussée de cette période de progrès l’agitation pour le suffrage universel en Autriche (1896) – non pas seulement la dernière, il est vrai, mais la plus faible, car la nouvelle loi électorale constituait la plus amère ironie contre la revendication du droit de suffrage égal.

Ainsi l’ « ébranlement européen » était venu juste au moment où il devait se produire s’après le calcul de Frédéric Engels. Mais il n’avait pas été une révolution à proprement parler, il laissait subsister une foule d’entraves au progrès, rester sans solution une foule de questions brûlantes posées antérieurement.

Le souffle lui manqua bientôt, il arriva à l’accalmie. Plus grandes avaient été les espérances que l’on avait mises sur l’ébranlement futur, plus grande fut la désillusion causée par ses effets minimes.

Plus d’un se prit alors, dans les dernières années du XIX° siècle, à douter complètement que nous pussions jamais atteindre ce but.

D’autres firent de nécessité vertu, trouvant que précisément cette stagnation politique était la vraie méthode du progrès, que de cette façon nous avancions puissamment et que seuls pouvaient encore compter sur des catastrophes et des bouleversements des hommes dont la pensée était complètement ankylosée dans les traditions du passé.

Les partisans de cette conception nouvelle disaient à la révolution adieu pour toujours, même encore à un moment où s’accumulaient les indices annonçant l’approche d’une nouvelle époque révolutionnaire.

« Les gens ne flairent jamais le diable, quand même il les tiendrait à la gorge. » Cela n’est pas vrai seulement du diable, mais aussi de la Révolution, qui, pour tout brave bourgeois, est l’incarnation du Malin – Dieu soit avec nous !

Plus le mouvement de 1890 avait eu l’haleine courte, plus tôt devait venir le plus prochain « ébranlement européen », et il vint, ponctuellement et exactement ; quinze ans après les élections de carnaval qui donnèrent le coup mortel au régime de Bismarck, s’accomplit le soulèvement des ouvriers de Saint-Pétersbourg, au 22 janvier, qui ouvrit la révolution russe.

Mais ce sera là une révolution d’une puissance bien plus forte que l’ébranlement de 1890. Elle poursuivra à fond tout ce que ce dernier a laissé inachevé. Elle a plus de puissance déjà du fait qu’elle s’attaque au refuge de toutes les réactions et le transforme en centre de la révolution.

Si, en 1890, l’ébranlement européen a eu un cours si paisible, cela tenait entre autres raisons à ce qu’il coïncida avec l’étouffement complet de tout mouvement d’opposition en Russie.

Le tsarisme avait réussi une fois encore à l’abattre après le gigantesque effort de 1878 à 1881 et à l’écraser, et c’est précisément aux approches de 1889 que le silence du tombeau régna complètement dans l’immense empire russe.

Il fallait être un « dogmatique marxiste » pour avoir le courage, au Congrès international de Paris en 1889, de s’aventurer à la prophétie faite par Plekhanov, en ces termes : «  Le mouvement révolutionnaire triomphera en Russie comme mouvement ouvrier. »

Maintenant enfin ce triomphe a commencé, triomphe non seulement du mouvement ouvrier, mais aussi du « dogme marxiste » qui permettait de reconnaître, non seulement la révolution approchante, mais encore son représentant et son agent, en un temps où l’on ne pouvait découvrir le plus léger souffle d’un mouvement dans l’empire des tsars.

Cette fois, il y a en Russie une révolution et même, à ce qu’il semble une révolution où les fourches paysannes jouent leur rôle ; c’est la ruine d’un régime qui a employé tous les énormes moyens d’action de la civilisation moderne à accroître son exploitation et à prolonger sa lutte contre la mort dans des proportions qui dépassent de beaucoup ce qu’à fait l’ancien régime en France au XVIII° siècle.

Et si la ruine de la royauté féodale, lors de la grande Révolution française, a été la ruine d’une aristocratie qui avait hérité de l’esprit et de l’affinement de la plus haute civilisation qui eût existé jusqu’alors, l’écroulement de maintenant est celui d’un despotisme barbare, que sa stupidité et sa sauvagerie met au plus bas degré de la vie intellectuelle en Europe.

On ne peut encore qu’à peine pressentir quelles formes va revêtir cet écroulement gigantesque et inouï, quelles forces il va déchaîner, quels événements il va faire éclore.

Mais une chose est certaine dès à présent : Il ne restera pas limité à la Russie ; il mène à un bouleversement européen. La ruine économique de l’Etat russe portera un coup terrible au capitalisme en Europe, notamment à ceux de France et d’Allemagne qui ont à l’envie dépensé à soutenir le régime assassin de Russie les milliards qu’ils tirent du prolétariat de leur pays ; il ébranlera la constitution politique des Etats voisins de la Russie, et s’étendra aux nationalités fragmentées, qui sont représentées aussi dans l’empire russe ; il portera une profonde excitation dans le prolétariat du monde entier et l’appellera à l’assaut contre tous les obstacles qui s’opposent à son progrès.

Nous ne savons pas encore ce qui va se produire, si le mouvement n’est qu’une de ces secousses qui se répètent régulièrement dans la société capitaliste européenne, ou si elle sera dès à présent le début de la Révolution, de la dernière grande révolution mettant fin au cycle des révolutions du capitalisme pour créer de nouvelles formes d’évolution. Mais, quoi qu’il doive advenir, de grandes choses sont devant nous, de grandes luttes, de grandes victoires. Et c’est ce dont le prolétariat a le sentiment partout ; il s’émeut et s’apprête avec plus d’ardeur que jamais depuis longtemps.

La manifestation de mai de cette année le prouvera de la façon la plus claire. Si, çà et là, sous l’influence du calme et de la stagnation de ces dernières années, elle est devenue parfois une innocente fête populaire, cette année elle sera plus que jamais ce qu’elle devait être à son début : la revue annuelle du prolétariat préparé à la lutte sociale et syndicale.

Ce ne sera pas une parade pacifique, mais la levée de l’armée se préparant au combat, à la guerre, à la guerre sainte contre l’exploitation capitaliste, contre l’oppression politique, guerre dans laquelle se livre actuellement en Russie une bataille décisive, amenant peut-être bientôt l’Europe à une crise.

Et non pas seulement en Europe ; non, c’est partout où il y a un prolétariat combattant pour son émancipation que la manifestation du Premier mai sera cette fois dominée par l’idée de la Révolution, qui a cessé d’être un rêve dont rient les « politiques », qui du jour au lendemain est devenu une réalité, une force vivante, troublant et paralysant nos adversaires, nous entraînant nous-mêmes en avant, nous excitant à de grandes choses, pour notre grand but, pour la suppression de toute exploitation et de tout servage.

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Karl Kautsky : le Premier-Mai et la solidarité des classes (1904)

Paru dans Le Socialiste du 2 mai 1904.

Plus d’une fête est célébrée par le prolétariat ; mais dans la célébration de toutes, il se rencontre avec d’autres classes, même lorsqu’il s’agit des grandes dates de la Révolution. Même dans l’insurrection de la Commune de Paris, il n’y a pas été le seul participant, d’importantes fractions de la petite bourgeoisie combattaient avec lui, et si dans la commémoration du 18 mars il prend une part de plus en plus prépondérante, elle n’est pourtant pas exclusive.

Il est seul, au contraire, à célébrer le Premier-Mai. C’est la fête, non des révolutions passées, mais de la Révolution à venir ; c’est la fête de l’émancipation de la classe ouvrière, de l’abolition de toute domination de classe, et le fait qu’il célèbre seul le Premier-Mai est l’expression la plus évidente de cette conviction que l’émancipation des travailleurs ne sera l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes.

C’est un point sur lequel il est utile d’insister, mais nulle part plus qu’en France, où il s’est trouvé des « socialistes » qui ont l’audace de nous parler de la solidarité des classes.

Cette prétendue solidarité est ou bien un vulgaire lieu commun, traduction de ce fait que les diverses classes sont parties intégrantes d’une société et par suite dépendent les unes des autres, ou bien c’est la résurrection d’une bêtise depuis longtemps enterrée : l’harmonie des intérêts économiques à la Bastiat.

Qu’est-ce qui peut prêter une nouvelle vie à cette bêtise ? On assure que c’est la République démocratique qui d’une erreur en ferait une vérité. Dans la monarchie, dit-on, il est vrai de dire que les ouvriers sont politiquement sans droits ; ils n’ont aucune part à l’Etat et à la société, et ils sont par conséquent vis-à-vis d’eux dans une attitude hostile. Mais dans la République démocratique, c’est autre chose. Là, le prolétaire est, grâce à son bulletin de vote, partie prenante dans l’Etat et la société ; là, il appartient aux classes dominantes, et partant, il a avec les autres classes des intérêts communs. Là, il prend conscience de sa solidarité avec les autres classes.

Cette formule sonne très bien ; mais elle n’a qu’un défaut, c’est qu’en réalité le contraire qui est vrai. Dans un régime absolu – qu’il soit monarchie ou aristocratie – on est plus près d’une certaine solidarité des classes que dans une république démocratique. La monarchie est fondée sur cette base que le pouvoir d’Etat s’est rendu extérieurement indépendant des classes économiquement dominantes. Dans une monarchie, le prolétariat n’est gouverné par la bourgeoisie qu’indirectement ; directement, il trouve devant lui, comme premier adversaire politique, le pouvoir de l’Etat monarchique. Il en est de même dans une aristocratie en décadence comme celle de la Suisse au XVIII° siècle. La conscience de la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie est par là obscurcie. Plus la monarchie est réel, et non pas seulement apparent, plus elle est indépendante des classes économiquement dominantes, plus aussi elle entre aisément en conflit à l’occasion avec elles. Un conflit de ce genre mène facilement à une union des classes économiquement dominantes avec le prolétariat et à une certaine solidarité de ces deux parties de la société. C’est comme parti composé de diverses classes que la démocratie bourgeoise est née, dans les Etats modernes, de pareilles luttes contre la monarchie.

La démocratie comme parti politique formé de toutes les classes suppose en ces pays la monarchie. Au contraire, elle se rend elle-même impossible par sa propre victoire : dans un Etat réellement démocratique, il n’y a plus de place pour la démocratie bourgeoise comme parti où entrent toutes les classes. Car, dans la République démocratique, les classes se trouvent en présence sans intermédiaire ; il n’y a point de pouvoir d’Etat au-dessus d’elles. Là, la marche à la conquête du pouvoir politique équivaut à la marche vers la ruine des classes adverses.

C’est donc dans la République démocratique que l’opposition entre prolétariat et bourgeoisie est le plus nette. Nous en avons la preuve claire dans les Etats-Unis d’Amérique ; mais nous en avons aussi la preuve dans l’histoire même de la France. En 1789, les mêmes classes de France se sentaient solidaires en face de la royauté qui, bientôt après, se combattaient avec acharnement dans la République. A la solidarité des classes en face de la monarchie de juillet, en février 1848, succéda le massacre de juin de la République ; à la solidarité des classes en face de Napoléon III succéda dans la République la semaine sanglante de mai 1871. Et depuis, les choses ont-elles été mieux ? Laissons de côté les deux Etats barbares de l’Europe orientale, dont les tyrans sont en réalité des bourreaux, ne se maintenant au pouvoir que par le massacre systématique de leurs sujets ; bornons-nous à l’Europe civilisée, où les luttes des classes sont menées par des moyens plus civilisés. Nous pouvons dire que dans la douzaine d’années qui s’est écoulée depuis la fusillade de Fourmies, dans aucun pays il n’a été répandu plus de sang ouvrier que dans la République française.

Si, dans ces dernières années, l’apparence d’une solidarité entre prolétariat et bourgeoisie a pu de nouveau se produire en France, cela n’est pas provenu de ce qu’elle est une République démocratique, mais de ce qu’elle n’est pas assez une République démocratique. Engels appelait la troisième République « l’Empire sans l’empereur » ; le pouvoir politique y dispose encore des mêmes instruments de règne que l’Empire, des mêmes Gallifets, des mêmes mouchards. Il n’y a que les Emile-Ollivier de changé. L’armée permanente est, comme sous l’Empire, le fondement de tout l’édifice de l’Etat, et l’état-major est devenu si puissant qu’il a osé s’attaquer même à un membres des classes économiquement dominantes, à un Juif riche. C’est ce qui a fait que la lutte contre le militarisme, ordinairement menée par le prolétariat seul, a été temporairement entreprise aussi par une fraction de la bourgeoisie. De là l’apparence de solidarité entre les deux classes. Mais elle a été créée non point par la liberté démocratique en France, mais bien par le manque de cette liberté, par la dépendance où se trouve la France à l’égard de la soldatesque.

Rien de plus contraire au bon sens que de s’imaginer que la liberté démocratique soit le moyen de rapprocher les classes les unes des autres et d’éveiller le sentiment de la solidarité entre elles.

C’est le contraire qui est la vérité, et c’est justement sur quoi repose l’importance pour nous la République démocratique. Elle n’est pas seulement la forme politique de laquelle peut seule sortir la République sociale ; elle est encore le champ de bataille sur lequel la grande lutte entre prolétariat et bourgeoisie peut être menée et achevée de la façon la plus décisive. Elle n’est pas la forme politique sous laquelle prolétariat et bourgeoisie unissent le plus tôt leur action, mais celle sous laquelle ces classes se trouvent en présence dans l’hostilité la plus aiguë, parce que là plus qu’ailleurs la lutte entre les deux classes est une lutte de vie ou de mort.

La grande République d’au-delà l’Océan, qui est une république démocratique plus que toute autre, est peut-être appelée à le démontrer la première. Puisse la République française être bientôt à même d’en fournir aussi la preuve !

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Karl Kautsky : La retraite des dix-mille (1902)

Extrait d’un article paru dans Le socialiste le 6 janvier 1902 et traitant de la parution désormais à 10 000 exemplaires de Les Données du Socialisme, un ouvrage d’Eduard Berstein.

Le passage traite ici du Congrès de Tours de la social-démocratie française et dénonce Jean Jaurès, notamment à la toute fin de l’article.

C’est un hasard singulier qui a fait coïncider l’apparition du dixième mille de l’ouvrage de Bernstein et le Congrès de Tours – ici la théorie, là le résumé de la mise en pratique de la nouvelle méthode.

Ce dernier n’est pas des plus encourageants. L’expérience Millerand a fait si pleinement banqueroute que Jaurès lui-même doit renoncer à la poursuivre – bien du temps après que chez nous, en Allemagne, les panégyristes du ministre socialiste, si bien en voix naguère, se sont tus complètement.

Le Congrès lui-même n’était qu’un débris de Congrès, en comparaison non seulement de celui de Paris, mais même de celui de Lyon. Beaucoup manquaient, qui a Lyon étaient restés fidèles au Comité général. Et les débats du Congrès n’ont été rien moins qu’édifiants.

De quelle façon, par exemple, le programme a été établi ! le Comité général, dans des discussions qui avaient pris des mois, avait élaboré un beau programme. Celui-ci a été présenté au Congrès sans un rapport d’introduction, puis purement et simplement mis au panier dans une commission, et à sa place on a adopté, sans aucune discussion, en guise de programme, un long article de tête lu par Jaurès !

Quel magnifique progrès de conscience et d’étude au prix de nous autres marxistes « sans critique », qui publions nos programmes des mois avant les Congrès, qui en éprouvons, tournons et retournons chaque terme, qui en scrutons le véritable sens et l’interprétation possible, qui le polissons sans cesse ! Toute cela, la nouvelle méthode s’en acquitte en un tour de main !

Mais elle n’a pas tous les torts d’en finir et vite avec son programme. Ce serait gaspiller le temps de s’en occuper plus minutieusement, et c’est pourquoi nous renonçons à le critiquer, car en pratique il est sans importance et ne lie personne.

Après les débats de Tours, dans le parti qui y a été organisé, chacun fait à peu près ce qu’il veut.

Là est le résultat le plus remarquable de la nouvelle méthode. Et ce n’est pas un hasard ; c’est un fait typique et connexe à sa nature. La nouvelle méthode provient d’une révolte contre l’unité du parti ; tout d’abord contre don unité de pensée, mais la suite logique, au moins chez tous les gens conséquents, est l’opposition à l’unité d’action.

– Mais, nous dira-t-on, voulez-vous donc mettre les esprits aux entraves, voulez-vous prescrire à chacun ce qu’il doit penser ? Alors, nous en revenons à la tyrannie et à l’intolérance de l’Eglise catholique et de ses tribunaux contre l’hérésie.

Ce reproche se fait de plus en plus fréquente, de sorte qu’on doit au moins y consacrer quelques mots, quoiqu’il soit si ténu de trame qu’à l’examiner d’un peu près, il devrait se briser de lui-même. Il repose sur la confusion du Parti et de l’Etat. A l’Etat nous devons réclamer qu’il tolère toutes les opinions, que le pouvoir d’Etat ne soit au service d’aucune Eglise, ne combatte aucun parti. L’Etat n’est pas choisi par nous ; nous y sommes nés. Sans appartenir à un Etat, nous ne pouvons souvent pas même exister, ou du moins pas sans préjudice de notre personnalité. L’Etat se compose de diverses classes, il comprend donc aussi nécessairement divers partis. La diversité des opinions de ses membres n’est pas un accident ; elle est fondée sur sa nature d’Etat de classe.

Un parti, au contraire, est une organisation dans laquelle des hommes qui pensent de même se réunissent pour une action commune, afin d’accroître leur force.

L’unité de pensée et de conduite de ses membres est une condition préalable de son action.

Il est une organisation, créée pour la lutte contre tant d’autres partis ; ses principes et ses devoirs sont par conséquent tout autres que ceux de l’Etat. C’est volontairement qu’on adhère à un parti : un homme loyal et clairvoyant ne voudra jamais appartenir à un parti dont il ne partage pas les opinions.

L’exclusion d’un parti n’équivaut à un préjudice matériel que pour les politiciens d’affaires tout au plus.

Rien n’est donc plus ridicule et plus propre à créer la confusion que de poser au parti les mêmes exigences que nous posons à l’Etat concernant la liberté de penser et choses analogies. Si l’assimilation de l’Etat et du parti était justifiée, notre parti n’aurait le droit d’exclure personne, fût-ce un homme du centre, un national-libéral, un conservateur, puisqu’après tout on n’a le droit de persécuter ou d’excommunier personne pour ses opinions. Assurément si nous voulions, comme le font les Eglises et les partis dominants, demander à la puissance de l’Etat d’employer leurs moyens coercitifs contre ceux qui pensent autrement que nous, on aurait le droit de crier à la persécution contre l’hérésie. Appeler ainsi le fait de défendre l’unité du Parti par les armes de l’esprit, c’est employer de grands mots dénués de sens ou user consciemment d’un artifice démagogique.

Mais la nouvelle méthode n’est autre chose qu’une opposition à l’unité du parti : elle n’a point une conviction nouvelle, unitaire, qu’elle veuille mettre à la place de l’ancienne : elle se compose des éléments les plus divers, dont un seul est commun : sa critique, son opposition contre la conviction et la tactique dominantes jusqu’ici dans le parti. Elle n’a qu’une action dissolvante.

C’est ce qu’elle montre là où elle a été mise en pratique dans les faits, bien que peu de temps encore, en France. La dissolution de la discipline du parti et, par là, du parti lui-même, n’est pas à la vérité son intention – ses intentions sont les meilleurs – mais bien son résultat.

A Lyon c’est d’abord le ministre socialiste qui fut mis hors du contrôle du parti, et par conséquent affranchi de la discipline. En fait, les députés jaurésistes prirent la même mesure pour eux-mêmes, chacun votant à la Chambre comme il l’entendait. Vint alors le Congrès de Tours. Il se refusa à décider quoi que ce fût sur l’action des députés et créa une forme d’organisation qui introduit maintenant la désorganisation au sein même du Parti.

La direction du Parti, le Comité général, n’est plus qu’un bureau de réception et de transmission. Chaque organisation de circonscription est autonome, indépendante de la direction du Parti, et peut faire ce qu’elle veut. Chaque député n’est responsable que devant sa circonscription.

Cela n’est autre chose que le pur anarchisme, adapté aux besoins de la chasse aux mandats parlementaires.

J’ai déjà récemment indiqué que les éléments sociaux qui montent aujourd’hui à l’assaut du marxisme dans la démocratie socialiste internationale ont beaucoup d’analogie avec ceux qui, dans l’Internationale, se mirent du côté de Bakounine. Cette analogie devient maintenant plus grande encore : ceux-là sont aujourd’hui amenés aux mêmes formes d’organisation que ceux-ci poursuivaient et établissaient. Bien mieux, on peut suivre l’analogie jusque dans la phraséologie. On ne peut lire les déclarations des Bakounistes et de leurs amis contre les « autoritaires », contre le « pape excommunicateur Marx », contre l’intolérance du Conseil général, etc., sans penser aux tirades indignées d’aujourd’hui contre le fanatisme dogmatique, les grands inquisiteurs, le caporalisme, etc.

Et le résultat sera également le même. Sur la base d’organisation créée à Tours, un parti socialiste ne peut vivre. Le Congrès a mis le sceau à sa ruine, commencée auparavant et qui ne fera que s’avancer rapidement.

Jean Jaurès figurera dorénavant, avec Bakounine et Domela Nieuwenhuis, parmi ces hommes qui, par une activité, une intelligence, un dévouement extraordinaires, ont rendu des services indéniables à la cause du prolétariat en lutte, mais qui, dans la suite, se sont mis en opposition avec les tendances et les bases du mouvement qui se poursuit victorieusement et ont employé leur grande influence sur les masses à les entraîner hors du terrain sur lequel elles se tenaient, pour les lancer à la poursuite de feux-follets.

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Karl Kautsky : Lettre à « La Lutte des Classes » (Belgique) (1911)

Chers camarades,

Je viens de recevoir votre lettre qui m’a suivi ici, dans le trou perdu des Alpes où je me repose un peu, et qui m’est donc parvenue trop tard pour que je puisse encore vous envoyer l’article demandé.

Je le regrette beaucoup, car j’aurais tant aimé témoigner de cette façon de l’immense importance que prend à mes yeux la tâche a laquelle vos journaux  La Lutte des Classes et Volharding se sont attelés. S’ils parviennent à la remplir, ils donneront au prolétariat de la Belgique la qualité qui seule lui manque encore pour accomplir dans la lutte des classes les choses les plus extraordinaires. La ténacité flamande et l’élan wallon, son intrépidité, son esprit de sacrifice et les dispositions favorables de son intelligence font du prolétaire belge un combattant idéal dans la lutte des classes, du moment qu’il atteint à la clarté des conceptions théoriques.

La ténacité flamande et l’élan wallon, son intrépidité, son esprit de sacrifice et les dispositions favorables de son intelligence font du prolétaire belge un combattant idéal dans la lutte des classes, du moment qu’il atteint à la clarté des conceptions théoriques.

Dans ce dernier domaine, la masse des prolétaires belges est restée jusqu’ici dans un état fort arriéré, oui il me semble même que, grâce au misérable système d’instruction publique, ils sont maintenus par les classes dominantes dans un état d’ignorance telle qu’il leur manque même souvent le besoin de la clarté théorique, et qu’ils ne ressentent qu’une faim physique sans ressentir en même temps une faim intellectuelle.

Partout où cela est le cas, notre devoir primordial et le plus sacré est d’éveiller cette faim, de créer ce besoin. Sans cela, aucun progrès réel et durable du prolétariat n’est possible. Son ennemi le plus dangereux est la suffisance intellectuelle.

Puissent vos deux feuilles parvenir à éveiller dans la mesure la plus large cette soif de savoir socialiste, et puissent-elles aussi l’étancher dans une mesure non moins large !

Je vous souhaite chaleureusement plein succès et vous serre la main.

Votre dévoué Karl Kautsky.

Möllbrücken en Carinthie (Autriche), le 5 août 1911.

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Karl Kautsky, Souvenirs de jeunesse : Victor Adler (1912)

Le 24 juin, il y a eu soixante ans que Victor Adler a vu le jour. Une circonstance particulière double pour moi l’importance de cette date. C’est presque le même jour qu’il me sera donné de fêter le trentième anniversaire du moment où je suis entré avec Adler dans des relations qui devait finir par être un lien d’amitié pour la vie.

Nés dans la même ville, Prague : étudiants à la même université, Vienne ; vivant dans des milieux sociaux toutes proches l’un de l’autre, séparés seulement par une légère différence d’âge, animés d’un même élan révolutionnaire, d’un égal amour pour le prolétariat, il nous avait pourtant fallu trente ans pour nous rencontrer.

En vrais Autrichiens, nous étions l’un et l’autre au même degré imbus de l’idée nationale ; mais précisément elle nous menait en sens divers : lui dans le camp allemand, moi dans le camp tchèque. Et de là, j’étais conduit au socialisme par un chemin plus court qu’Adler, quoiqu’il eût commencé plus tôt que moi à prendre intérêt au mouvement socialiste et à s’occuper d’idées sociales.

Notre pensée politique s’est formée sous l’influence des défaites de 1859 et 1866. La ruine de l’Autriche semblait imminente et les intérêts des nations dont nous étions des partisans enthousiastes paraissaient réclamer cette ruine. L’idée nationale, dans sa nuance radicale, était alors antidynastique et antipatriote – plus encore, il est vrai, chez les Tchèques que chez les Allemands. Chose remarquable, en 1866, Bismarck était justement plus populaire chez les Tchèques que chez les Allemands d’Autriche.

Ceux-ci, en effet, étaient par lui refoulés hors de l’Allemagne et mis en minorité dans leur Etat vis-à-vis des Slaves et des Tchèques. Et le même Bismarck, qui ne redoutait alors aucun mot d’ordre révolutionnaire susceptible de le servir, saluait à l’occasion l’idée d’un royaume indépendant de Bohémie. Les choses changèrent tout à coup lorsque la Prusse déclara la guerre à la France en 1870.

A ce moment, Bismarck devint le héros national entouré des vivats de tous les Allemands au dedans et au dehors du nouvel Empire et les Hohenzollern furent désormais l’incarnation de l’unité allemande. En revanche, la haine pour les Allemands alluma chez les Slaves les plus chaudes sympathies pour les Français et pour leur République.

Or, les champions les plus dévoués et les plus énergiques de la République étaient les prolétaires de Paris. Aussi la Commune de Paris changea-t-elle mon chauvinisme tchèque en intérêt pour les communards, pour les théories socialistes, pour l’Internationale. Ce n’est pas du socialisme allemand, c’est du socialisme français que mes conceptions socialistes ont reçu l’impulsion première.

Or les mêmes événements devaient éloigner de nouveau Victor Adler du socialisme, dont, avec Pernerstorfer, il s’était déjà rapproché étant étudiant, peu avant 1870 et pour lequel il avait déjà agi, par des conférences faites à Vienne, à la Société pour l’éducation ouvrière et par des collectes entreprises lors des grandes manifestations dans les rues de Vienne, qui eurent lieu le 15 décembre 1869, entraînant de nombreuses arrestations et imposant de gros sacrifices au Parti. Après 1870, le nationalisme allemand prit chez lui le dessus. Mais non pour longtemps.

La division entre Bismarck et le prolétariat allemand alla, de 1871 à 1880, s’accentuant plus nettement chaque jour. Chaque jour il devenait plus malaisé d’être à la fois pour l’un et l’autre, fût-ce en dehors de l’Empire. En même temps, pour un nationalisme un peu épuré, il était naturel que Bismarck exerçât une attraction toujours moindre et la démocratie socialiste allemande une attraction toujours plus forte.

Par nationalisme épuré, je n’entends pas une conception internationaliste. L’homme dont la pensée est internationaliste embrasse toutes les nations dans un intérêt et un amour égaux, quoique naturellement il s’occupe de préférence, dans la pratique, des affaires de la nation dans laquelle il vit et agit. L’homme, au contraire, dont la pensée est nationaliste, fait passer sa propre nation avant les autres : l’élever encore au-dessus d’elles lui semble son devoir principal. On peut d’ailleurs considérer comme un nationalisme brutal et primitif celui qui cherche à établir la grandeur de sa nation par des violences contre les nations autres. Une conception plus affinée et plus élevée consiste à voir la grandeur de la nation dans le fait que, par les services rendus dans les sciences, les arts, l’économie, la politique, elle se montre supérieure au reste des nations, faisant d’elles ses admiratrices et ses émules.

Tel était le nationalisme de la grande majorité des intellectuels allemands jusqu’au jour où Bismarck les eut convertis au culte du régime du sabre, tel restait le nationalisme auquel adhérait Victor Adler avant d’être devenu un internationaliste.

Il ne pouvait lui échapper que la popularité dont le régime bismarckien jouissait au dehors, allait diminuant de plus en plus. Au cours des années qui suivirent 1891, au contraire, la démocratie socialiste d’Allemagne apparaissait toujours davantage comme le produit de l’esprit allemand qui inspirait aux nations étrangères de plus en plus d’estime, aux prolétaires de tous les pays de plus en plus d’amour et de confiance. De moins en moins, le culte de Bismarck et des Hohenzollern était capable de satisfaire le nationalisme épuré de l’Allemagne. De plus en plus, c’était nécessairement la démocratie socialiste allemande qui devait l’attirer ; mais de plus en plus aussi, le moment approchait où ce nationalisme devait faire le pas qui l’amènerait à l’internationalisme, à l’intérêt égal pour les prolétaires de toutes langues et de tous pays.

La dure époque des premières années de la loi contre les socialistes amena le tournant décisif pour Victor Adler. Lorsqu’en 1882 je fis personnellement sa connaissance, il n’était pas encore socialiste en fait, mais il était plein du plus vif intérêt pour le socialisme.

Notre première rencontre ne fut que passagère. Après la publication de mon livre sur l’Accroissement de la population, j’avais, en 1880 et 1881, collaboré à Zurich aux entreprises de Höchberg et au Sozial-demokrat. L’année suivante, je conçus le plan de la création de la Neue Zeit et je séjournai quelques mois à Vienne.

J’y appris à connaître et à apprécier Victor Adler comme un homme instruit et intelligent, montrant la plus grande sympathie pour notre cause et avec qui j’aimais à bavarder. Mais je ne fis aucune tentative pour l’amener à se rapprocher davantage à nous. Quiconque vient à nous des milieux bourgeois n’est utile au Parti que si sa passion pour le socialisme est assez forte pour triompher de tous les obstacles.

Celui qu’il faut tirer à nous du camp bourgeois restera d’ordinaire une recrue très peu sûre. Pour les intellectuels bourgeois qui disposent de tout ce qui s’est imprimé pour et contre le socialisme, la propagande est tout autre chose que pour de prolétaires pauvres, à qui l’agitation socialiste seule peut apporter la lumière.

J’avais la confiance que Victor Adler viendrait de lui-même, s’il était vraiment une nature de lutteur comme il nous en faut, dès que ses études l’auraient amené à la clarté socialiste. Aussi est-il venu.

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Karl Kautsky : Rosa Luxemburg et le bolchevisme (1922)

Il y a peu d’années que le parti des bolcheviks règne sur la Russie. Mais la littérature à son sujet, pour lui et contre lui, a monstrueusement grossi. Il est vrai que de beaucoup la plus grande partie de cette littérature est marchandise à la douzaine : répétition monotone des mêmes arguments.

Dans le petit nombre de travaux qui s’élèvent bien au dessus du niveau de ces pauvres écrits pour et contre le bolchevisme, l’un des plus important est la brochure écrite par Rosa Luxemburg dans sa prison en 1918, sur la Révolution russe et que ceux qui se regardent comme ses continuateurs et ses héritiers intellectuels, viennent seulement de mettre au jour de la publicité. Elle a paru sous ce titre : La Révolution russe. Examen critique posthume par Rosa Luxemburg. Publiée avec une introduction par Paul Levi (Berlin, libraire Gesellschaft und Erzichung, 1922, 120 pages).

L’originalité de cet ouvrage éclate déjà par le fait que la femme qui en est l’auteur se donne comme une ardente bolcheviste et que ce qu’elle dit ne met personne dans un plus grand embarras que les bolcheviks et leurs adhérents dans le monde entier. Chose bien attestée par leur silence. Du moins, au moment où j’écris, il n’est venu à ma connaissance, aucune discussion sérieuse de la critique de Rosa Luxemburg.

Et cependant, il ne serait pas juste que les mencheviks ou ceux qui, comme nous, partagent leur point de vue dans l’Europe occidentale, eussent la prétention de se réclamer de Rosa Luxemburg. Car elle les attaque le plus vigoureusement du monde. Dès le début de son argumentation elle indique la marche de la Révolution russe et arrive à cette conclusion :

« Or, ce cours de choses est, pour tout observateur capable de penser, une preuve frappante de plus contre la théorie doctrinaire que Kautsky partage avec le Parti des démocrates socialistes gouvernementaux, selon laquelle la Russie, étant un pays économique arriéré, en majeure partie agricole, n’était pas encore mûr pour la révolution sociale et pour une dictature du prolétariat. Cette théorie, qui n’admet comme possible en Russie qu’une révolution bourgeoise – conception d’où résulte d’ailleurs la tactique de coalition des socialistes avec le libéralisme bourgeois en Russie – est aussi celle de l’aile opportuniste du mouvement ouvrier russe, ce qu’on appelle les mencheviks, sous la direction éprouvée d’Axelrod et Dan » (page 6).

Nous ne nous attarderons pas à montrer ici que cette assertion n’est pas tout à fait exacte. Ainsi, il y a des mencheviks, et de très considérés, qui étaient opposés à la politique de coalition. D’autre part, je n’ai jamais nié que la Russie fût d’un genre tout particulier, en ce qu’économiquement elle ne peut encore triompher du capitalisme et que néanmoins, c’est le prolétariat qui est appelé à la diriger (1).

Abstraction faite d’inexactitudes de ce genre, il est vrai que l’opposition entre nous et les bolcheviks, y compris la camarade Luxemburg, consistait en ce qu’eux tenaient pour possible et indispensable d’utiliser la Révolution en Russie pour l’organisation immédiate d’un système de production socialiste, tandis que nous pensions plutôt que le prolétariat devait tirer autant de concessions et de positions fortes que possible, mais que la Russie, pas plus qu’aucun autre pays, ne pouvait franchir d’un bond des phases nécessaires de l’évolution et qu’étant donné son état retardataire au point de vue économique, elle n’était pas à même de passer d’emblée du point de vue économique au socialisme.

Aujourd’hui Lénine le confesse ouvertement. Ce qui n’empêche pas ou peut-être ce qui est cause qu’il continue à poursuivre d’une haine implacable ceux qui avaient raison contre lui. La camarade Luxemburg aurait-elle aujourd’hui révisé, elle aussi, son opinion de 1918 ? Nous ne pouvons naturellement pas le savoir. Il lui serait difficile de la maintenir, en présence des expériences russes de ces dernières années. On n’a rendu service ni à sa mémoire ni à sa cause en attendant trois années pour publier son ouvrage. Bien des choses qui, en 1918, semblaient encore plausibles à beaucoup des gens, ont été dépassées aujourd’hui par les événements.

Ce n’est pas du point de vue mencheviste, mais du point de vue bolcheviste qu’elle fait la critique des bolcheviks. Elle obtient par là un effet qu’aucune autre critique n’avait obtenu jusqu’ici : c’est que les bolcheviks, en dépit de leur front d’airain, se trouvent dans embarras le plus mortel. Pour nous, tenant pour faux le point de départ de sa critique, nous ne pouvons non plus souscrire absolument à celle-ci. Et cela nous met dans cette posture paradoxale, d’avoir, ici ou là, à défendre les bolcheviks contre plus d’une accusation de Rosa Luxemburg.

Rosa Luxemburg reproche aux bolcheviks de n’avoir pas fait leur devoir dans la question agraire. La mission d’un gouvernement socialiste dans la question agraire est la nationalisation de la grande propriété foncière comme point de départ d’une production socialiste dans les campagnes et la réunion de l’industrie et de l’agriculture (pages 17-18), par quoi Rosa Luxemburg entend bien la réunion de la grande industrie et la grande exploitation agricole et non pas, pour exemple, l’industrie à domicile de petits paysans.

Elle reconnaît que la réalisation immédiate de ces revendications n’était pas possible. Mais pense-t-elle, un gouvernement socialiste devrait, en tout cas, prendre des mesures qui soient dans le sens de cette réforme socialiste (page 18). (La camarade Luxemburg emploie réellement le mot « réforme » à la barbe de tous les réformistes.)

« Le mot d’ordre donné par les bolcheviks : prise immédiate et partage de la terre par les paysans devait précisément opérer dans le sens contraire » (page 18).

Très juste ! Mais cela ne dit pas qu’un autre mot d’ordre eût été possible. Les bolcheviks, il est vrai, n’étaient pas obligés de choisir, pour résoudre la question agraire, la méthode de l’anarchie, ce qui créa le chaos, avantagea beaucoup les grands paysans aux dépens des petits et des sans-terre et détruisit un précieux matériel agricole. La chose fut encore empirée plus tard, lorsque les bolcheviks, pour réparer leur première faute, y ajoutèrent la seconde, à savoir de lancer les paysans sans terre contre les nantis, ce qui, à la ruine de la grande industrie rationnelle, ajouta encore la ruine des cultures rationnelles, parachevée ensuite par les réquisitions de tous les excédents agricoles et l’avortement de l’industrie nationalisée.

Mais tout cela, Rosa Luxemburg ou ne l’a pas vu de son vivant, ou ne l’a pas jugé important. Le fait essentiel dont elle se scandalise, c’est que la propriété individuelle paysanne ait été consolidée et rattachée plus fortement à la terre. Pas de doute que cela ait suscité un obstacle puissant pour le progrès du socialisme en Russie. Mais c’est une marche des choses qu’il était impossible d’empêcher : elle aurait seulement pu être mise en train plus rationnellement que cela ne fut fait par les bolcheviks. Preuve justement que la Russie se trouve essentiellement au stade de la révolution bourgeoise. C’est pourquoi la réforme agraire bourgeoise du bolchevisme lui survivra, tandis que ses mesures socialistes ont été déjà reconnues par lui-même incapables de durer et préjudiciables.

La camarade Luxemburg a donc sur ce point tort à l’égard des bolcheviks. Mais seulement parce les mencheviks avaient raison contre eux.

Plus sévère encore est la critique exercée par Rosa Luxemburg sur la politique des nationalités des bolcheviks. Elle dit à ce sujet :

« Ce sont d’ailleurs les bolcheviks qui ont dans une forte mesure accentué les difficultés matérielles que leur présentait la situation (l’effondrement militaire de la Russie) par un mot d’ordre qu’ils ont mis au premier plan de leur politique : à savoir, ce qu’on appelle le droit des nations à disposer d’elles-mêmes ou, pour dire ce qui se cachait en réalité sous cette formule : le morcellement de la Russie comme Etat. Cette formule, toujours de nouveau proclamée avec une obstination doctrinaire, du droit des diverses nationalités qui constituaient l’empire russe à décider par elles-mêmes de leur sort « jusques et y compris leur séparation, comme Etat, de la Russie » était un cri de guerre, particulier de Lénine et ses camarades » (page 21).

Avec une ironie caustique, Rosa Luxemburg raille ensuite ces mêmes bolcheviks qui, n’ayant d’ailleurs pour la démocratie que le plus grand mépris, s’échauffent justement pour le droit de libre disposition des nations, lequel n’est, aux yeux de la camarade Luxemburg qu’ « une phraséologie creuse de petite bourgeoisie et une mystification ». Elle a raison complètement lorsqu’elle montre la criante contradiction qui est ici dans la politique du bolchevisme ; mais elle commet la même contradiction en sens inverse quand, elle, qui se prononce de la façon la plus résolu pour la démocratie, n’en proclame pas moins que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est « une phraséologie creuse de petite bourgeoisie et une mystification ». L’indépendance d’un peuple à l’égard de toute domination étrangère fait partie de la démocratie, en constitue un des éléments plus essentiels.

C’était l’opinion d’ailleurs de Marx et d’Engels. Ce dernier m’écrivait, le 8 février 1882, une lettre sur la question polonaise, où il est dit entre autres :

« Une des fins véritables de la Révolution de 1848 (et les fins véritables, non illusoires, d’une révolution sont toujours réalisés par suite de cette révolution) était la constitution des nationalités opprimées et désagrégées de l’Europe centrale, dans la mesure où elles étaient d’ailleurs capables de vivre et particulièrement mûres pour l’indépendance . . . Or, c’est pour un grand peuple une impossibilité historique de discuter même avec quelque sérieux n’importe quelle question intérieure tant que lui manque l’indépendance nationale . . . Un mouvement international du prolétariat n’est en somme possible qu’entre nations indépendantes. »

C’était une des plus grandes faiblesses politiques de Rosa Luxemburg de n’être accessible à cet ordre d’idées.

L’organisation socialiste particulière de Pologne, à laquelle elle appartenait avec Jogiches et à laquelle elle donna son caractère, la Démocratie socialiste polonaise, a eu le très grand mérite de reconnaître la nécessité, pour le prolétariat polonais, d’agir, tant que subsistait l’Empire russe, en étroite liaison avec le prolétariat russe, comme le firent d’ailleurs les Caucasiens, les Baltes, les hommes de Bund. La politique du P. P. S. (Parti socialiste polonais) était assurément très erronée. Mais Rosa Luxemburg et ses amis exagéraient une idée juste, lorsqu’ils étaient indifférents à l’indépendance de la Pologne et des peuples limitrophes de la Russie en général, ou que même, ainsi que le montrent les citations ci-dessus, il y étaient réfractaires comme à « une phraséologie creuse de petite bourgeoisie et une mystification ».

Le droit de libre disposition des nations n’était pas une revendication spécifiquement bolcheviste. Elle était au programme des Zimmerwaldiens, dont les mencheviks étaient aussi bien que les bolcheviks, ainsi d’ailleurs que les spartakistes, dirigés par Rosa Luxemburg. Le fait que la réalisation de cette revendication a été un problème pratique de la Révolution russe, n’est qu’une preuve de plus que cette révolution avait des fins analogues à celle de 1848, visée par Engels dans la lettre que j’ai citée, et par conséquent elle était une révolution bourgeoise. C’est que sa fin réelle (non illusoire) était, non l’établissement immédiat du socialisme, mais la création de ses conditions, dont l’une des plus importants est la démocratie et l’indépendance des nations.

Au reste, la camarade Rosa Luxemburg exagère l’importance de ce que les bolcheviks ont fait pour l’indépendance des peuples circonvoisins de la Russie. Ces peuples n’étaient tenus dans la dépendance de la Russie que par la force de l’armée. L’effondrement miliaire rendit irrésistibles les mouvements d’indépendance de chacune des nationalités en Russie. Les bolcheviks ne firent que dire oui et amen à une chose qui se serait accomplie sans eux.

Il y a, il est vrai, une chose qu’on peut leur reprocher en ce cas, de même que dans le partage de la terre aux paysans : leur faute est que ce qui devait en tout cas s’accomplir se soit accompli d’une façon des plus irrationnelles.

Libre disposition des nationalités ! Cela ne veut pas nécessairement dire que chacune d’elles constituera un Etat particulier. Il peut se faire que plusieurs se réunissent en confédération d’Etats (Staatenbund) ou même en un Etat fédératif (Bundesstaat). Chez les peuples limitrophes de la Russie, qui, la plupart pendant un siècle, certains plus longtemps encore, avaient formé avec les territoires russes une communauté commerciale, il était indiqué qu’ils la continuassent, ce qui comportait pour tous les intéressés de grands avantages économiques. Le droit de libre disposition des nations n’excluait pas l’union volontaire de diverses nationalités en une fédération des Etats-Unis de Russie.

Mais une pareille union entre nations indépendantes n’est aujourd’hui possible que sur la base de la démocratie. La proclamation de la dictature, l’abolition de la démocratie, la dissolution de la Constituante ont violemment séparé de la Russie les Etats limitrophes. Ce n’est pas le fait de proclamer le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, c’est la violence faite à la démocratie dans la Russie propre qui a rendu inévitable la dislocation de la Russie, laquelle pouvait peut-être être arrêtée.

Du reste, les bolcheviks n’étaient pas fanatiques de ce droit des nations. Il n’y a d’ailleurs point de principe dont ils soient fanatiques. Ils ne le sont que dans des questions touchant à leur pouvoir. Dans toutes les autres, ils sont des opportunistes absolument sans principes, ceux du moins d’entre eux qui sont au pouvoir.

Ils l’ont prouvé encore dans cette question du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Ce n’était nullement une « obstination doctrinaire » qui amenait le bolchevisme à faire cette « formule » un « cri de guerre particulier ». Elle fut pour lui la bienvenue comme moyen d’affaiblir le gouvernement de coalition de 1917 aussi longtemps que, de concert avec l’état-major de colonels allemands, il combattit ce gouvernement. Lorsqu’il fut gouvernement lui-même et que son ex-allié allemand fut changé en un ennemi, ce cri de guerre parut encore être un moyen approprié pour gâter la sauce aux conquérants allemands. Mais une fois ceux-ci effondrés, il n’y avait plus d’affaires politiques à faire avec le « cri de guerre particulier » et alors s’éteignit brusquement l’ « obstination doctrinaire » avec laquelle les bolcheviks l’avaient lancé jusque là. Il y a plus : lorsque les bolcheviks en vinrent à disposer eux-mêmes d’une puissante armée, leur permettant de faire une politique de conquêtes, ils ajoutèrent à la répudiation démocratique à l’intérieur celle de la libre disposition des nationalités, dans laquelle, comme Rosa Luxemburg ils ne virent plus qu’une « phraséologie creuse de petite bourgeoisie et une mystification ». Alors ils soumirent le Turkestan, envahirent les républiques du Caucase, se rendirent maîtres de l’Ukraine et auraient mis de même fin à l’indépendance de la Pologne, si les armes polonaises ne s’étaient pas montrées supérieures.

L’inconséquence que Rosa Luxemburg reprochait en 1918 ne persiste donc plus aujourd’hui. Leur politique actuelle est devenue parfaitement conséquente. Le terrorisme de la Tcheka à l’intérieur a sa digue complémentaire à l’extérieur dans l’asservissement de nations étrangères par l’armée rouge.

Ce genre de conséquence logique ne serait d’ailleurs par du goût de notre camarade Luxemburg. Car elle condamnait déjà de la façon la plus expresse les débuts de la suppression de la démocratie et de son remplacement par le terrorisme. Ce qu’elle dit à ce sujet, notamment sur la dégradation du prolétariat par cette politique, comptera parmi ce qui a été écrit de plus notable et de plus saisissant sur le bolchevisme. Nul de ceux qui s’occupent du bolchevisme, que ce soit pour ou contre lui, ne peut pas passer outre sans prêter attention à ces pages. Elles forment la nature la plus importante de l’étude dont je parle ici. Mais nous n’avons pas besoin de les citer longuement, la presse quotidienne – excepté la presse communiste – en ayant déjà parlé en détail.

Elles sont particulièrement édifiantes pour nous, parce qu’elles contient la meilleure fortification de l’attitude prise par nous depuis toujours à l’égard du bolchevisme.

Malgré cela, sur cette question encore, il y a un désaccord entre Rosa Luxemburg et moi. Elle dit :

« L’erreur fondamentale de la théorie Lénine-Trotsky est que, tout comme Kautsky, ils opposent la dictature à la démocratie. « Dictature ou démocratie », ainsi se pose la question chez les bolcheviks comme chez Kautsky. Celui-ci se décide pour la démocratie, bien entendu, et pour la démocratie bourgeoise, puisque précisément il la pose en alternative par rapport au bouleversement socialiste. Lénine-Trotsky se décident au contraire pour la dictature en opposition à la démocratie, et par conséquent pour la dictature d’une poignée d’hommes, c’est-à-dire pour la dictature selon le modèle bourgeois » (page 42).

Rosa Luxemburg oublie une chose : la question que nous avons à décider là, c’est celle qui est posée par Lénine et Trotsky. Nous avons à décider entre leur dictature et la démocratie. Il s’agit d’une décision à prendre entre deux formes de gouvernement tout à fait déterminées. Cette décision ne peut qu’être obscurcie par cette petite épithète « bourgeoise ». Que veut-on dire quand on donne à la démocratie que je revendique la désignation de « bourgeoise » ? Pourquoi le suffrage universel est-il, quand c’est moi qui le réclame, chose « bourgeoise » et devient-il chose prolétarienne, quand c’est Rosa Luxemburg qui le demande ? Qu’on remplace le terme général de Démocratie par l’énumération de toutes les institutions politiques qui le constituent, et il sautera tout de suite aux yeux que l’adjonction du mot « bourgeois » à chacun d’eux n’a pas de sens.

Quand, jusqu’ici, nous distinguions entre démocratie bourgeoise et démocratie prolétarienne, nous entendions par là deux partis de composition diverse, mais jamais deux formes d’Etat différentes.

Quand Rosa Luxemburg me reproche la démocratie bourgeoise, elle n’entend pas non plus par là d’autres institutions politiques que celles qu’elle réclame, mais une façon particulière de les appliquer. Elle veut la dictature par la démocratie :

« Oui, oui : dictature ! Mais cette dictature consiste dans la manière d’appliquer la démocratie, non dans son abolition » (page 43).

Mais contre cette sorte de dictature, je ne me suis jamais prononcé nulle part. Dans mon livre sur La Dictature du prolétariat, je fais la distinction entre elle, comme état de choses, et la dictature comme forme de gouvernement. Ce n’est qu’à cette dernière que je fais opposition. La seule différence qu’il y ait entre la camarade Luxemburg et moi, c’est que cette même organisation de dictature que j’appelle « forme de gouvernement », elle en fait un produit « selon le modèle bourgeois » et, comme telle, la distingue de la dictature de classe. Cette distinction l’emporte-t-elle en clarté sur la mienne ? Je ne puis encore aujourd’hui m’en convaincre, malgré les longues exégèses talmudistes dont Paul Levi nous régale là-dessus dans sa préface, en se referant à Lénine.

On pourrait donc croire qu’entre la citoyenne Luxemburg et moi, il n’y aurait vraiment sur ce point qu’une querelle de mots. Mais en réalité, c’est justement là qu’apparaît le plus nettement l’opposition fondamentale dont j’ai parlé en commençant.

Selon moi, la démocratie ne rend pas toujours et partout possibles la domination politique du prolétariat et la réalisation du socialisme, mais seulement dans certaines conditions déterminées. Dans la situation actuelle, de la Russie, les conditions nécessaires à une « révolution socialiste » ne sont pas encore données.

C’est cette conception qu’amène Rosa Luxemburg a déclarer : « Kautsky se décide pour la démocratie bourgeoise ».

Comme s’il y avait là quelque chose à décider, comme s’il dépendait de mes décisions qu’un pays soit mûr pour le socialisme ou non !

C’est vrai, je pense que, dans les conditions actuelles de la Russie, la démocratie ne conduirait pas à ce que Rosa Luxemburg demande à la dictature du prolétariat dans la démocratie :

« Se mettre tout de suite aux mesures socialistes de la façon la plus énergiques, la plus inexorable, la plus brutale » (page 42).

Mais le fait que je n’en attende pas, cela n’est pas un argument contre la démocratie. Car il n’y a pas une autre constitution qui permît, dans les circonstances données, l’organisation d’un mode de production socialiste durable en Russie. Les bolcheviks ont vu dans la constitution soviétique le moyen magique de le faire. Ils doivent reconnaître eux-mêmes aujourd’hui que, nonobstant cette constitution, le capitalisme reprend le dessus. La dictature sur la base des soviets ne l’a pas empêché : elle n’a fait, en déployant toute la force de l’Etat en vue d’obtenir l’impossible, que ruiner économiquement la Russie entière, que dégrader et décimer son prolétariat, en sorte qu’aujourd’hui le capitalisme en Russie trouve devant lui un prolétariat beaucoup moins capable de lutte qu’il n’était avant le 18 brumaire bolcheviste et la suppression de la démocratie.

Les lois économiques se rétablissent toujours, quelle que soit l’organisation de l’Etat, absolutisme, démocratie, constitution soviétique. Toute tentative pour violer ces lois, pour substituer à la clairvoyance économique la seule violence et pour établir en ce sens la dictature, sur quelque base constitutionnelle que ce soit, ne peut rien changer au résultat final déterminé d’avance par les conditions économiques. Ce ne peut être qu’une expérience qui finit par échouer, après avoir coûté d’énormes sacrifices. Rien, du point de vue marxiste, ne peut être plus absurde que de chercher une constitution d’Etat garantissant, indépendamment des conditions économiques, la réalisation du socialisme.

Mais d’un autre côté, toute tentative pour amener un nouvel ordre social auquel manquent les conditions économiques doit nécessairement amener une telle misère des masses populaires et provoquer tellement leur opposition croissante, que la continuation d’une expérience pareille n’est possible que là où existent les moyens de réduire les masses au silence par la force. Sans violence contre les masses, sans la terreur, une expérience comme celle du bolchevisme des quatre dernières années ne saurait en aucune manière être poursuivie même transitoirement.

C’est la grande illusion à laquelle s’abandonnait Rosa Luxemburg que de s’enthousiasmer pour la dictature bolcheviste, mais de croire possible de l’édifier sur la démocratie. Si le bolchevisme, tout de suite après sa victoire, a eu recours à la terreur et l’a renforcée de plus en plus, il n’y a là ni méprise malheureuse ni aveuglement doctrinaire, mais nécessité d’airain. La dictature bolcheviste n’est pas compatible avec la démocratie : elle ne peut se maintenir que par la plus terrible et la plus sanglante des contraintes.

Le bolchevisme était par avance, parce que les circonstances n’étaient pas mûres, condamné à l’échec. Son système socialiste a dès à présent échoué, son système politique a échoué de même. Les soviets ne sont plus que « la feuille de vigne de l’absolutisme ». Les bolcheviks sont prêts à lâcher tout ce pour quoi ils ont lutté auparavant et à quoi ils ont voué leur vie ; à une seule chose ils se cramponnent convulsivement : à la terreur.

On peut s’étonner que Rosa Luxemburg, cette marxiste à l’esprit pénétrant, n’ait pas reconnu le fondement économique insuffisant du bolchevisme, que même elle ne se soit séparée de lui qu’en exagérant encore ses illusions, dans la pensée qu’il pourrait s’établir encore mieux par la voie démocratique que par celle de la dictature « sur le modèle bourgeois ». Je crois que son attitude ne peut se comprendre qu’en partant du milieu révolutionnaire où elle avait grandi.

Tout grand peuple a une tendance à voir en lui-même la mesure de l’humanité, à s’en regarder comme le modèle. Au XVIII° siècle, les Français étaient la grande nation de l’Europe : leur aristocratie se considérait comme un modèle pour l’aristocratie du reste du monde et, d’ailleurs, était regardée par celle-ci comme telle. Lorsque l’aristocratie fut renversée par la Révolution, les révolutionnaires se considérèrent comme un modèle pour le reste du monde et ils le furent aussi, dans une grande mesure, par les autres révolutionnaires de l’Europe.

Il en fut de même au XIX° siècle pour la nation allemande. Les grandes choses qu’elle accomplit dans le domaine scientifique, économique, militaire, amenèrent beaucoup d’ Allemands à l’illusion grandiose que c’était de l’Allemagne que viendrait l’ascension du monde à une existence supérieure : c’était de la nation allemande, leur semblait-il, que sortirait le salut du monde. Cette prétention fut toujours moins généralement admise par les autres peuples qu’auparavant celle des Français.

A côté de ces deux grandes nations, qui exerçaient une très grande influence sur le continent européen, il s’en éleva une troisième, la nation russe. La Russie avait préparé à Napoléon, qui paraissait invincible, sa première défaite écrasante, non, il est vrai, par son armée, mais par son hiver. La Russie semblait protégée, par enchantement, contre tous les courants révolutionnaires qui bouleversaient l’Europe, mais aussi contre le capitalisme et les maux sans nombre qu’il comportait. Aussi crut-on souvent que la vocation de la Russie serait, non seulement d’être l’arbitre de l’Europe et le foyer de sa réaction, mais encore de donner l’exemple de conditions matérielles et intellectuelles ayant la force de la jeunesse et faisant sa supériorité sur l’Europe vieillie en décadence.

Les slavophiles inventèrent le mot d’ordre de « l’Occident pourri » et, jusque de nos jours, se maintint la glorification de la Russie rétrograde par elle-même, qui exerça de grands effets même hors de la Russie. Quand Léon Tolstoï voyait dans le paysan russe l’idéal social pour le monde entier, ce n’était encore qu’un reflet de cette manière de voir.

Comme il était arrivé chez les Français, les révolutionnaires parmi les Russes reçurent des réactionnaires cette croyance à l’importance exemplaire de leur nation sur les autres nations. Pas tous, cependant. Tout d’abord, les idées révolutionnaires arrivaient de « l’Occident pourri » et apparaissaient comme une lutte de l’Occident contre la barbarie russe. Mais bientôt, à côté de cette conception, souvent dans un étrange amalgame avec elle, il s’en éleva une autre. Les conditions naturelles de la Russie constituèrent trop longtemps contre tous les progrès un boulevard dont le siège par la propagation d’idées occidentales avançait trop lentement au gré de l’impatience de beaucoup de révolutionnaires. Ils cherchèrent dans leur propre pays des idées populaires auxquelles ils pussent se rattacher, afin de déchaîner plus rapidement un mouvement populaire et ils crurent trouver cette idée révolutionnaire spécifiquement russe dans le mir, dans le communisme du village.

Une fois qu’on l’eut découverte, il était aisé de faire de nécessité vertu et de voir dans ce qui était le reste de temps barbares une institution grâce à laquelle la Russie l’emportait sur l’Occident et se trouvait plus rapprochée que lui de la révolution socialiste.

Lorsque le marxisme vint de l’Occident pourri en Russie, il dut combattre très énergiquement cette illusion et démontrer que la Révolution sociale ne pouvait sortir que d’un capitalisme supérieurement développé. La révolution à laquelle marchait la Russie serait forcément d’abord une révolution bourgeoise sur le modèle de celle qui s’était produite dans l’Occident.

Mais, à la longue, cette conception parut vraiment aux plus impatients des éléments marxistes trop restrictive et trop paralysante. Surtout à partir de 1905, de la première révolution où le prolétariat russe avait combattu si victorieusement, remplissant d’enthousiasme le prolétariat de toute l’Europe.

Chez les plus radicaux des marxistes russes se forma dès lors une nuance particulière de marxisme. La partie de la doctrine qui fait dépendre le socialisme des conditions économiques, du haut développement du capitalisme industriel, alla désormais pâlissant de plus en plus à leurs yeux. En revanche, la théorie de la lutte de classe revêtit des couleurs de plus en plus fortes. Elle fut toujours davantage considérée comme la seule lutte pour le pouvoir politique par tous les moyens, détachée de sa base matérielle. Dans cette manière de concevoir les choses, on arriva finalement à voir dans le prolétariat russe un être extraordinaire, le modèle de tout le prolétariat du monde. Et les prolétaires des autres pays commencèrent à le croire et à saluer dans le prolétariat russe le guide de l’ensemble du prolétariat international vers le socialisme.

Il n’est pas difficile de se l’expliquer. L’Occident avait ses révolutions bourgeoises derrière lui et devant lui les révolutions prolétariennes. Mais celles-ci exigeaient du prolétariat une force qu’il n’avait encore atteinte nulle part. C’est ainsi qu’en Occident, nous nous trouvions dans un stade intermédiaire entre deux époques révolutionnaires, ce qui mettait dans ces pays la patience des éléments avancés à une dure épreuve.

La Russie, elle, était au contraire si en retard qu’elle avait encore devant elle la révolution bourgeoise, la chute de l’absolutisme. Cette besogne n’exigeait pas un prolétariat aussi fort que la conquête de la domination exclusive par la classe ouvrière en Occident. La Révolution russe produisit donc plus tôt que celle de l’Occident. Elle était essentiellement une révolution bourgeoise, mais cela put un certain temps ne pas éclater aux yeux, par le fait que les classes bourgeoises sont aujourd’hui en Russie bien plus faibles encore qu’elles n’étaient en France à la fin du XVIII° siècle. Si l’on négligeait le fondement économique, à ne considérer que la lutte de classe et la force relative du prolétariat, il pouvait durant un temps, réellement sembler que le prolétariat russe fût supérieur au prolétariat de l’Europe occidentale et destiné à lui servir de guide.

C’est dans cette appréciation exagérée du prolétariat russe qu’a grandi Rosa Luxemburg. Elle remplit encore l’ouvrage dont je parle.

C’est ainsi que si elle combat le mot d’ordre de droit des nations de disposer d’elles-mêmes, c’est principalement parce qu’il paralysait le prolétariat dans les Etats de la périphérie en les détachant de la Russie et le livrait dans ces pays à la bourgeoisie nationale. Assurément, c’était une nécessité pour les prolétariats de toutes les nations de la Russie, tant qu’ils étaient réunis dans un corps d’Etat unique, de combattre contre le pouvoir de l’Etat. Mais c’est chose toute différente de dire que les Etats-frontières devraient rester perpétuellement réunis à la Russie, parce que leur prolétariat reçoit sa force exclusivement du prolétariat russe et que, séparé de lui, il se trouve paralysé et perd son indépendance vis-à-vis de sa propre bourgeoisie. D’après Rosa Luxemburg, le prolétariat de Finlande, des Etats baltes, de Pologne, de l’Ukraine, du Caucase perdit sa force et devint en majorité un instrument de la contre-révolution du moment que, pour employer l’expression d’Engels, il ne fut plus « commandé à la russe » !

De cette tendance à mettre le prolétariat russe au dessus des prolétariats des autres pays, Rosa Luxemburg donne encore le preuve par l’assertion souvent réitérée que les prolétaires de Russe auraient fait complètement leur devoir, mais non ceux des autres pays, qui avaient mission de compléter la Révolution russe par la révolution mondiale et de la faire aboutir à la victoire. Par exemple, page 7, elle dit :

« Ce n’est pas la manque de maturité de la Russie, c’est la manque de maturité du prolétariat allemand pour accomplir sa mission historique qu’a démontré le cours de la guerre et de la Révolution russe. »

Qu’est-ce la camarade Luxemburg entend ici par « la mission historique ? » On peut entendre par là le but final de la lutte de classe prolétarienne, l’instauration d’un ordre social où les distinctions de classes soient abolies et le prolétariat ainsi complètement affranchi et satisfait.

Personne ne voudra prétendre que, pour l’accomplissement de cette tâche historique, les conditions soient données plus tôt en Russie qu’en Allemagne, que le prolétariat russe, par son importance économique pour le monde, par son importance numérique, par son organisation, par son éducation, soit supérieur au prolétariat allemand. Ce n’est pas là non plus sans doute le sens de l’assertion de Rosa Luxemburg. Par « mission historique », il ne faut évidemment pas entendre nos buts finaux, mais les fins que les bolcheviks, dans la guerre et dans la Russie, proposaient aux prolétaires du monde. Ces fins, c’étaient une révolution violente immédiate dans tous les Etats capitalistes. Là est censée s’être montrée la grande supériorité du prolétariat russe vis-à-vis du prolétariat allemand. Les Russes ont accompli leur mission, les Allemands y ont manqué.

Nous devons ici nous rappeler ce qu’Engels dit dans la phrase citée plus haut sur les fins de la Révolution. Il distingue entre celles qui sont véritables et celles qui sont illusoires et observe que : « Les fins véritables, et non illusoires, d’une révolution sont toujours réalisées par suite de cette révolution ».

Cela sonne un peu téléologie mystique, mais ce caractère disparaît pour peu qu’on retourne la proposition : Les fins qu’une révolution accomplit sont ses fins véritables. Celles qu’elle ne peut pas réaliser sont démontrées être des fins illusoires. Grâce au marxisme avec son analyse de la société, nous sommes au point de ne devoir plus attendre l’aboutissement d’une révolution avant de savoir distinguer ses fins véritables de ses fins illusoires : notre étude des conditions existantes à un moment donné nous permet, dès le début d’une révolution, de faire dans une forte mesure la distinction entre ses fins véritables, produit des conditions données et ses fins illusoires, qui ont leur source dans les besoins, matériaux et idéaux, des révolutionnaires. Plus nous allons à fond, nous autres, marxistes, dans ce travail de séparation des fins véritables et illusoires, plus nous gardons la révolution de déceptions et de défaites qui retardent le progrès de notre cause pour des dizaines d’années.

En cela consiste la tâche principale des penseurs marxistes dans la Russie, et non pas à pousser les masses à se lancer en avant au plus vite, sans tenir compte de rien, en aiguillonnant les illusions nées chez eux de leurs besoins. A propager des illusions, il se peut qu’un parti devienne le parti le plus fort dans la Révolution, mais il la conduira à un insuccès.

Quand, dans une révolution les révolutionnaires constatent que le prolétariat d’un pays a démontré n’être pas mûr pour accomplir les fins historiques qu’ils lui proposent, c’est simplement une autre manière de dire que les révolutionnaires se sont grandement trompés sur les conditions où se trouvait ce pays, ou même qu’ils les ignoraient complètement. La faute de ce dont on s’indigne ensuite comme d’une « carence » du prolétariat, est en réalité à ces révolutionnaires-là, et non au prolétariat.

Ce qui apparaît à camarade Luxemburg et aussi aux bolcheviks comme un « manque de maturité » du prolétariat allemand, et aussi anglais, américain, bref du prolétariat de l’Occident, en face de la maturité du prolétariat russe, repose simplement sur le fait que les conditions de l’Occident sont à un plus haut degré de développement que celles de la Russie, que les prolétaires de l’Occident ont depuis bien longtemps dépassé le stade économique de la Russie, qu’ils ont de tout autres buts et méthodes de lutte que ceux de Russie, et bien supérieurs, et que c’est dans des conditions tout autres qu’ils mènent leurs batailles. C’est ce qui fait qu’ils ne pouvait adopter simplement les méthodes russes et qu’ils ne pouvaient tous faire coïncider l’heure des luttes décisives pour le pouvoir politique qui s’offrent à eux avec l’heure de la Révolution russe. C’était chose évidente, pour quiconque connaissait un peu les conditions existant en Occident. Il fallait n’avoir aucune compréhension profonde des circonstances pour arriver à l’idée de la révolution mondiale qui devait censément surgir de la Russie. Si cette révolution mondiale n’est pas venue au rendez-vous, cela prouve non pas que la maturité manquait aux prolétaires de l’Occident, par comparaison avec la maturité supérieure des Russes mais que la maturité manquait aux partisans de l’idée de la révolution mondiale.

Ce reproche ne s’adresse pas au prolétariat russe, mais bien à ses chefs. Lui, le prolétariat russe, n’a pas fait défaut, il a accompli sa « mission historique », la véritable mission de la Révolution russe, dans toute sa plénitude. Si la Révolution se termine maintenant par l’effondrement économique complet de la Russie, ce n’est pas la faute du prolétariat russe : c’est celle de ceux parmi ses chefs qui l’ont enflammé pour des fins illusoires, pour lesquelles les conditions n’existaient en aucune manière et qui l’ont trompé sur l’insuffisance évident des conditions préalables d’une « socialisation intégrale immédiate en lui promettant la révolution mondiale inévitable ». Entre les illusions que le bolchevisme a produites et propagées et qui ont mené le prolétariat russe à donner son sang pour des fins impossibles, la plus fatale a été sans doute la révolution mondiale.

Je ne puis absolument pas dire comme la camarade Luxemburg, qui a exprimé ainsi son opinion à ce sujet :

« Le fait que les bolcheviks ont misé toute leur politique sur la révolution mondiale du prolétariat est justement le témoignage le plus éclatant de la portée de leur coup d’œil et de leur fidélité aux principes, du jet hardi de leur politique » (page 7).

Cela pouvait encore paraître tel dans l’été de 1918 alors que la Révolution allemande était encore à venir et que le résultat de toutes les secousses qui suivirent la guerre ne faisait pas encore voir aussi clairement la différence entre les fins véritables et les fins illusoires des mouvements de l’heure. Ainsi, aujourd’hui, l’opuscule de notre camarade Luxemburg prend une signification tout autre que celle qu’il aurait eu il y a trois ans, immédiatement après sa composition. On peut douter qu’il eût amené les bolcheviks à faire personnellement un retour sur eux-mêmes. Ces hommes de violence n’ont pas d’oreilles pour les raisonnements. Quand une méthode leur apporte des avantages momentanés, ils s’y tiennent en dépit de toutes critiques, mêmes celle qui leur vient d’amis bienveillants et considérés, et la maintiennent avec un fanatisme malencontreux jusqu’à ce qu’elle les mène à la complète débâcle. Alors, il est vrai, ils changent de méthode immédiatement ; mais ce changement n’étant pas dû à une compréhension, mais seulement à l’impossibilité de continuer la méthode antérieure, la nouvelle n’est d’ordinaire que le renversement de l’ancienne, et non une amélioration. Ainsi ils s’enfoncent de plus en plus dans le bourbier. Leur « capitalisme d’Etat » actuel est économiquement tout aussi erroné que l’était leur « socialisme » tout d’abord anarchiste, puis bureaucratique, avec travail forcé.

Mais en Occident, l’ouvrage de Rosa Luxemburg aurait pu, il y a trois ans, exercer encore une influence sur des milieux communistes et faire que le communisme, en dehors de la Russie, restât à l’abri de ses plus grandes folies, qu’il y troublât et empoisonnât moins la vie politique du prolétariat que n’a fait le communisme moscovite communiqué à l’Occident par les Radek et les Zinoviev. Aujourd’hui il paraît trop tard pour cela. Tout le mal que le communisme pouvait faire est déjà fait. Que dorénavant il revête encore les formes les plus insensés ou s’efforce de se civiliser quelque peu, cela est devenu une chose très indifférente : il a perdu toute force vitale.

Ce qui reste aujourd’hui comme élément efficace de la brochure de Rosa Luxemburg, ce n’est pas sa tentative pour donner au bolchevisme une organisation rationnelle, et encore moins l’exaltation de ses immortels « mérites » historiques, que l’expérience a suffisamment mis en lumière et qui reçoivent le jour plus cruel du fait que, pour des années à partir de celles-ci, des millions d’hommes en Russie sont condamnés à mourir de faim, parce que la politique destructive des bolcheviks a anéanti à ce point les forces productrices du pays qu’il peut à peine nourrir la moitié de la population qu’il avait jusqu’ici et que l’excédent doit, plus ou moins lentement, selon les caprices du climat, périr par la faim.

Ce que reste efficace, dans l’étude de Rosa Luxemburg, c’est uniquement sa défense passionnée et frappante de la démocratie. Par là, l’ouvrage de l’admiratrice enthousiaste des bolcheviks devient un réquisitoire puissant contre eux. C’est à ce titre qu’il vivra dans la littérature du Parti.

Voilà le résultat qu’à obtenu Paul Levi pour avoir, en vue de ne pas nuire au bolchevisme, attendu trois ans pour publier la brochure.

(1) Voici qui est plus qu’une inexactitude : la camarade Luxemburg écrit, page 5, que la Révolution russe « ne fut pas due aux baïonnettes allemandes dans les poings allemands, comme la Neue Zeit, sous la direction de Kautsky le promettait dans son article de tête » et, page 26, elle remarque que « sans les fusils allemands dans les poings allemands, comme l’écrivait dans la Neue Zeit de Kautsky, jamais les Lubinsky et les autres canailles de l’Ukraine . . . ne seraient venus à bout des masses prolétariennes de leurs pays. »

Elle n’indique pas où l’on peut trouver cette citation dans la Neue Zeit. Elle la donne chaque fois avec une différence de texte, donc de mémoire. Elle-même ne prétend pas que j’aie écrit cette phrase ; mais elle la cite de manière à provoquer l’impression que je l’aurais, pendant la guerre, manifesté de l’enthousiasme pour l’invasion des armées allemandes en Russie et recommandé la guerre contre la Russie comme un moyen d’y porter la révolution. J’ai fait tout le contraire, je n’ai même pas besoin de l’affirmer. La citation de la Neue Zeit, quel qu’en soit en réalité le texte et de qui qu’elle puisse provenir, est donc toute propre à induire en erreur.

>Sommaire du dossier

Karl Kautsky : Histoire de la première internationale (1924)

Histoire de la première internationale (1864-1876)

La cinquantième anniversaire de la Première Internationale des Travailleurs fut célébré à une période où l’idéal international semblait faire une banqueroute complète. La guerre mondiale avait non seulement dissout toutes les organisations internationales, mais avait aussi détruit le sentiment de solidarité internationale de la masse pour le remplacer de part et d’autre par un sentiment national et violent de haine.

Mais aujourd’hui (1924), 60° anniversaire de la Première Internationale, nous nous trouvons devant une organisation, celle qui a succédé à la Première, plus puissante que jamais. Ce n’est pas là, cependant, le seul changement qui s’est produit pendant ces dix dernières années. S’il avait été possible de célébrer le cinquantenaire de l’Internationale, le jubilé eût été fêté à un époque où la Social-Démocratie allemande était la plus puissante des organisations ouvrières. Le parti ouvrier anglais avait, à ce moment, peu d’importance en dehors de l’Angleterre.

Aujourd’hui, le parti ouvrier britannique constitue l’élément le plus puissant de l’Internationale, et ainsi nous revenons dans un sens au point d’où est partie la Première Internationale.

La Première Internationale était en grande partie d’origine britannique. Lorsque, le 28 septembre 1864, il fut décidé de créer une association Internationale des Travailleurs, il n’y avait en Europe d’autres organisations ouvrières importantes que celles qui fonctionnaient en Angleterre. Celles qui existaient sur le Continent étaient sans aucune importance, en partie à cause des règlements de police existants et aussi à cause de la réaction qui suivit la Révolution de 1848.

De même en Angleterre, le Chartisme s’était graduellement refroidi pendant la période de réaction après la faillite politique de 1848 et l’obtention de la journée de 10 h (1847).

Mais, entretemps, les Trades-Unions s’étaient développés, la journée de 10 heures avait régénéré et renforcé de grandes masses de travailleurs, et ce fut, lorsque la période de réaction se fut ralentie, au moment où les travailleurs se préparaient à la lutte pour la défense de leurs libertés, que la Première Internationale fut fondée.

Le Continent ne possédait aucune organisation équivalente. Ni Trade-Unions, ni législation ouvrière, ni parti ouvrier. En Allemagne cependant, une Association, qui ressemblait un peu à un parti ouvrier, avait été fondée par Lassalle. Dans ces conditions, les ouvriers anglais avaient toutes les raisons de craindre que leurs nouveaux progrès fussent arrêtés par la concurrence que leur feraient des ouvriers continentaux inorganisés et dépourvus de législation sociale.

Les travailleurs anglais étaient de trop grands partisans de la liberté du commerce pour essayer de combattre ce danger par des tarifs protectionnistes et par une réglementation de la main d’œuvre étrangère. Ils reconnurent que leurs intérêts étaient solidaires de ceux des ouvriers continentaux et s’efforcèrent de maintenir les avantages qu’ils avaient durement gagnés, non pas en excluant les ouvriers étrangers, mais en aidant ces travailleurs dans leurs efforts d’organisation et dans leurs luttes pour de meilleures conditions de travail.

Les idées de Karl Marx s’orientaient dans le même sens. Dès 1847, avec Engels, dans le « Manifeste Communiste » Marx proclamait que les travailleurs de tous les pays devaient s’unir dans la lutte commune. Il était venu en Angleterre, dès 1850, pour y observer ce qui se passait dans ce pays, le plus avancé au point de vue capitaliste et qui dépassait tous les autres Etats par son développement économique. A cette époque les ouvriers anglais étaient, d’après lui, les champions des prolétaires du monde et il les donnait en exemple aux travailleurs de tous les pays dans leur lutte pour la journée légale de travail.

Ce que les ouvriers britanniques essayaient d’obtenir vers 1864, Marx le désirait aussi dans l’intérêt du prolétariat. Il n’est donc pas étonnant de les voir se réunir dans la Première Internationale, ni de constater qu’il devint bientôt le cerveau qui inspira leurs actions.

Lors du Conseil général de la Première Internationale, Marx travailla en union étroite avec les chefs des Trade-Unions britanniques qui s’y étaient affiliés.

Marx rédigea les rapports et les résolutions que le Conseil général présenta devant les Congrès de l’Internationale. Ces résolutions, pour ce qui concerne les Trade-Unions, les sociétés coopératives, la législation ouvrière et les questions d’éducation, ne sont pas hors de saison de nos jours. Même aujourd’hui, elles nous montrent la voie à suivre. Elles le faisaient donc de façon plus frappante encore il y a 50 et 60 ans.

Les ouvriers qui luttaient sur le Continent en retirèrent d’inappréciables bénéfices.

Cependant, la Première Internationale ne s’est pas limitée seulement à des déclarations théoriques, elle lutta énergiquement aussi pour les réalisations pratiques. Etant donné les liens étroits pour unissaient l’Internationale aux syndicats britanniques, les luttes pour la revendication des droits des travailleurs leur était communes.

Trois ans après la création de l’Internationale, ces luttes leur avaient donné non pas, il est vrai, le suffrage universel, mais en tout cas celui des ouvriers gagnant des salaires élevés, des travailleurs qualifiés.

Sur le Continent, en Prusse, les internationalistes levèrent aussi l’étendard du suffrage universel et entrèrent en lutte avec Bismarck, tandis qu’en France ils luttèrent contre l’Empire napoléonien. Ils saisirent toutes les occasions pour créer des syndicats, autant que le permettaient les lois de leurs pays ; en outre, ils éveillèrent les sentiments d’opposition chez les travailleurs.

De là surgirent de nombreuses grèves, qui furent souvent victorieuses grâce à la direction des internationalistes. Leur succès fut, il est vrai, souvent dû grandement au fait que les employeurs continentaux n’étaient pas préparés à trouver de l’opposition chez les travailleurs et qu’ils furent pris par surprise. Les employeurs attribuèrent, en grande partie, le succès des grèves aux fonds énormes qu’ils disaient être à la disposition de l’Internationale. Cette légende augmenta évidemment la crainte des employeurs pour l’Internationale, mais aussi leur haine pour cette organisation.

Les gouvernements furent également fort alarmés et comme, en somme, ils ne savaient pas grand’chose concernant cette association, ils crurent que c’était une nouvelle société secrète, dans le genre des anciennes sociétés secrètes d’Italie et de France.

Cependant, rien de tout cela n’était exact. Il est vrai que l’Internationale rencontra partout beaucoup d’enthousiasme, mais le paiement d’une cotisation régulière était une chose à laquelle les ouvriers eurent d’abord à s’habituer. Au début, il eût été plus facile, sur le Continent, d’organiser une émeute que d’obtenir des ouvriers une cotisation d’affiliation.

C’est pourquoi l’Internationale demeura l’une des plus pauvres organisations qu’il y ait jamais eues. Il lui est arrivé de n’être pas en état de payer les frais d’impression des rapports de ses Congrès. Le Conseil général ne fut jamais dans une situation qui lui permît de publier un bulletin. En cas de grève, l’Internationale ne pouvait intervenir que pour des sommes insignifiantes, et encore étaient-elles le résultat de collectes occasionnelles.

Il y avait aussi peu de vérité dans sa légende de conspiration que dans celle de ses richesses. Mazzini avait émis le vœu d’en faire une société secrète, mais Marx s’y était opposé de toutes ses forces et sa volonté en ceci fut prépondérante.

C’est pour cette raison que les Blanquistes, en France, furent si longtemps hostiles à l’Internationale, et ce jusqu’au soulèvement de la Commune de Paris, en mars 1871.

Ce soulèvement fut désastreux pour la Première Internationale. Les internationalistes, y compris les internationalistes de Paris, y étaient opposés, car ils voyaient avec appréhension approcher le conflit, craignant, avec raison, que les révolutionnaires se trouveraient devant une tâche qui dépasserait leurs moyens. C’était aussi l’avis de Karl Marx. Il croyait que le prolétariat français devait employer la liberté qui lui avait été accordée par la République pour s’organiser en vue d’obtenir ce qu’il lui avait été impossible d’acquérir sous l’Empire. Mais lorsque la Révolution éclata, les internationalistes considérèrent que leur devoir vis-à-vis de la classe ouvrière leur commandait de prendre part au soulèvement, même au péril de leur vie.

Pendant la Révolution, l’influence des internationalistes fut remarquable par son bon sens. Ils rendirent ainsi les plus grands services et imposèrent le respect ; mais, précisément à cause de cela, ils se trouvèrent toujours au premier plan.

Après la défaite, ce furent eux qui s’attirèrent, de la part de leurs adversaires, la haine la plus violente.

Les persécutions des gouvernements et des partis capitalistes de tous les pays contre les fugitifs de la Révolution s’étendaient maintenant à l’Internationale. Même en Angleterre, où il n’existait pas de poursuite politique, elle était bannie socialement.

L’Internationale était incapable de résister à cette tempête. Nombreux furent ceux qui y avaient surestimée, et qui la désertaient maintenant.

Et à ce moment critique il se produisit une scission. Les ouvriers des pays latins – France, Espagne, Italie – avaient, depuis longtemps, perdu confiance dans les méthodes parlementaires. Les élections dans ces pays étaient dirigées par le Gouvernement et les Parlements n’avaient aucun pouvoir.

Pendant cette période de réaction, l’anti-parlementarisme avait pris la forme pacifique du Proudhonisme, qui demandait aux ouvriers de renoncer à la politique et de se consacrer aux questions économiques en dehors de toute politique, à la création de sociétés de crédits mutuels, de coopératives, de sociétés d’assurances et de syndicats.

Lorsque le mouvement ouvrier se développa et que la chute de Napoléon donna libre cours aux aspirations révolutionnaires, l’anti-parlementarisme prit une forme plus violente, dont l’inspiration fut donnée par le russe Bakounine. Son but était la destruction du pouvoir par des insurrections armées qu’il fallait préparer sous forme de conspirations.

A la même époque eut lieu un changement dans le sens opposé parmi les ouvriers anglais. Les deux grands buts du mouvement Chartiste étaient atteints partiellement : c’est-à-dire que les dix heures de travail avaient été accordées tout au moins aux femmes et aux enfants, ainsi que le droit de vote aux ouvriers, tout au moins aux mieux payés. Le reste, croyaient-ils, était du domaine des syndicats, fortement développés entretemps, et qui n’avaient plus à craindre la concurrence déloyale de l’étranger depuis que l’Internationale avait fait tout son devoir sur le Continent. Leur intention n’était pas de rendre leurs Trade-Unions anti-parlementaires et hostiles à toute politique, mais ils se désintéressèrent de toute politique ouvrière indépendante.

Les éléments sympathiques des deux partis bourgeois, et plus spécialement les radicaux, semblent leur avoir offert tout ce qu’ils demandaient à ce moment.

L’Internationale, sous le coup encore de la Commune de Paris, commença à être considérée comme un obstacle par les dirigeants des Trade-Unions, qui aspiraient à être reconnus par les bourgeois. Ainsi, Marx fut de plus en plus isolé dans l’Internationale, autant par la droite que par la gauche. Sa politique différait de celle des bakouninistes en ce qu’il reconnaissait l’importance des méthodes parlementaires et du suffrage universel pour la classe prolétarienne dans ses luttes pour son émancipation.

Elle différait aussi de celles des Trade-Unions en ce qu’il considérait le parlementarisme et la démocratie comme utiles dans cette lutte, à condition que le travail entrât dans l’arène politique en tant qu’organisation politique indépendante, en marge des partis bourgeois. Cette politique fut adoptée d’abord seulement par le Parti Social-Démocrate allemand.

Les masses prolétariennes latines et anglo-saxonnes refusèrent de l’adopter. Et cette scission fut responsable du déclin de la Première Internationale.

Mais la politique pour laquelle Marx lutta, survécut. Aujourd’hui elle est acceptée par tous les partis ouvriers du monde, elle a triomphé aussi bien de l’anarchisme de Bakounine que de la dépendance politique des anciens Trade-Unions anglais.

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Karl Kautsky : Les trois sources du marxisme (1908)

Avant-propos à la réédition de 1933

Cet écrit fut publié pour la première fois en 1908, pour le vingt-cinquième anniversaire de la mort de notre maître. Depuis il s’écoula vingt-cinq nouvelles années qui ont apporté la monstrueuse guerre mondiale et de formidables révolutions en Europe et en Asie. Mais la méthode de Marx, tout ce que Marx apporta à l’humanité pensante luttant pour des formes de vie supérieure, ne fut pas renversée en cette époque de bouleversements, mais au contraire affermie. En ces jours, où tout est ébranlé, où les classes bourgeoises et les partis doutent jusqu’à d’eux-mêmes, le marxisme nous donne la seule base certaine sur laquelle nous pourrons construire et nous construirons l’édifice d’un état social meilleur.

Pour cette raison, je puis rééditer le présent écrit sans changement, à quelques données près. L’œuvre historique de Marx n’a rien perdu de son importance dans ce dernier quart de siècle. Elle domine plus que jamais notre époque.

Kautsky

Vienne, février 1933.

Introduction

Il y eut cinquante ans, le 14 mars 1908, que mourut Karl Marx, et il y a déjà un siècle que parut le Manifeste Communiste où sa doctrine fut exposée, dans ses grandes lignes, pour la première fois.

Ce sont là des époques déjà bien lointaines pour nous qui sommes d’un temps où la vie est si trépidante et où les conceptions scientifiques et esthétiques changent plus souvent que la mode. Cependant Karl Marx vit encore d’une vie intense parmi nous. Il domine plus que jamais la pensée contemporaine, malgré toutes les crises de marxisme et malgré toutes les objections et les réfutations des représentants officiels de la science bourgeoise.

Il aurait été complètement incompréhensible que son influence fût aussi extraordinaire si Marx n’avait réussi à découvrir les assises encore ignorées de la société capitaliste. Après de telles découvertes, il ne reste plus de connaissances sociologiques d’importance primordiale à acquérir qui soient telles qu’elles dépassent Marx, aussi longtemps que la forme actuelle de la société se maintiendra. On peut dire aussi que, pendant toute cette période, sa méthode sera plus fructueuse que n’importe quelle autre.

L’influence puissante et durable de Marx sur la pensée moderne aurait été encore incompréhensible s’il n’avait su dépasser par la pensée le mode de production capitaliste. Il en révéla les tendances qui mènent à une forme supérieure de société et dont les buts, bien que fort éloignés, se rapprochent continuellement, devenant de plus en plus tangibles au cours de l’évolution. Au fur et à mesure que l’on constate ces faits, on comprend davantage la grandeur de l’homme qui les a prophétisés.

C’est la fusion si rare de la profondeur scientifique avec l’audace révolutionnaire, qui le fait vivre avec bien plus d’intensité un demi-siècle après sa mort que lorsqu’il était parmi les vivants.

Si nous voulons définir le caractère de la contribution historique de cet homme prodigieux, le mieux sera peut-être de dire qu’elle est une synthèse de domaines différents et souvent même contradictoires : nous y trouvons avant tout la synthèse des sciences naturelles et des sciences psychologiques, la synthèse de la pensée anglaise, française et allemande, celle du mouvement ouvrier et du socialisme et celle enfin de la théorie et de la pratique. C’est parce qu’il a réussi non seulement à connaître ces domaines du savoir avec une universalité sans pareille, mais encore à posséder ces connaissances d’une manière magistrale qu’il lui fut possible de fournir la formidable contribution historique qui marque de son sceau les derniers lustres du dix-neuvième et les deux premiers du vingtième.

1. La synthèse des sciences naturelles et des sciences psychologiques

La production théorique de Karl Marx est à la base de toute son activité. Nous devons donc la considérer en tout premier lieu. Mais précisément sa vulgarisation présente de particulières difficultés. Il nous sera possible, espérons-le, de les surmonter bien que nous soyons obligés de nous limiter. En tout cas, les points que nous traiterons seront aisément compréhensibles. Le lecteur ne devra donc pas se laisser décourager à la lecture des premières pages, les suivantes étant plus faciles.

Les sciences sont réparties en deux grands domaines : celui des sciences naturelles, qui cherchent à définir les lois des mouvements des corps inanimés et animés, et celui des sciences psychologiques ou sciences de l’esprit nommés, en somme, improprement ainsi : parce que, dans la mesure où l’esprit apparaît comme manifestation d’un corps particulier, il est du domaine des sciences naturelles. La psychologie, c’est-à-dire la science de l’âme, utilise les méthodes des sciences naturelles et on ne s’est jamais avisé d’employer les sciences psychologiques à la guérison des maladies mentales. Les sciences naturelles ont un droit incontesté sur ce domaine.

Ce qu’on appelle les sciences psychologiques, ce sont en réalité les sciences sociales ; elles traitent des rapports de l’homme avec son semblable. Seules les activités et les manifestations psychologiques de l’homme qui y entrent en ligne de compte sont l’objet propre des sciences psychologiques.

Parmi celles-ci, on peut, de nouveau, distinguer deux groupes : les unes, qui étudient la société humaine comme telle et en se basant sur des observations numériques.

A ce groupe appartient l’économie politique, autrement dit la science des lois de la société économique sous le régime de la production matérielle ; l’ethnologie, c’est-à-dire l’étude des conditions sociales des différents peuples ; enfin, la préhistoire, ou la science des conditions sociales de la période dont il ne nous a pas été transmis de documents écrits.

L’autre groupe des sciences psychologiques comprend celles qui jusqu’à présent s’occupent surtout de l’individu et qui traitent de sa place et de son activité dans la société : l’histoire, le droit, l’éthique ou morale.

Le deuxième groupe des sciences psychologiques est extrêmement ancien et a exercé de tout temps la plus grande influence sur la pensée humaine. Le premier groupe, par contre, à l’époque de la formation de Marx, était récent, n’étant parvenu que depuis peu aux méthodes scientifiques. Il était du domaine des spécialistes et n’avait pas encore d’influence sur les idées générales, alors que celles-ci étaient imprégnées des sciences naturelles et psychologiques du deuxième groupe.

Entre ces deux dernières catégories de sciences, il y avait un abîme, que révélaient les conceptions générales opposées engendrées par chacune d’elles.

Les sciences naturelles avaient permis de découvrir dans la nature tant de relations nécessaires et conformes à des lois, ou en d’autres termes on y avait si souvent constaté que de mêmes causes engendraient de mêmes effets qu’elles étaient toutes pénétrées de l’hypothèse d’une conformité causale générale dans la nature et qu’elles avaient complètement banni l’idée de forces mystérieuses y agissant d’une manière arbitraire. L’homme moderne n’essaie plus d’influencer en sa faveur de telles puissances par des prières et des sacrifices, mais au contraire il tend à connaître les relations causales dans la nature afin d’en tirer ce dont il a besoin pour sa conservation ou son agrément.

Il en va tout autrement des sciences psychologiques. Celles-ci étaient encore dominées par l’idée de la liberté de la volonté humaine, volonté ne dépendant donc d’aucune nécessité causale. – Les juristes et les moralistes étaient enclins à rester fidèles à cette idée, pour ne pas sentir le sol se dérober sous leurs pieds. Si l’homme est un produit des circonstances, et son action est sa volonté de causes qui ne dépendent pas de son bon plaisir, que deviennent alors le péché et le châtiment, le bien et le mal, la sentence juridique et le jugement moral ?

Ce n’était là, certes, qu’un mobile, un considérant et non un argument de la raison pratique. Celle-ci était surtout fournie par la science historique, qui, en réalité, ne reposait que sur l’ensemble des documents écrits des époques antérieures où les faits d’individus isolés, notamment des souverains, étaient consignés souvent par eux-mêmes. Il semblait impossible de trouver une nécessité causale quelconque dans ces faits isolés. En vain des esprits formés à l’école des sciences naturelles tentèrent de trouver une telle nécessité. Ils s’insurgent certes contre cette conception que la conformité générale aux lois de la nature n’était pas valable en ce qui concerne l’action de l’homme. L’expérience leur apportait suffisamment de matériaux pour prouver que l’esprit ne faisait pas exception dans la nature, et qu’aux mêmes causes l’esprit répondait toujours par les mêmes effets. Toutefois, si l’on parvint à établir incontestablement la relation causale pour les actes psychologiques simples que l’homme a en commun avec les animaux, pour ses actes compliqués, pour les idées sociales et les idéals, les naturalistes ne purent la découvrir. Ils purent sans doute affirmer que l’esprit humain fait partie de la nature et qu’il est régi par des lois nécessaires, mais ils ne parvinrent pas à le prouver pour tous les domaines d’une manière suffisante. Leur monisme matérialiste reste incomplet et ne put avoir raison de l’idéalisme et du dualisme.

C’est alors que Marx vint. Il vit que l’Histoire est le résultat des luttes des classes ; il vit également que, dans l’Histoire, les idées agissantes des hommes, leur succès et leurs insuccès sont le résultat des luttes des classes. Mais il vit plus encore. Les oppositions et les luttes des classes, on les avait déjà constatées avant lui dans l’Histoire, mais elles étaient apparues surtout comme étant l’œuvre de la bêtise et de la méchanceté d’une part, de sentiments élevés et du progrès des idées d’autre part. Marx, le premier, découvrit leur relation nécessaire avec les rapports économiques, dont les lois peuvent être connues, comme il le démontra clairement. Mais les rapports économiques eux-mêmes reposent à leur tour, en dernière instance, sur le caractère et le degré de domination de l’homme sur la nature qui résulte de la connaissance des lois de celle-ci. Si distincte que puisse paraître la société du restant de la nature, ici comme là, nous trouvons l’évolution dialectique, c’est-à-dire le mouvement causé par une lutte d’oppositions surgissant spontanément et continuellement du milieu même.

L’évolution sociale fut ainsi située dans le cadre de l’évolution naturelle ; l’esprit humain, même dans ses manifestations les plus élevées et les plus compliquées, dans ses manifestations sociales, était expliqué comme étant une portion de la nature ; la conformité causale de son activité démontrée dans tous les domaines et la dernière base de l’idéalisme et du dualisme philosophiques anéantie.

De cette manière, Marx n’a pas seulement transformé complètement la science historique, mais il a aussi comblé l’abîme entre les sciences naturelles et les sciences psychologiques. En même temps, il fondait l’unité du savoir humain et par là même rendait la philosophie superflue dans la mesure où elle cherchait à remplacer précisément cette unité. La philosophie, en effet, n’était qu’une sagesse située au-dessus des sciences et qui n’en était pas déduite ; elle constituait une certaine unité de pensée sur l’évolution du monde.

La conception de l’Histoire de Marx représente un formidable progrès scientifique. La pensée et la connaissance humaines y auraient dû puiser abondamment – mais chose singulière, la science bourgeoise s’en détourna complètement et ce n’est seulement qu’en opposition à cette dernière, ce n’est qu’en tant que science particulière.

On s’est moqué de l’opposition entre la science bourgeoise et la science prolétarienne, comme s’il pouvait y avoir une chimie ou des mathématiques bourgeoises et une chimie ou des mathématiques prolétariennes ! Mais les railleurs prouvent uniquement qu’ils ne savent pas de quoi il s’agit.

La découverte de la conception matérialiste de l’Histoire supposait deux conditions préalables. D’abord un développement suffisant de la science, et en second lieu un point de vue révolutionnaire.

La conformité aux lois de l’évolution historique ne pouvait être découverte que lorsque les nouvelles sciences psychologiques dont nous avons parlé plus haut, l’économie politique, l’ethnologie et la préhistoire eurent atteint un certain niveau. Seules ces sciences, dont l’essence excluait de prime abord l’individu et qui de prime abord se fondaient sur des observations numériques, permettaient de trouver les lois fondamentales de l’évolution sociale et d’étudier les courants qui mènent les individus et en premier lieu ceux qui n’admettent que la façon traditionnelle d’écrire l’Histoire.

Ces nouvelles sciences psychologiques ne se développèrent qu’avec le mode de production capitaliste et avec la circulation économique mondiale qui s’y rattache. Elles ne purent avoir de résultat important que lorsque le capital devint prépondérant, mais lorsque par là même la bourgeoisie avait cessé d’être une classe révolutionnaire.

Seule, cependant, une pareille classe pouvait accepter la doctrine de la lutte de classe. Une classe qui veut le pouvoir, doit vouloir la lutte qui y mène et elle en comprend facilement la nécessité. Par contre, une classe au pouvoir considérera pareille lutte comme inopportune et elle se détournera de toute doctrine qui en démontre la nécessité.

Cette classe s’élèvera d’autant plus contre la doctrine de la lutte de classe que cette doctrine d’évolution sociale propose comme conclusion fatale de la lutte des classes contemporaine l’annihilation des maîtres actuels.

La théorie d’après laquelle les hommes sont les produits des rapports sociaux, à un point tel que les membres d’une société de forme déterminée se distinguent des hommes vivant dans des sociétés d’autres formes, n’est pas plus acceptables pour une société conservatrice, parce que le changement de société apparaîtrait comme étant le seul moyen de changer les hommes. Aussi longtemps que la bourgeoisie fut révolutionnaire, elle prôna la conception suivant laquelle les hommes étaient les produits de la société ; mais malheureusement alors, les sciences devant permettre l’étude des forces motrices de l’évolution historique n’avaient pas encore suffisamment progressé. Les matérialistes français du XVIII° siècle ne connaissaient pas la lutte des classes et ne portaient pas attention au progrès technique.

Ainsi s’ils savaient que, pour changer les hommes, il fallait changer la société, ils ne voyaient pas d’où proviendraient les forces nécessaires à cet effet. Ils les voyaient surtout dans la toute-puissance d’individus extraordinaires et avant tout d’éducateurs. Le matérialisme bourgeois ne put aller plus loin.

Dès que la bourgeoisie devint conservatrice, l’idée que les inconvénients propres à notre temps étaient dus aux rapports sociaux, qui devaient par conséquent être changés, lui parut rapidement insupportable. Dans la mesure où elles s’inspirent des méthodes des sciences naturelles, elle essaie maintenant de prouver que les hommes sont naturellement ce qu’ils sont, qu’ils doivent être tels et que vouloir changer la société ne signifie rien d’autre que vouloir perturber l’ordre naturel. On doit être exclusivement formé selon la discipline des sciences naturelles et être resté insensible aux rapports sociaux de notre temps pour affirmer la perpétuation nécessaire de ces derniers. La plus grande partie de la bourgeoisie n’en a plus le courage ; elle essaie de se consoler en contestant le matérialisme et en reconnaissant le libre-arbitre. Ce n’est pas la société qui fait les hommes, affirme-t-elle, mais au contraire les hommes qui font la société selon leur volonté. La société est imparfaite, parce que les hommes le sont. Nous devons améliorer la société non pas par des transformations sociales, mais en élevant les individus, en leur insufflant une moralité supérieure. Les hommes meilleurs produiront une société meilleure. Aussi l’éthique et la reconnaissance du libre-arbitre sont-elles devenues les doctrines favorites de la bourgeoisie actuelle. Ces doctrines doivent révéler la bonne volonté de la bourgeoisie, porter remède aux défauts sociaux, ne pas pousser à un changement social quelconque, mais au contraire s’y opposer.

Les connaissances qui peuvent être acquises sur la base de l’unité scientifique fondée par Marx sont inaccessibles à celui qui se tient sur le plan de la société bourgeoise. Seule celui qui prend une position critique vis-à-vis de la société bourgeoise ou, autrement dit, seul celui qui se place sur le terrain du prolétariat peut arriver à la compréhension de ces connaissances. Dans cette mesure on peut distinguer la science prolétarienne de la science bourgeoise.

Naturellement, l’opposition entre la science prolétarienne et la science bourgeoise s’exprime le plus fortement dans les sciences psychologiques, tandis que l’opposition entre la science féodale ou catholique et la science bourgeoise se montre de la manière la plus frappante dans les sciences naturelles. Mais la pensée humaine tend toujours vers l’unité, les différents domaines scientifiques s’influencent toujours réciproquement et pour cette raison nos conceptions sociales agissent en retour sur notre conception générale du monde. Ainsi, l’opposition entre la science bourgeoise et la science prolétarienne s’impose finalement aussi dans les sciences naturelles.

On peut déjà observer cette influence dans la philosophie grecque. Un exemple entre autres, qui se trouve en relation étroite avec notre étude, se révèle dans la science moderne. J’ai déjà indiqué ci-avant que la bourgeoisie, aussi longtemps qu’elle était révolutionnaire, admettait également que l’évolution naturelle s’accomplît catastrophiquement. Depuis qu’elle est devenue conservatrice, elle ne veut plus entendre parler de catastrophes dans la nature. L’évolution s’accomplit maintenant, d’après elle, d’une manière plus lente et exclusivement par la voie de changements imperceptibles.

Les catastrophes lui paraissent anormales, monstrueuses et de plus uniquement propres à troubler l’évolution naturelle. Et malgré la théorie darwiniste de la lutte pour l’existence, la science bourgeoise s’efforce autant qu’elle le peut d’identifier l’évolution avec un mouvement tout pacifique.

Pour Marx, par contre, la lutte des classes n’était qu’une forme de la loi générale de l’évolution de la nature, qui n’a aucunement un caractère pacifique. L’évolution est pour lui, comme nous l’avons déjà remarqué, « dialectique », c’est-à-dire le produit d’une lutte d’éléments opposés qui surgissent nécessairement. Tout conflit de ces éléments irréconciliables doit finalement conduire à l’écrasement d’un des deux protagonistes et par conséquent à une catastrophe. Celle-ci peut se préparer très lentement, la force d’un antagoniste peut croître imperceptiblement, mais finalement l’effondrement d’un des antagonistes sera inévitable, par suite de la lutte et de l’accroissement en force de l’autre. Tous les jours, à chaque pas nous rencontrons de petites catastrophes dans la nature comme dans la société. Chaque mort est une catastrophe. Tout être et toute chose doivent succomber devant la prépondérance d’un antagoniste. Ce n’est pas seulement vrai pour les plantes et les animaux, mais aussi pour des sociétés entières et pour des empires comme pour des corps célestes.

Pour ces derniers également, la marche du processus général de l’évolution prépare à certains moments des catastrophes par une croissance graduelle des contradictions. Pas de mouvement, pas d’évolution sans catastrophes de temps à autre. Elles représentent un stade nécessaire de l’évolution, qui est impossible sans révolutions intermittentes. Cette conception dépasse la conception bourgeoise révolutionnaire qui admettait que l’évolution s’accomplissait uniquement par catastrophes, aussi bien que la conception bourgeoise conservatrice qui voit dans la catastrophe une perturbation, un ralentissement et non point le passage nécessaire d’une évolution souvent lente et imperceptible à une autre.

Nous trouvons une autre opposition entre la science bourgeoise et la science prolétarienne ou, si l’on préfère, conservatrice et révolutionnaire, dans la critique de la connaissance.

Une classe révolutionnaire, qui se sent de taille à conquérir la société, est aussi encline à ne pas admettre de limite à ses conquêtes scientifiques et à s’estimer capable de résoudre tous les problèmes de son temps. Une classe conservatrice, par contre, craint instinctivement tout progrès non seulement dans le domaine politique et social, mais aussi sur le terrain scientifique, parce qu’elle sent que toute science profonde ne peut plus lui être d’une grande utilité, mais au contraire peut infiniment lui nuire. Elle est encline à renier sa confiance dans la science.

La naïve assurance qui animait les penseurs révolutionnaires du XVIII° siècle, comme s’ils avaient en poche la solution de toutes les énigmes du monde, comme s’ils parlaient au nom de la Raison absolue, ne peut plus être partagée aujourd’hui par le révolutionnaire le plus audacieux.

De nos jours, personne ne niera ce que savait certes plus d’un penseur du XVIII° siècle et même de l’Antiquité : que tout notre savoir est relatif, qu’il représente un rapport de l’homme, du « moi » avec le reste du monde et qu’il nous montre uniquement ce rapport et non pas le monde lui-même. Toute connaissance est, par conséquent, relative, conditionnée et limitée et il n’y a pas de vérités absolues et éternelles.

Cela signifie simplement qu’il n’y a pas de termes à notre connaissance, que le processus de la connaissance est illimité, infini, et qu’il est vraiment fou de proposer une connaissance quelconque comme conclusion définitive de la vérité. Il ne l’est pas moins de considérer une proposition quelconque comme la limite extrême de la sagesse que nous ne pourrons jamais dépasser.

Bien mieux, nous savons que l’humanité a toujours réussi à dépasser toute limite de son savoir, limite qu’elle savait pouvoir franchir tôt ou tard pour rencontrer d’ailleurs plus loin de nouvelles frontières qu’elle ne soupçonnait pas auparavant.

Nous ne devons pas craindre de tout d’aborder un problème quelconque, que nous sommes en état d’élucider.

Nous ne devons pas, découragés, laisser tomber les bras pour murmurer résignés : Ignorabimus (nous ignorerons), nous n’en saurons jamais rien. Ce découragement cependant caractérise la pensée bourgeoise moderne. Au lieu de tendre de toutes ses forces à élargir et à approfondir notre savoir, elle s’applique de son mieux à en fixer les limites et à discréditer la certitude de la connaissance scientifique.

Aussi longtemps que la bourgeoisie était révolutionnaire, elle passait outre à de pareils problèmes.

Aussi Marx n’épargna jamais ses efforts pour réfuter la philosophie bourgeoise actuelle.

2. Marx et Engels

Ce fut son point de vue révolutionnaire prolétarien qui permit à Marx de fonder l’unité des sciences. Mais lorsque nous parlons de Marx, nous ne devons jamais oublier que cette œuvre fut accomplie en même temps par Frédéric Engels, un penseur de valeur égale et que, sans la collaboration étroite de ces deux hommes, la nouvelle conception matérialiste de l’Histoire et la nouvelle conception historique ou dialectique du monde n’auraient pu d’un seul coup se présenter d’une manière à la fois si achevée et si générale.

Engels arriva par une autre voie que Marx à cette conception. Marx était le fils d’un homme de loi et se destina d’abord à la carrière judiciaire, puis, plus tard, à la carrière universitaire. Il étudia le droit, la philosophie et l’Histoire et ne s’attacha aux études économiques que lorsqu’il ressentit amèrement qu’elles lui manquaient.

A Paris, il étudia l’économie, l’histoire de la Révolution et le socialisme, et le grand penseur Saint-Simon semble avoir eu sur lui une énorme influence. Ces études le menèrent à l’idée que ce ne sont ni la loi ni l’État qui font la société, mais au contraire que la société qui naît du processus économique fait la loi et l’État selon ses besoins.

Engels, par contre, était le fils d’un industriel. Il reçut les premiers fondements de son savoir, non pas au gymnase, mais à l’école moyenne, où il apprit à penser selon les méthodes des sciences naturelles. Il entra ensuite dans le commerce et exerça l’économie pratiquement et théoriquement à Manchester, au centre du capitalisme anglais où son père possédait une fabrique.

Venant de l’Allemagne, où il s’était familiarisé avec la philosophie hégélienne, il sut approfondir la science économique qu’il trouva à son arrivée en Angleterre. Son attention fut surtout attirée par l’histoire économique. Nulle part ailleurs, vers les années 40 du XIX° siècle, la lutte de classe prolétarienne n’était si développée, sa liaison avec l’évolution capitaliste si évidente, qu’en Angleterre.

Ainsi Engels arriva en même temps que Marx, mais par un autre chemin, au seuil de la même conception matérialiste de l’Histoire. Si l’un y est arrivé par le chemin des anciennes sciences psychologiques, c’est-à-dire le droit, l’éthique, l’histoire économique, l’ethnologie et par les sciences naturelles, c’est dans la Révolution, dans le socialisme qu’ils se rencontrèrent. C’est la concordance de leurs idées qui les rapprocha immédiatement lorsqu’ils entrèrent en relations personnelles en 1844, à Paris. L’identité des idées fit bientôt place à une communion complète et à une collaboration où il est impossible de dire ce que chacun a apporté. Certainement Marx était le plus éminent des deux et personne ne l’a reconnu avec moins d’envie et même plus joyeusement qu’Engels lui-même. Leur manière de penser s’appela d’ailleurs marxiste, du nom même de Marx. Mais Marx n’aurait pu produire ce qu’il a produit sans Engels, de qui il apprit dans une mesure formidable – d’ailleurs l’inverse est vrai également. Chacun d’eux s’éleva par sa collaboration avec l’autre et arriva ainsi à un élargissement de ses vues et à une universalité qu’il n’aurait pu conquérir lui seul. Marx serait venu sans Engels, comme Engels sans Marx, à la conception matérialiste de l’Histoire, mais leur évolution aurait été plus lente parce que les erreurs auraient été plus nombreuses. Marx était le penseur le plus profond et Engels le plus audacieux. Chez Marx la force d’abstraction était plus développée, c’est-à-dire le don de découvrir ce qui est général dans la confusion des phénomènes particuliers ; chez Engels, c’était l’esprit de combinaison qui prédominait, c’est-à-dire la capacité de reconstituer, à l’aide d’observations particulières, l’ensemble d’un phénomène.

Chez Marx, la capacité de critique et d’auto-critique était plus vigoureuse ; elle mettait un frein à l’audace de sa pensée et l’incitait à avancer prudemment en éprouvant continuellement le sol, tandis qu’Engels, l’esprit tout rempli de la joie fière que lui donnaient ses vues grandioses, s’enthousiasmait vite et planait au-dessus des plus grandes difficultés.

Parmi les nombreuses suggestions que Marx reçut d’Engels, il en est une particulièrement importante.

Marx s’éleva formidablement parce qu’il domina la façon de penser allemande et qu’il l’enrichit de pensée française. Engels, d’autre part, le familiarisa avec la pensée anglaise.

Dès lors sa pensée prit tout son essor. Rien de plus erroné que de considérer le marxisme comme purement allemand. Il fut, dès son début, international.

3. Les synthèses de la pensée allemande, de la pensée française et de la pensée anglaise

Trois nations représentaient, au XIXe siècle, la civilisation moderne. Seul celui qui s’était assimilé l’esprit de toutes les trios, et qui était ainsi armé de toutes les acquisitions de son siècle, pouvait produire l’immense travail que fournit Marx.

La synthèse de la pensée de ces trois nations, où chacune d’elles a perdu son aspect unilatéral, constitue le point de départ de la contribution historique de Marx et de Engels.

Le capitalisme, comme nous l’avons mentionné plus haut, était, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, beaucoup plus développé en Angleterre que dans n’importe quel pays. Ce développement était dû avant tout à la situation géographique de cette puissance, situation qui lui permit de tirer des avantages appréciables de la politique coloniale de conquête et de pillage à laquelle s’épuisèrent les États européens limitrophes de l’océan Atlantique.

Grâce à sa situation insulaire, elle n’avait pas besoin d’entretenir une forte armée permanente, elle pouvait consacrer tous ses moyens à sa flotte et conquérir, sans épuisement, la maîtrise des mers. De plus, sa richesse en charbon et en fer lui permettait de consacrer les richesses acquises par la politique coloniale au développement d’une grande industrie capitaliste qui à son tour, par la domination des mers, conquérait le marché mondial. Avant le développement des chemins de fer, la marche ne pouvait s’ouvrir pour les marchandises de grande consommation que par les voies maritimes.

Pour cette raison, il fut possible d’étudier en Angleterre plutôt qu’ailleurs non seulement le capitalisme et ses tendances, mais aussi, comme nous l’avons indiqué, la lutte prolétarienne de classe que ses tendances provoquèrent. Nulle part non plus, la science du mode de production capitaliste, l’économie politique, n’était aussi prospère. Il en était de même, grâce au commerce mondial, de l’histoire économique et de l’ethnologie. Mieux que n’importe où ailleurs, on pouvait apprendre en Angleterre ce que serait l’époque à venir. On pouvait connaître aussi, grâce aux nouvelles sciences psychologiques, les lois de l’évolution sociale qui régissent toutes les époques, et ainsi constituer l’unité des sciences naturelles et psychologiques.

Mais l’Angleterre n’offrait à cette fin que le matériel, et non la méthode d’investigation.

C’est précisément parce que le capitalisme s’est développé plus tôt en Angleterre qu’ailleurs que la bourgeoisie y est arrivée à la direction de la Société avant que la féodalité n’eût abdiqué complètement dans le domaine politique, économique et spirituel et que la bourgeoisie y a conquis une complète indépendance. La politique coloniale elle-même, qui stimulait le capitalisme, donna aussi aux seigneurs féodaux de nouvelles forces.

De plus, pour des raisons déjà mentionnées, l’armée permanente en Angleterre n’atteignit pas un grand développement, ce qui empêcha l’établissement d’un fort pouvoir politique centralisé.

La bureaucratie demeura faible et l’administration autonome des classes régnantes resta puissante à côté d’elle. Les luttes de classe ne se concentrèrent donc pas, mais au contraire s’éparpillèrent. Il en résulta un esprit de compromis entre le passé et le présent qui pénétra toute la vie et toute la pensée. Les penseurs et les champions des classes nouvelles ne se dressèrent pas formellement contre le christianisme, l’aristocratie et la monarchie ; leurs partis ne rédigèrent pas de grands programmes. Ils ne tentèrent pas de penser leurs idées jusqu’au bout, ils préférèrent lutter pour telles mesures isolées suggérées par l’actualité plutôt que pour des programmes d’ensemble. L’étroitesse d’esprit et le conservatisme, la surévaluation du travail de détail en politique comme en science, l’abstention de toute velléité d’acquisition d’un large horizon pénétrèrent toutes les classes.

En France, la situation était toute différente. Ce pays était économiquement plus arriéré, ses industries capitalistes étaient avant tout des industries de luxe, la petite bourgeoisie était prédominante. Mais le ton était donné par la petite bourgeoisie de Paris.

Jusqu’à l’introduction des chemins de fer, de grandes villes d’au moins un demi-million d’habitants, comme Paris, n’étaient pas nombreuses et jouaient un rôle tout différent de celui qui leur est dévolu actuellement.

Avant l’établissement des chemins de fer qui permirent les transports de grandes masses d’hommes, les armées ne pouvaient qu’être de peu d’importance : elles étaient dispersées dans le pays, impossible à rassembler rapidement et leur armement ne mettait pas les masses populaires en un tel état d’infériorité qu’actuellement. Aussi, longtemps avant la Révolution, les Parisiens se distinguèrent par leur opiniâtreté à arracher par des soulèvements armés répétés des concessions au gouvernement.

Avant l’introduction de l’obligation scolaire, de l’amélioration des postes par l’utilisation du chemin de fer et du télégraphe, et de la diffusion des journaux quotidiens dans les campagnes, la supériorité et par conséquent l’influence intellectuelle de la population des grandes villes sur l’ensemble du pays étaient extraordinairement grandes.

Le compagnonnage représentait pour la masse des gens sans instruction la seule possibilité de se former au point de vue politique et esthétique, voire scientifique. Combien plus grande était cette possibilité pour la grande ville que dans les petites villes de province et les villages ! Tous ceux qui avaient de l’esprit en France partaient pour Paris. Tout ce qui se faisait à Paris était l’œuvre d’un esprit supérieur.

C’est cette population spirituelle, pétillante et courageuse, qui vit l’effondrement total du pouvoir de l’État et des classes régnantes.

Les mêmes causes qui, en France, contrecarraient l’évolution économique poussaient à la ruine de la féodalité et de l’État. D’abord la politique coloniale coûta à ce dernier un sacrifice formidable, brisant sa puissance militaire et financière et activant la ruine de nombreux paysans et plus encore des aristocrates. L’État, la noblesse et l’Église, qui avaient fait banqueroute politiquement et moralement et – sauf l’Église – financièrement, surent néanmoins exercer à l’extrême leur oppression, grâce à l’abolition des organisations populaires et à la puissance du gouvernement. Ce dernier disposait, en effet, de l’armée permanente et d’une administration importante qu’il avait centralisée entre ses mains. Cette situation entraîna finalement cette catastrophe colossale que nous connaissons sous le nom de grande Révolution française. Pendant cette période, les petits bourgeois et les prolétaires de Paris dominèrent la France et firent front à l’Europe.

Précédemment déjà, l’opposition aiguë et toujours croissante des besoins de la masse du peuple conduite par la bourgeoisie libérale et des besoins des nobles et du clergé protégé par les pouvoirs de l’État mena à la critique la plus radicale des idées antérieures. La guerre fut déclarée à toute autorité traditionnelle. Le matérialisme et l’athéisme, simples marottes d’une noblesse déchue en Angleterre et rapidement disparues du reste après la victoire de la bourgeoisie, représentaient au contraire en France le mode de penser des réformateurs les plus audacieux et des classes nouvelles. Si en Angleterre les causes économiques des antagonistes et des luttes de furent manifestes, en France révolutionnaire, par contre, on put le plus clairement voir que toute lutte de classe est une lutte pour le pouvoir politique. On peut constater en France aussi que la tâche d’un grand parti politique ne se résout pas à l’application de quelques réformes, mais qu’elle doit être la conquête du pouvoir politique, et que, d’autre part, cette conquête par une classe opprimée entraîne toujours une modification du mécanisme social.

Si en Angleterre, dans la première moitié du XIX° siècle, c’était la science économique qui était la plus avancée, en France c’était la pensée politique ; si l’Angleterre était régie par l’esprit de compromis, la France l’était par celui du radicalisme ; si en Angleterre le travail de détail de la lente construction organique prédominait, en France c’était celui que nécessite l’ardeur révolutionnaire.

La pensée audacieuse et radicale pour qui rien n’était sacré, qui poursuivait toute idée jusqu’au bout sans égards et sans inquiétude pour les conséquences, précéda l’action audacieuse et radicale. Mais si brillants et si séduisants que furent les résultats de cette pensée et de cette action, les défauts de ces avantages se développèrent également. Plein d’impatience, on ne prit pas le temps de se préparer à atteindre les buts les plus extrêmes. Plein de ferveur à conquérir d’un élan révolutionnaire la forteresse de l’État, on négligea le travail préliminaire d’investissement. Et cette poussée pour arriver aux plus hautes vérités entraîna rapidement à des conclusions hâtives et mit à la place de la recherche patiente le goût des idées spirituelles et improvisées. La tendance à vouloir enfermer dans quelques formules et quelques grands mots la plénitude infinie de la vie se fit jour.

Au prosaïsme britannique s’opposa l’ivresse phraséologie gauloise.

La situation en Allemagne était encore différente.

Le capitalisme y était encore moins développé qu’en France, parce que l’Allemagne était presque complètement coupée de l’océan Atlantique, la grande route des échanges du commerce mondial de l’Europe, et parce qu’elle ne se remettait, de ce fait, que lentement des horribles dévastations de la guerre de Trente ans. Bien plus encore que la France, l’Allemagne était un pays petit-bourgeois, et de plus un pays sans fort pouvoir politique central. Divisée en un grand nombre de petits États, elle n’avait pas de grande capitale et la vie des petites villes et des petits États rendait sa peu nombreuse petite bourgeoisie faible et lâche. L’effondrement final de la féodalité ne fut pas le fait d’un soulèvement intérieur, mais d’une invasion de l’extérieur. Ce ne sont pas les bourgeois allemands, mais au contraire les soldats français qui balayèrent la féodalité des parties les plus importantes de l’Allemagne.

Certes, les grands succès de la bourgeoisie ascendante en Allemagne et en France stimulèrent aussi la bourgeoisie allemande, mais le désir d’action de ses éléments les plus énergiques et les plus intelligents ne put se réaliser dans aucun des domaines qu’avait conquis la bourgeoisie de l’Europe occidentale. Ils ne pouvaient ni fonder ni diriger de grandes entreprises commerciales et industrielles, ni intervenir dans les parlements et dans une presse toute puissante sur les destins de l’État, ni commander des flottes et des armées. La réalité était pour cette bourgeoisie désespérante et il ne lui restait plus que l’évasion dans la pensée pure et la transfiguration de la réalité par l’art, où elle se jeta à corps perdu et où elle créa de grandes choses.

Ici, le peuple allemand surpassa la France et l’Angleterre. Tandis que celles-ci produisaient Fox, Pitt et Burke, un Mirabeau, un Danton, un Robespierre, un Nelson et un Napoléon, l’Allemagne donna un Schiller, un Goethe, Kant, Fichte et Hegel.

La pensée était l’occupation la plus élevée des grands Allemands, l’idée se présentait à eux comme maîtresse du monde, la révolution de la pensée comme moyen de révolutionner le monde. Plus la réalité était étroite et misérable, plus la pensée essayait de s’élever au-dessus d’elle, de dépasser ses limites et de saisir tout l’infini.

Tandis que les Anglais concevaient les meilleures méthodes pour perfectionner leurs flottes et leur industrie, les Français pour assurer la victoire de leurs armées et de leurs insurrections, les Allemands imaginèrent les meilleures méthodes pour l’avancement de la pensée et de la recherche intellectuelle.

Mais ces résultats, comme ceux de la France et de l’Angleterre, n’étaient pas sans désavantage pour la théorie comme pour la pratique. L’éloignement de la réalité produisit une ignorance du monde et une surévaluation de l’importance des idées, auxquelles on attribua une vie et une force en soi, indépendantes de la tête des hommes qui les créaient et qui avaient à les réaliser. On se contentait d’avoir des théories justes et on négligeait de lutter pour conquérir la puissance nécessaire afin de les appliquer. Si profonde que fut la philosophie allemande, si méthodique que devint la science allemande, si enthousiaste que fut l’idéalisme allemand, si majestueuses que furent les œuvres qu’ils accomplirent, ils ne cachaient pas moins une indicible impuissance à agir et un renoncement absolu à toute lutte pour le pouvoir.

L’idéal allemand fut bien plus sublime que l’idéal français ou même que l’idéal anglais, mais on ne fit pas un pas pour s’en approcher. On déclarait d’avance l’idéal était inaccessible.

Les Allemands, longtemps, ne surent se débarrasser de l’idéalisme inactif, comme les anglais du conservatisme et les Français de la phraséologie extrémiste.

Le développement de la grande industrie a finalement fait disparaître cet idéalisme pour le remplacer par un esprit belliqueux. Auparavant, il avait trouvé un réactif dans l’influence de l’esprit français après la Révolution.

L’Allemagne lui est redevable de quelques-uns de ses plus grands esprits. Souvenons-nous que Henri Heine et Ferdinand Lassalle unissent la pensée française révolutionnaire à la méthode philosophique allemande.

Mais le résultat fut plus important encore lorsque cette union se compléta de la science économique anglaise. C’est cette synthèse que nous devons aux travaux d’Engels et de Marx.

Ils reconnurent que l’économie et la politique, le travail de détail de l’organisation et l’ardeur révolutionnaire se conditionnaient l’un l’autre ; que le travail de détail est stérile sans le but essentiel qui en est à la fois le stimulant et la raison ; que ce but est imprécis sans le travail de détail préalable, qui seul donne la capacité de lutte nécessaire pour l’atteindre. Ils reconnurent également qu’un tel objectif ne peut naître du simple besoin révolutionnaire ; qu’il doit être dégagé des illusions et de l’enivrement, par l’application consciencieuse des méthodes de recherche scientifique, et qu’il doit être à l’unisson de l’ensemble du savoir de l’humanité. Ils reconnurent de plus que l’économie est le fondement de l’évolution sociale, et qu’elle comprend les lois qui régissent nécessairement cette évolution.

L’Angleterre leur donna la plus grande partie de la documentation économique qu’ils utilisèrent et la philosophie allemande la meilleure méthode pour en déduire l’objectif de l’évolution sociale contemporaine ; la Révolution française leur démontra de la manière la plus claire la nécessité de conquérir la puissance et notamment le pouvoir politique pour arriver au but.

C’est ainsi qu’ils créèrent le socialisme scientifique moderne par la fusion de tout ce que la pensée anglaise, la pensée française et la pensée allemande avaient de grand et de fertile.

4. L’union du mouvement ouvrier et du socialisme

La conception matérialiste de l’Histoire marque une date mémorable. Avec elle commence une nouvelle ère de la science malgré toutes les contestations des savants bourgeois. Elle marque une date non seulement dans la lutte pour l’évolution sociale, mais dans la politique au meilleur sens du mot. Elle réalisa, en effet, l’union du mouvement ouvrier et du socialisme, créant ainsi les conditions les plus favorables à la lutte de classe prolétarienne.

Le mouvement ouvrier et le socialisme ne sont nullement identiques de nature. Le mouvement ouvrier surgit nécessairement en opposition au capitalisme industriel, partout où celle-ci apparaît, expropriant les masses travailleuses et les asservissant, tout en les rassemblant et les unissant malgré lui dans les grandes entreprises et dans les villes industrielles. La forme originaire du mouvement ouvrier est purement économique : la lutte pour les salaires et le temps de travail qui, d’abord, s’exprime par des explosions de désespoir et des émeutes sans préparation, pour passer ensuite rapidement aux formes supérieures des organisations syndicales. De plus, la lutte politique apparaît rapidement. La bourgeoisie elle-même, dans sa lutte contre la féodalité, a besoin de l’aide prolétarienne qu’elle appelle à la rescousse. Ainsi les travailleurs apprennent bientôt à apprécier l’importance de la liberté et de la puissance politique pour leurs buts propres. Notamment, le suffrage universel sera très tôt en France et en Angleterre l’objet d’une aspiration politique des prolétaires et il amènera, déjà dans les années trente, en Angleterre, la formation d’un parti prolétarien, celui des chartistes.

Le socialisme prend naissance plus tôt encore. Certes il est, tout comme le mouvement ouvrier, un produit du capitalisme : tous deux procèdent de la nécessité d’agir contre la misère à laquelle l’exploitation capitaliste condamne les classes laborieuses. Alors que la défense du prolétariat s’organise partout d’elle-même dans le mouvement ouvrier, là où une importante population ouvrière se rassemble, le socialisme suppose une connaissance approfondie de la société moderne. Tout socialisme repose sur l’idée que dans la société bourgeoise il n’est pas possible de mettre fin à la misère provenant du capitalisme. Cette misère provient en effet de la propriété privée des moyens de production et ne peut disparaître qu’avec elle. En cela, les différents systèmes socialistes sont d’accord ; ils ne diffèrent que dans la voie que chacun veut suivre pour arriver à la suppression de la propriété privée et dans les conceptions que chacun a de la nouvelle propriété sociale qui doit la remplacer.

Si naïfs que pouvaient être parfois les espérances et les projets des socialistes, les conceptions sur lesquelles ils se fondaient impliquaient une science sociale, qui était encore complètement inaccessible au prolétariat dans les premières décennies du XIX° siècle. Certes, ne pouvait arriver aux conceptions socialistes qu’un homme qui aurait considéré la société bourgeoise du point de vue du prolétariat, encore fallait-il que cet homme possédât les méthodes scientifiques qui, à cette époque bien plus que maintenant, n’étaient accessibles qu’aux milieux bourgeois.

Le mouvement ouvrier procède naturellement et évidemment de la production capitaliste, partout où celle-ci atteint un certain niveau. Le socialisme, par conséquent, eut dans son évolution comme prémices non seulement le capitalisme, mais encore un concours de circonstances qui se présentèrent rarement.

Le socialisme apparut d’abord dans les milieux bourgeois. En Angleterre, le socialisme, très récemment encore, était propagé surtout par des éléments bourgeois. Ce fait apparaît comme une contradiction à la théorie marxiste de la lutte des classes, mais cela ne serait vrai que si la classe bourgeoise s’était identifiée avec le socialisme, ou que si Marx avait déclaré impossible que des individus non-prolétaires pour des raisons particulières pussent adopter le point de vue du prolétariat.

Marx a toujours affirmé que la seule force capable de faire triompher le socialisme, c’est la classe ouvrière. En d’autres termes, le prolétariat ne peut se libérer que par ses propres forces ; ce qui ne veut nullement dire que seuls des prolétaires puissent montrer le chemin du socialisme.

Il n’est plus nécessaire de prouver aujourd’hui que le socialisme n’est rien, s’il n’est pas porté par un mouvement ouvrier puissant. Le contraire n’apparaît pas aussi clairement, c’est-à-dire que le mouvement ouvrier ne peut développer toutes ses forces que s’il a compris le socialisme et l’a adopté.

Le socialisme n’est pas le produit d’une éthique indépendante du temps et de l’espace et des différences de classe. Il n’est, essentiellement, rien d’autre que la science de la société, en partant du point de vue du prolétariat. La science ne sert pas seulement à satisfaire le besoin de savoir, de connaître l’inconnu et le mystérieux, mais elle a aussi un but économique : épargner les forces. Elle permet à l’homme de se retrouver plus facilement parmi les choses de la réalité, d’éviter toute dépense inutile de forces et ainsi, à tout moment, d’obtenir le rendement maximum possible.

À son origine, la science sert directement et consciemment les buts d’économie de forces. Plus elle se développe et s’éloigne de son point de départ, plus il y a d’intermédiaires entre son activité de recherche et son effet pratique ; mais leur connexion ne peut en être ainsi que voilée et non pas supprimée.

Le socialisme, la science prolétarienne de la société sert aussi à rendre possible l’application rationnelle des forces du prolétariat : il y réussit d’autant mieux qu’il est lui-même plus parfait et que la connaissance de la réalité, qu’il implique, est plus profonde.

La théorie socialiste n’est nullement un jeu oiseux de savants de cabinet, mais au contraire, une affaire très pratique pour le prolétariat en lutte.

Son arme principale, c’est le groupement de la masse en organisations puissantes, autonomes et libres de toute influence bourgeoise. On ne peut arriver à ce résultat sans une théorie socialiste, qui seule est à même de discerner l’intérêt prolétarien commun aux diverses couches prolétariennes et de séparer celles-ci du monde bourgeois.

Un mouvement ouvrier, spontané et dépourvu de toute théorie se dressant dans les classes travailleuses contre le capitalisme croissant, est incapable d’accomplir ce travail.

Considérons, par exemple, les syndicats. Ce sont des unions professionnelles, qui cherchent à défendre les intérêts immédiats de leurs membres. Mais combien divergents sont les intérêts de chacune de ces professions prises séparément : des gens de mer et des houillers, des cochers et des typographes ! Sans théorie socialiste, ils ne peuvent connaître leurs intérêts communs et les différentes couches de prolétaires se considèrent mutuellement comme étrangères, voire comme ennemies.

Comme le syndicat ne représente que les intérêts immédiats de ses membres, il ne se trouve pas directement en rapport avec l’ensemble du monde bourgeois, mais d’abord avec les capitalistes de sa profession seulement. Il y a, à côté de ces capitalistes, toute un série d’éléments bourgeois qui tirent directement ou indirectement leurs ressources de l’exploitation des prolétaires et par là sont intéressés au maintien de l’ordre social bourgeois. Ils s’opposeront à tout essai de mettre fin à l’exploitation des prolétaires, mais ils n’ont nullement intérêt à ce que précisément les rapports de travail de l’une ou l’autre profession soient particulièrement défavorables. Il peut être parfaitement indifférent à un gros propriétaire foncier, à un banquier, à un propriétaire de journal ou à un avocat, du moment qu’ils ne possèdent pas de titres de filatures, que le filateur de Manchester gagne 2 ou 2 ½ schillings par jour ou qu’il travaille 10 ou 12 heures par jour.

Ces éléments bourgeois peuvent très bien avoir intérêt à faire certaines concessions aux syndicats pour obtenir d’eux, en retour, des services d’ordre politique. Il arriva ainsi que des syndicats, qui n’étaient pas guidés par la théorie socialiste se mirent au services de causes qui n’étaient rien moins que prolétariennes.

Mais de pires choses étaient possibles et arrivèrent. Toutes les couches prolétariennes ne sont pas capables de s’élever au niveau de l’organisation syndicale. Une différence se crée dans le prolétariat entre travailleurs organisés et non-organisés. Quand les premiers sont pénétrés de la pensée socialiste, ils forment la partie la plus combative du prolétariat. Quand cette pensée leur manque, les organisés ne deviennent que trop facilement des aristocrates, qui non seulement perdent toute sympathie pour les ouvriers inorganisés mais souvent même entrent en opposition avec eux, leur rendent l’organisation plus difficile, pour en monopoliser les avantages. Les travailleurs inorganisés sont cependant incapables de toute lutte et de toute ascension sans le concours des organisés. Sans leur appui, ils s’enfoncent d’autant plus dans la misère que les autres s’élèvent.

Ainsi le mouvement syndical peut même amener, malgré l’accroissement de la puissance de certaines couches, un affaiblissement direct de l’ensemble du prolétariat lorsque le mouvement syndical n’est pas pénétré de l’esprit socialiste.

L’organisation politique du prolétariat également ne peut exercer toute sa force sans cet esprit. Ceci est clairement démontré par le premier parti ouvrier, le Chartisme, fondé en 1835, en Angleterre. Certes celui-ci comprenait des éléments progressistes et clairvoyants ; cependant, dans son ensemble, il ne suivait pas un programme socialiste déterminé, mais seulement des objectifs isolés, pratiques et accessibles. Avant tout, le suffrage universel, qui ne doit certainement pas être un but en soi, mais un moyen d’atteindre le but. Ce but ne consistait pour l’ensemble des Chartistes, qu’en revendications économiques immédiates isolées, et avant tout la journée de travail normale de dix heures. Il en résulta un premier désavantage : le parti ne fut pas purement un parti de classe, le suffrage universel intéressant aussi les petits-bourgeois.

Il dut paraître avantageux à plus d’un que la petite bourgeoisie en tant que telle se ralliât au parti ouvrier. Par-là, celui-ci fut plus nombreux, mais non plus fort. Le prolétariat a ses propres intérêts et ses propres méthodes de combat qui se distinguent de celles de toutes les autres classes. Il restreint son action par l’union avec les autres, et ne peut, par là même, exercer toute sa force. Certes les petits-bourgeois et les paysans sont bien reçus chez nous socialistes, lorsqu’ils veulent se joindre à nous, mais seulement lorsqu’ils se placent sur une base prolétarienne, et qu’ils se considèrent comme des prolétaires. Notre programme socialiste est là pour garantir que seuls de tels éléments de la petite bourgeoisie et de la petite paysannerie viennent à nous. Pareil programme manquait aux Chartistes et ainsi de nombreux éléments petits-bourgeois se joignirent à leur lutte pour le droit électoral, éléments qui possédaient aussi peu de compréhension que d’inclination pour les méthodes de lutte et les intérêts prolétariens.

Comme conséquence fatale, de vives luttes intérieures eurent lieu dans le Chartisme même et l’affaiblirent beaucoup.

La défaite de la Révolution de 1848 mit ensuite fin pour une dizaine d’années à tout mouvement ouvrier politique. Lorsque le prolétariat européen s’agita à nouveau, la lutte pour le suffrage universel reprit parmi la classe ouvrière anglaise. On pouvait s’attendre à une résurrection du Chartisme. Mais alors la bourgeoisie anglaise fit un coup de maître. Elle divisa le prolétariat anglais, accorda le droit de vote aux travailleurs organisés, les détacha du restant du prolétariat et prévint par-là la résurrection du Chartisme.

Comme celui-ci ne possédait pas de programme d’ensemble dépassant la revendication du droit de vote, dès qu’on eut répondu à cette revendication de manière telle que la partie combative de la classe ouvrière fut satisfaite, la base du Chartisme devait disparaître. Ce n’est qu’à la fin du siècle que, suivant de très loin les travailleurs du continent européen, les Anglais fondèrent un nouveau parti ouvrier autonome. Mais pendant longtemps ils n’ont pas saisi la signification pratique du socialisme pour le développement complet de la puissance du prolétariat et ont refusé d’accepter pour leur parti un programme parce que celui-ci ne pouvait être qu’un programme socialiste ! Ils attendirent que la logique des faits les y contraignît.

Actuellement et sous tous les rapports, les conditions de l’union si nécessaire du mouvement ouvrier et du socialisme sont accomplies. Elles manquaient dans les premiers lustres du XIX° siècle.

Les travailleurs furent à cette époque abattus par le premier assaut du capitalisme. Quant à étudier d’une manière approfondie les problèmes sociaux, il leur en manquait les moyens.

Les socialistes bourgeois ne virent, pour cette raison, de la misère que le capitalisme répand, qu’un seul aspect, l’oppression, et non l’autre, excitant qui aiguillonnait le prolétariat vers l’ascension révolutionnaire. Ils croyaient qu’il n’y avait qu’un facteur qui permit de réaliser la libération du prolétariat : la bonne volonté de la bourgeoisie. Ils appréciaient la bourgeoisie d’après leur propre valeur, croyaient trouver parmi elle suffisamment de compagnons d’idées pour être en état d’appliquer des mesures socialistes. Leur propagande socialiste trouva d’ailleurs au commencement beaucoup d’écho parmi les philanthropes bourgeois. Les bourgeois ne sont pas, en effet, en général inhumains ; la misère les émeut et, du moment qu’ils n’en tirent pas profit, ils voudraient volontiers la supprimer. Aussi sensibles qu’ils sont envers le prolétaire souffrant, aussi durs sont-ils envers le prolétaire militant. Ils sentent que celui-ci ébranle la base de leurs moyens d’existence. Le prolétariat qui mendie jouit de leur sympathie, celui qui revendique les met dans un état de sauvage hostilité. Ainsi les socialistes bourgeois trouvèrent-ils peu à leur goût que le mouvement ouvrier menaçât de leur enlever le facteur sur lequel ils comptaient le plus : la sympathie de la bourgeoisie bien-pensante pour les prolétaires.

Ils virent d’autant plus le mouvement ouvrier un élément fâcheux que leur confiance dans le prolétariat, qui en ce temps représentait encore en général une masse d’un niveau extrêmement bas, était minime et qu’ils constataient plus clairement l’insuffisance et la naïveté du mouvement ouvrier.

Ils arrivèrent souvent à se dresser directement contre le mouvement ouvrier, par exemple, en montrant combien les syndicats seraient superflus puisqu’ils ne voulaient qu’augmenter les salaires, au lieu de combattre le salariat lui-même qui est la cause de tout le mal.

Peu à peu cependant, un revirement se préparait. Vers 1840, le mouvement ouvrier avait suffisamment évolué pour produire une série d’esprits des mieux doués qui s’assimilèrent le socialisme et qui virent en lui la science prolétarienne de la société. Ces travailleurs savaient déjà, de leur propre expérience, qu’ils n’avaient pas à compter sur la philanthropie de la bourgeoisie. Ils comprirent que le prolétariat devait se libérer lui-même. De plus, des socialistes bourgeois aussi vinrent à cette idée qu’on ne pouvait se fier à la générosité de la bourgeoisie. Certes, ils n’avaient pas confiance dans le prolétariat. Son mouvement ne leur paraissait que comme une force destructive menaçant toute civilisation. Ils crurent que seule l’intelligence bourgeoise pouvait construire une société socialiste, ils ne virent plus la force motrice nécessaire à cette fin dans la compassion envers le prolétariat, mais dans la peur d’un prolétariat agressif. Ils en saisirent la puissance impression ante et comprirent que le mouvement ouvrier provient nécessairement du mode de production capitaliste et qu’il croîtra toujours pendant ce mode de production. Ils espérèrent que la peur du mouvement ouvrier croissant inciterait la bourgeoisie intelligente à écarter le danger par des mesures socialistes. C’était un progrès important, bien que l’union du socialisme et du mouvement ouvrier ne pouvait procéder d’une telle conception. Il manquait en effet, aux ouvriers socialistes, malgré tout le génie de certains d’entre eux, le vaste savoir nécessaire pour fonder une théorie du socialisme dans laquelle le socialisme serait organiquement allié au mouvement ouvrier.

Les ouvriers socialistes ne purent que reprendre le vieux socialisme bourgeois, c’est-à-dire l’utopisme et l’adapter à leurs besoins.

Ceux qui allèrent le plus loin dans ce sens furent certains socialistes prolétariens qui procédaient du Chartisme ou de la Révolution française. Ces derniers notamment acquirent une grande importance pour l’histoire du socialisme. La grande Révolution avait clairement tiré la signification que la conquête du pouvoir de l’État peut avoir pour la libération d’une classe.

Dans cette révolution, grâce à des circonstances particulières, une puissante organisation politique, le Club des Jacobins, était arrivé à dominer Paris et par là toute la France, par l’action terroriste de petits-bourgeois mêlés, en une forte proportion, à des éléments prolétaires. Et même pendant la Révolution, Babeuf avait déjà tiré la conséquence de celle-ci dans un sens purement prolétarien et cherché, par une conjuration, à conquérir le pouvoir d’État pour une organisation communiste.

Le souvenir de ces événements ne s’était pas effacé chez les ouvriers français. La conquête du pouvoir, pour les socialistes prolétariens constitua rapidement le moyen par lequel ils voulaient gagner la puissance nécessaire à la réalisation du socialisme. Mais considérant la faiblesse et l’immaturité du prolétariat, ils ne pouvaient concevoir d’autre chemin pour la conquête du pouvoir que le « putsch » d’un certain nombre de conjurés qui devaient libérer la Révolution. Parmi les représentants de ces idées, Blanqui est le plus connu. En Allemagne, Weitling représenta des conceptions semblables.

D’autres socialistes procédèrent aussi de la Révolution française. Mais le « putsch » ou la tentative révolutionnaire leur sembla un moyen peu approprié pour renverser la domination du capital. Comme la tendance mentionnée plus haut, celui-ci comptait peu sur la puissance du mouvement ouvrier. Elle se tirait d’affaire, en négligeant de voir à quel point la petite bourgeoisie repose sur la même base de propriété privée des moyens de production que le capital et en croyant que les prolétaires pourraient régler leur compte aux capitalistes sans opposition de la petite bourgeoisie, ou « du Peuple », et même avec son aide.

On n’avait besoin que de la République et du suffrage universel pour obliger l’État à prendre des mesures socialistes.

Cette conception de beaucoup de républicains, dont le plus remarquable fut Louis Blanc, trouva en Allemagne une contrepartie dans la conception monarchiste de la royauté sociale, qu’entretenaient quelques professeurs et autres idéologues comme Robertus.

Ce socialisme d’État monarchiste ne fut qu’une mode, quelquefois démagogique. Il n’a jamais acquis une signification pratique sérieuse. Il n’en est pas de même pour les tendances représentées par Blanqui et Louis Blanc. Elles dominèrent Paris pendant les journées de la Révolution de février 1848.

Ces tendances trouvèrent dans la personne de Proudhon un critique puissant. Proudhon doutait du prolétariat comme de l’État et de la Révolution. Il admettait bien que le prolétariat doit se libérer lui-même ; mais il vit aussi que, si la classe ouvrière voulait lutter pour sa libération, elle devait entreprendre le combat pour conquérir le pouvoir, parce que même la simple lutte économique dépend de l’État. Comme Proudhon tenait la conquête du pouvoir comme étant sans chance de succès, il conseilla au prolétariat de s’abstenir, dans ses efforts d’émancipation, de toute lutte et de n’essayer que les moyens d’organisation pacifique, comme par exemple les banques d’échange, les caisses d’assurances et autres institutions. Pour les syndicats, il avait aussi peu de compréhension que pour la politique.

Ainsi le mouvement ouvrier et le socialisme et tous les essais de créer un rapport plus étroit entre eux, pendant la dizaine d’années où Marx et Engels fixaient leur point de vue et leurs méthodes, formaient un chaos de tendances aussi diverses que multiples, qui avaient chacune découvert une petite part du vrai, mais dont aucune ne pouvait le saisir complètement et qui toutes devaient tôt ou tard finir dans l’insuccès.

Ce qui ne fut pas permis à ces tendances réussit au matérialisme historique qui, en plus de sa grande signification pour la science, acquit une non moins grande importance sociale. Il devait faciliter la révolution de l’une comme de l’autre.

Comme les socialistes de leur temps, Marx et Engels constatèrent que le mouvement ouvrier paraît insuffisant lorsqu’on l’oppose au socialisme et qu’on demande : quel est le moyen le plus approprié, le mouvement ouvrier (syndicat, lutte pour le droit de vote, etc.) ou le socialisme pour procurer au prolétaire des moyens certains d’existence et la suppression de toute exploitation ? Mais ils constatèrent aussi que cette question était tout à fait mal posée. Socialisme, moyens certains d’existence du prolétariat, suppression de toute exploitation sont identiques. La question est simplement celle-ci : comment le prolétariat arrive-t-il au socialisme ? Et ici la doctrine de la lutte de classe répond : par le mouvement ouvrier.

Certes, celui-ci n’est pas en état de procurer immédiatement au prolétariat une existence certaine et la suppression de toute exploitation, mais il n’est pas seulement le moyen indispensable d’empêcher la chute dans la misère des prolétaires isolés, mais encore de procurer à l’ensemble de la classe des travailleurs une force toujours plus grande, une force intellectuelle, économique et politique qui croît toujours, même si, en même temps, l’exploitation du prolétariat augmente. On ne doit pas apprécier le mouvement ouvrier d’après son importance dans la limitation de l’exploitation, mais au contraire, d’après son importance au point de vue de l’accroissement de la puissance du prolétariat. Ce n’est pas de la conjuration de Blanqui, ni du socialisme d’État de Louis Blanc et de Robertus, ni des organisations pacifiques de Proudhon, mais de la lutte de classe, qui peut durer des dizaines d’années et même des générations, que naît la force qui peut et doit prendre possession de l’État sous la forme de la République démocratique et y introduire le socialisme.

Mener la lutte de classe économique et politique, s’occuper de la manière la plus zélée du travail de détail, mais avec la pensée de l’exécuter avec de larges vues socialistes, grouper en un tout formidable, unifié et harmonieux se développant irrésistiblement chaque jour les organisations et les activités du prolétariat, ce sont là, d’après Marx et Engels, les tâches de tous ceux, prolétaires ou non, qui se placent au point de vue du prolétariat qu’ils veulent libérer.

L’accroissement de la puissance du prolétariat repose lui-même en dernière instance sur le remplacement des modes de production précapitalistes et petits-bourgeois par le mode de production capitaliste qui augmente le nombre des prolétaires, les concentre, les rend plus indispensables pour l’ensemble de la société et crée en même temps, à cause du capital toujours plus concentré, les prémices de l’organisation sociale de la production qui ne doit plus être recherchée arbitrairement par les utopistes, mais au contraire doit procéder de la réalité capitaliste.

Par cette conception, Marx et Engels ont créé le fondement sur lequel s’élève la démocratie socialiste, le fondement sur lequel se place le prolétariat militant du monde entier et d’où est partie sa marche triomphante.

Cette contribution ne fut pas possible aussi longtemps que le socialisme ne possédait pas sa science indépendante de celle de la bourgeoisie. Les socialistes avant Marx et Engels étaient certes, pour la plupart, initiés à la science de l’économie politique, mais ils le reprenaient, sans esprit critique, sous la forme dans laquelle elle avait été créé par les penseurs bourgeois et ils ne se distinguaient d’eux que par les conclusions en faveur du prolétariat qu’ils en tiraient.

Marx, le premier, a entrepris d’une manière complètement indépendante l’étude du mode de production capitaliste et montré combien on peut le concevoir plus clairement et plus profondément lorsqu’on le considère d’un point de vue prolétarien au lieu d’un point de vue bourgeois, parce que le point de vue prolétarien dépasse ce mode de production au lieu d’y être inclus. A Marx, seulement, qui considère le capitalisme comme une forme sociale qui évolue, il fut permis de saisir complètement son caractère historique propre.

Ce travail formidable est contenu dans Le Capital de Marx, paru en 1867. Auparavant, il avait déjà exposé, avec Engels, son nouveau point de vue socialiste dans le Manifeste Communiste de 1848.

Ainsi le combat d’émancipation prolétarien reçut un fondement scientifique d’une grandeur et d’une solidité qu’aucune classe révolutionnaire ne posséda avant lui. Mais certes, il n’y eut aucune classe à qui échut une tâche aussi gigantesque que celle qui échoit au prolétariat moderne qui doit remboîter le monde entier que le capitalisme a fait sortir de ses joints. Le prolétariat n’est heureusement par un Hamlet qui accueille cette tâche par des lamentations. De la grandeur de celle-ci, il tire sa confiance.

5. Synthèse de la théorie et de la pratique

Nous avons examiné les travaux principaux de Marx et de son collaborateur Engels. Mais l’exposé de leur production serait incomplet si nous ne parlions pas de la synthèse de la théorie et de la pratique qui constitue un de ses aspects principaux.

Pour la pensée bourgeoise, ceci est une faiblesse de leur œuvre scientifique, devant laquelle, peut-être avec malveillance et incompréhension même, la science bourgeoise doit s’incliner. S’ils n’avaient été que ces théoriciens et des savants de cabinet, qui se seraient contentés d’exposer leurs théories en une langue incompréhensible pour le commun des mortels dans des in-folio inaccessibles, cela aurait encore pu passer. Mais le fait que leur science est née de la lutte et doit à son tour servir la lutte, la lutte contre l’ordre existant, cela a dû oblitérer leur impartialité et leur enlever leur honnêteté.

Cette misérable façon de considérer les choses ne permet de voir en un lutteur qu’un avocat, à qui sa science ne sert à rien d’autre qu’à lui fournir des arguments contre la partie adverse.

Personne n’a un plus grand besoin de vérité que le lutteur engagé dans une lutte terrible avec la perspective de ne résister que s’il connaît clairement sa situation et ses moyens d’action.

Les juges qui interprètent les lois de l’État peuvent être induits en erreur par les stratagèmes d’un avocassier habile. Il n’en est pas de même de la nécessité des lois naturelles que l’on peut connaître mais non duper ou corrompre.

Le lutteur qui se trouve dans cette situation puisera dans l’ardeur de la lutte un désir plus grand d’entière vérité. Et aussi le désir, non pas de conserver pour soi la vérité acquise, mais de la communiquer à ses compagnons de lutte.

Ainsi Engels écrivait entre 1845 et 1848, époque où lui et Marx acquirent leurs nouveaux résultats scientifiques, qu’ils n’avaient nullement l’intention « de chuchoter ces résultats dans de gros livres exclusivement réservés au monde savant ». Ils se mirent au contraire immédiatement en relation avec des organisations prolétariennes pour y faire de la propagande pour leurs conceptions et la tactique qui y correspond. Ils réussirent ainsi à gagner à leurs principes l’internationale « Union des Communistes », une des plus importantes parmi les associations prolétariennes révolutionnaires de l’époque, principes qui trouvèrent leur expression peu de semaines avant la révolution de février 1848 dans le Manifeste Communiste qui devait servir de « fil conducteur » au mouvement prolétarien de tous les pays.

La révolution appela Marx et Engels de Bruxelles, où ils séjournaient, d’abord à Paris, ensuite en Allemagne, où ils se consacrèrent un certain temps à la pratique révolutionnaire.

La chute de la révolution les contraignit, fort à contrecœur, à partir de 1850, à se consacrer entièrement à la théorie. Mais lorsqu’au commencement des années 1860, le mouvement ouvrier reprit vie, Marx – Engels fut d’abord empêché pour des raisons personnelles – se remit immédiatement de toutes ses forces au travail pratique du mouvement.

Il entra dans l’Association Internationale des Travailleurs, fondée en 1864 et qui devait devenir rapidement un épouvantail pour toute l’Europe bourgeoise.

Le ridicule esprit policier avec lequel même la démocratie bourgeoise soupçonne tout mouvement prolétarien, représente l’Internationale comme une monstrueuse société de conspiration qui s’était donné pour unique tâche l’organisation de troubles et de tentatives révolutionnaires. En réalité elle poursuivait ouvertement ses objectifs : la concentration de toutes les forces prolétariennes en une activité commune, mais propre, libérée de toute politique ou pensée bourgeoise, en vue de l’expropriation du capital et de la conquête de tous les instruments politiques et économiques des classes possédantes par le prolétariat. Le pas le plus important et le plus décisif dans cette voie, c’est la conquête de la puissance politique, mais l’émancipation économique des classes travailleuses est le bit final, « auquel tout mouvement politique comme simple moyen doit se subordonner ».

Comme moyen le plus approprié à l’accroissement de la puissance prolétarienne Marx considère l’organisation.

« Les prolétaires possèdent un élément du succès », dit-il, dans l’Adresse Inaugurale, « le nombre. Mais le nombre n’a un grand poids que lorsqu’il est groupé en une organisation et conduit à un but précis ».

Sans but, pas d’organisation. Le but commun seul peut unir les différents individus en une organisation commune. D’un autre côté, la diversité des buts est une cause de division comme la communauté du but amène l’union.

Précisément à cause de l’importance de l’organisation pour le prolétariat, tout dépend du genre de but qu’on lui assigne. Ce but est de plus grande signification pratique. Rien de moins pratique que cette façon de voir qui semble d’un si grand réalisme politique : le mouvement est tout, le but n’est rien. Est-ce l’organisation n’est donc rien et le mouvement inorganisé tout ?

Déjà avant Marx des socialistes assignèrent des buts au prolétariat. Mais ceux-ci provoquèrent le sectarisme, et divisèrent les prolétaires parce que chacun de ces socialistes mettait l’accent sur la manière spéciale qu’il avait trouvée de résoudre le problème social. Autant de solutions, autant de sectes.

Marx ne donna pas de solution particulière. Il s’opposa à toutes les mises en demeure d’être « positif » et d’exposer en détail les mesures à prendre, par lesquelles on émanciperait le prolétariat. Il ne proposa à l’Internationale que ce but général de l’organisation, que tout prolétaire pouvait adopter : la libération économique de sa classe ; et le chemin qu’il montrait pour y arriver était celui que l’instinct de classe du prolétaire indiquait : la lutte de classe politique et économique.

Avant tout ce fut la forme syndicaliste de l’organisation que Marx propagea dans l’Internationale ; elle apparut comme la forme d’organisation qui pouvait le plus rapidement possible réunir de grandes masses d’une manière durable. Dans les syndicats, il vit également les cadres du parti ouvrier. Sa pénétration de l’esprit de la lutte des classes et sa compréhension des conditions, grâce auxquelles l’expropriation de la classe capitaliste et la libération du prolétariat étaient possibles, n’agirent pas moins activement que le développement de l’organisation syndicale elle-même.

Il eut de fortes oppositions à vaincre, précisément chez les travailleurs les plus avancés, qui étaient encore pénétrés de l’esprit des anciens socialistes et qui appréciaient peu les syndicats, parce que ceux-ci ne touchaient pas au salariat. Ils leur parurent comme une déviation de la bonne méthode, qu’ils voyaient dans la fondation d’organisations dans lesquelles le salariat était directement vaincu, comme dans les coopératives de production. Si, malgré tout, l’organisation syndicale fit de rapides progrès sur le continent européen à partir de la deuxième moitié des années 60, elle le doit avant tout à l’Internationale et à l’influence que Marx exerça sur elle et par elle.

Les syndicats n’étaient pas pour Marx un but en soi, mais seulement le moyen de mener la lutte de classe contre l’ordre capitaliste. Il s’opposa de la manière la plus énergique aux chefs de syndicats qui essayèrent de détourner les syndicats de ce but – que ce fût pour des raisons étroitement personnelles ou pour des considérations purement syndicales, notamment contre les fonctionnaires syndicaux qui commencèrent à tricher avec les libéraux.

En général, aussi indulgent et tolérant que Marx était envers les masses prolétariennes, aussi sévère était-il pour ceux qui se présentaient comme leurs chefs. Ceci fut surtout vrai pour les théoriciens.

Dans l’organisation prolétarienne était bienvenu, pour Marx, tout prolétaire qui se présentait avec l’intention honnête de participer à la lutte de classe quelles que fussent les conceptions que le nouvel adhérent prônait, les motifs d’action théoriques qui le menaient, ou les arguments qu’il employait ; qu’il fût athée ou chrétien, proudhonien, blanquiste, weitlingien ou lassalien, qu’il comprît la théorie de la valeur ou qu’il la tînt pour superfétatoire. Naturellement, il ne lui était pas indifférent d’avoir affaire avec des ouvriers aux conceptions claires ou pleins de confusion. Il considérait comme un devoir important de les éclairer, mais il aurait tenu pour erroné de repousser des travailleurs parce qu’ils pensaient d’une manière confuse, et de les écarter de l’organisation. Il mettait toute sa confiance dans la puissance des contradictions de classes et dans la logique de la lutte de classe qui devait mener chaque prolétaire dans la bonne voie du moment qu’il avait adhéré à une organisation qui servait une véritable lutte de classe prolétarienne.

Mais il se comportait d’une manière différente vis-à-vis des gens qui vinrent au prolétariat comme professeurs et qui répandaient des conceptions propres à troubler la force et l’unité de cette lutte de classe. Vis-à-vis de tels éléments, il ne connaissait pas d’indulgence. Il s’opposa à eux en critique impitoyable, leurs intentions eussent-elles été les meilleures ; leur activité lui semblait en tout cas répréhensible – même lorsqu’il y avait des résultats et qu’elle ne s’exprimait pas en un pur gaspillage de forces.

Grâce à cela Marx fut toujours un des hommes les plus haïs ; haï non seulement de la bourgeoisie qui craignait en lui l’ennemi le plus dangereux, mais aussi de tous les sectaires, inventeurs, confusionnistes cultivés et autres éléments semblables dans le camp socialiste qui s’emportaient d’autant plus passionnément contre son « intolérance », son « autoritarisme », son « dogmatisme » et son « inquisition » qu’ils ressentaient douloureusement sa critique.

Avec ses conceptions, nous, marxistes, avons aussi repris cette position et nous en sommes fiers. Ce n’est que celui qui se sent le plus faible qui se plaint de « l’intolérance » d’une critique purement idéologique. Personne n’est plus durement, plus méchamment critiqué que Marx. Mais jusqu’ici il n’est encore jamais arrivé à un marxiste de chanter une complainte sur l’intolérance de nos adversaires d’idées. Pour cela, notre affaire est trop certaine.

Par contre, le découragement, qui parfois se manifeste dans les masses prolétariennes à la suite de querelles d’idées entre le marxisme et ses critiques, ne nous laisse pas indifférents. Ce découragement exprime un besoin tout à fait justifié : celui de l’unité du combat de classe et du groupement de tous les éléments prolétariens en une grande masse distincte, celui d’éviter des divisions qui pourraient affaiblir le prolétariat.

Les travailleurs connaissent très bien la force qu’ils puisent dans leur unité, ils l’apprécient plus que la clarté théorique et ils maudissent les discussions théoriques, lorsqu’elles menacent d’aller jusqu’à la division. Et cela avec raison, parce que le besoin de clarté théorique produirait le contraire de ce qu’il devrait donner s’il affaiblit la lutte de classe prolétarienne au lieu de la renforcer.

Un marxiste qui pousserait une divergence théorique jusqu’à la division d’une organisation de combat prolétarienne n’agirait pas d’une manière marxiste, c’est-à-dire dans le sens de la doctrine marxiste de la lutte de classe pour laquelle chaque pas en avant est plus important qu’une douzaine de programmes.

Marx et Engels ont exposé dans le Manifeste Communiste, au chapitre intitulé : « Prolétaires et Communistes », leur conception relative à la position que les marxistes devaient occuper dans les organisations prolétariennes. Les communistes étaient à peu près ce que nous appelons aujourd’hui les marxistes.

Dans ce chapitre, on peut lire ceci : « Quelle est la position des communistes vis-à-vis des prolétaires pris en masse ? Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n’ont point d’intérêts qui les séparent du prolétariat. Ils ne proclament pas de principes sectaires sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points :

  1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts communs du prolétariat.
  2. Dans les différentes phases évaluatives de la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours et partout les intérêts du mouvement générale.

Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue, la plus avancée de chaque pays, la section qui anime toutes les autres; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence nette des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. Le but immédiat des communistes est le même que celui de toutes les fractions du prolétariat : organisation des prolétaires en classe, destruction de la suprématie bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat. Les propositions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression, en termes généraux, des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique évoluant sous nos yeux. »

Depuis quatre-vingt-cinq ans [en 1933] que ceci fut écrit, plus d’une situation a changé, de sorte que ces phrases ne peuvent plus être appliquées à la lettre. En 1848, il n’y avait pas encore de grands partis ouvriers unitaires ayant des programmes généraux socialistes, et à côté de la théorie marxiste, il s’en trouvait d’autres, bien plus répandues.

Aujourd’hui il n’y a plus, chez le prolétaire militant, uni dans des partis de masse, qu’une seule théorie socialiste vivante : la théorie marxiste. Tous les membres des partis ouvriers ne sont pas marxistes, et encore moins ont-ils une solide formation marxiste. Mais parmi eux, ceux qui n’admettent pas la théorie marxiste n’ont point du tout de théorie propre. Ou bien ils contestent l’utilité d’une théorie ou d’un programme quelconque, ou bien ils brassent les bribes de la pensée pré-marxiste. Ce qui suffit pour les buts habituels d’agitation populaire, mais ce qui est insuffisant lorsqu’il s’agit de discerner dans la réalité des phénomènes nouveaux et inattendus. Précisément à cause de cette souplesse et de cette inconsistance dans cette position on ne peut faire un édifice qui défie toutes les tempêtes.

Le marxisme ne doit plus aujourd’hui se dresser contre d’autres conceptions socialistes. Ses critiques ne lui opposent pas d’autres idées, mais émettent seulement des doutes sur la nécessité d’une théorie en général ou du moins d’une théorie conséquente. On ne lui oppose plus dans le mouvement ouvrier que des expressions telles que « dogmatisme », « orthodoxie » et autres et non plus de nouveaux systèmes.

Ce n’est là pour nous, marxistes, qu’une raison de plus de ne pas vouloir enfermer le mouvement ouvrier dans une secte marxiste particulière qui se séparerait des autres couches du prolétariat militant. Comme Marx nous considérons, comme étant notre tâche, d’unir l’ensemble du prolétariat en un organisme de lutte. À l’intérieur de cet organisme, ce sera toujours notre but de rester « la partie la plus active et la plus avancée » qui « ait sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence nette des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien », c’est-à-dire que nous nous efforçons de fournir le maximum dans l’action pratique et dans l’étude théorique, qu’il est possible de fournir dans des circonstances données. Nous ne voulons avoir une situation spéciale de l’organisation générale du prolétariat groupé en parti de classe que par la supériorité de notre travail que nous assure la supériorité de notre point de vue marxiste.

Le prolétariat, d’ailleurs, partout où il n’est pas pénétré de marxisme, est contraint par la force des choses à en prendre le chemin.

Il est très rare qu’un marxiste ou un groupe marxiste ait fait appel à la scission pour des divergences théoriques. Quand il y eut des divisions, ce furent toujours des divisions pour des raisons pratiques et non théoriques ; c’étaient toujours des divergences tactiques ou d’organisation qui les amenèrent et la théorie ne fut que le bouc émissaire chargé de tous les péchés commis en la circonstance.

Marx n’a pas seulement montré théoriquement la voie par laquelle le prolétariat doit atteindre au plus vite son haut objectif, il a été aussi pratiquement de l’avant dans cette voie. Par son activité dans l’Internationale, il devint un guide pour toute notre activité pratique.

[Aujourd’hui encore l’opposition si profonde entre communistes et social-démocrates n’est pas théorique, mais pratique. Pour cette raison, nous n’en parlerons, ici, pas plus longtemps. Cette opposition est une opposition tactique et d’organisation, et non pas l’opposition du marxisme et de l’anti-marxisme, mais au contraire celle de la démocratie et de la dictature. À ce sujet, nous pouvons, nous social-démocrates, pleinement nous en référer à Marx, qui intervint dans les questions du parti et des syndicats en faveur de la démocratie la plus complété et dans celle de l’État en faveur de la république démocratique. (Paragraphe rajouté en 1933.)]

Non seulement comme penseur, mais encore comme modèle, nous avons ici à commémorer Marx ou mieux, ce qui est plus dans son esprit, à l’étudier. Nous ne tirerons pas un profit moindre de l’histoire de son activité personnelle que de ses études théoriques.

Il ne fut pas seulement un modèle par son activité, par son intelligence supérieure, mais aussi par son audace, sa persévérance qui se mariaient avec la plus grande bonté, l’abnégation et la sérénité inébranlable.

Pour connaître son audace, il faut lire son procès qui se déroula à Cologne, le 9 février 1849, à cause de son appel à la résistance armée où il expose la nécessité d’une nouvelle révolution. Le soin vigilant qu’il montra, alors qu’il vivait lui-même dans la plus grande misère, pour ses compagnons, à qui il pensait toujours avant de penser à lui-même, notamment après l’effondrement de la révolution de 1848, comme après la chute de la Commune de Paris de 1871, témoigne de sa bonté et de son abnégation. Toute sa vie fut une chaîne ininterrompue d’épreuves, auxquelles seul un homme dont la persévérance et l’énergie dépassaient de beaucoup la mesure commune pour résister.

Dès le début de son activité à la Rheinische Zeitung, en 1842, il fut pourchassé de pays en pays, jusqu’au moment où la Révolution de 1848 lui fit espérer la victoire. Par la défaite de la révolution, il se vit rejeté de nouveau dans la misère politique et personnelle, qui semblait d’autant plus sans espoir qu’en exil il était boycotté d’un côté par la démocratie bourgeoise, de l’autre par une partie des communistes mêmes qui le combattaient parce qu’il n’était, d’après eux, pas suffisamment révolutionnaire et que, de ses partisans, un grand nombre étaient enfermés pour de nombreuses années dans les forteresses prussiennes. Finalement vint une éclaircie, l’Internationale ; mais après peu d’années, elle disparut aussi à la suite de la chute de la Commune de Paris, et elle fut dissoute dans la confusion. Certes, l’Internationale avait accompli sa tâche de la manière la plus brillante, mais précisément à cause de cela les mouvements révolutionnaires des différents pays étaient devenus autonomes. Plus elle grandissait, plus l’Internationale avait besoin d’une forme d’organisation plus élastique, qui laissât plus de place aux différentes organisations nationales. Cependant, au même moment, les dirigeants des syndicats anglais qui voulaient marcher avec les libéraux se sentirent mal à l’aise à cause des tendances de la lutte de classe, alors que dans les pays latins l’anarchisme bakouninien se rebellait contre la participation des travailleurs à la politique : phénomènes qui poussèrent précisément alors le Conseil général de l’Internationale à l’application la plus rigoureuse de ses attributions centralisatrices, alors que le fédéralisme était plus nécessaire que jamais dans l’organisation.

Le fier navire conduit par Marx échoua sur cet écueil.

Ce fut une amère désillusion pour Marx. Certes, la brillante ascension de la social-démocratie allemande et le renforcement du mouvement révolutionnaire en Russie vinrent alors.

Cependant la loi sur les socialistes mit bientôt fin à cette ascension brillante, et le terrorisme russe atteignit son point culminant en 1881. À partir de ce moment, il alla en déclinant.

Ainsi l’activité politique de Marx fut une chaîne ininterrompue d’insuccès et de désillusions, tout comme son activité scientifique. L’œuvre de sa vie, le Capital, de laquelle il avait espéré beaucoup, resta apparemment inaperçue et sans action. Même dans son propre parti, son œuvre ne fut que peu comprise jusqu’au commencement des années quatre-vingts.

Marx mourut juste au seuil du temps où les semailles qu’il avait prodiguées dans les périodes les plus arides devaient se lever. Il mourut au moment où le mouvement prolétarien s’étendit à toute l’Europe et se pénétra de l’esprit de Marx, se plaçant sur les fondements qu’il avait établis, ce qui donna une période d’essor victorieux au prolétariat.

Si décourageante qu’aurait été cette situation pour beaucoup d’hommes, elle n’enleva jamais à Marx son égalité d’humeur ni ses convictions. Il dépassa si fortement son milieu et vit si loin au-delà de celui-ci qu’il put apercevoir la terre promise que la grande masse de ses contemporains ne soupçonnaient même pas. Ce fut la grandeur de son œuvre scientifique, ce fut la profondeur de sa théorie, où il puisa le meilleur de sa force de caractère, où son énergie et ses convictions prirent racine, qui le mirent à l’abri de toute défaillance et de cette inégalité de sentiments qui fait passer de la jubilation d’aujourd‘hui au sombre pessimisme de demain.

Nous devons puiser également à cette source afin d’être certains que nous serons à la hauteur de notre tâche. Alors nous pourrons espérer atteindre notre but plus tôt qu’il ne l’aurait été autrement. La bannière de la délivrance du prolétariat et de l’humanité entière que Marx a déployée, qu’il brandit plus d’une génération avant nous, jamais abattu, jamais découragé par des attaques toujours renouvelées, cette bannière, les combattants qu’il a formés le planteront sur les ruines de la forteresse capitaliste.

>Sommaire du dossier

Karl Kautsky contre la révolution russe

En 1919, Karl Kautsky publia Domination populaire ou domination de la violence et son point de vue est très simple. Les Alliés ont gagné la guerre, car leur prolétariat les a soutenu, la lutte s’étant présentée selon lui comme une lutte contre le militarisme et l’autocratie.

Pour cette raison, le prolétariat ne pourra désormais plus que prolonger sa logique de revendications et le socialisme apparaîtra comme nécessaire, sans même une révolution violente.

Cela montre à quel point Karl Kautsky n’a en rien saisi la nature de l’impérialisme, que Lénine a justement défini.

Concernant l’Allemagne, l’Autriche et la Russie, Karl Kautsky considère que la révolution qui a eu lieu dans chaque pays était inévitable, de par la nature du régime, défini ici comme « monarchie militaire ».

Si par contre la situation en Allemagne est présentée comme très bonne pour le prolétariat, présentée comme la force dirigeant l’État – nous sommes pourtant après l’écrasement des spartakistes –, Karl Kautsky considère qu’en Russie il n’y avait ni prolétariat organisé de manière massive, ni forces intellectuels, et par contre une paysannerie extrêmement forte.

Étant donné que, selon Karl Kautsky, le socialisme ne peut venir que de la démocratie dans les pays capitalistes développés, les bolchéviks ont donc en quelque sorte forcé l’histoire, au moyen de la « dictature », qu’ils présentent selon lui également comme modèle général.

Karl Kautsky, avec d’autres comme Anton Pannekoek ou Georgi Plekhanov, considéreront donc que le bolchevisme a forcé l’histoire et dévoyé le socialisme.

Karl Kautsky écrivit ainsi Un écrit sur le bolchevisme, en 1920, soutenant ouvertement le social-démocrate autrichien Otto Bauer et son ouvrage Bolchevisme ou social-démocratie ?. Il y dit la chose suivante :

« Bauer nous montre que le déroulement de la révolution russe était nécessaire. Elle aurait connu un relativement même déroulement également sans l’intervention des bolcheviks.

Après l’effondrement et la dissolution complète de l’armée et de la bureaucratie tsariste, la révolution paysanne était devenue inarrêtable, et cela comme révolution, non pas au sens du socialisme, mais dans celui de l’établissement de la propriété privée complète du sol. »

C’est là nier le sens historique du bolchevisme et Karl Kautsky affirme également qu’Otto Bauer a raison de dire que de toutes manières l’industrie russe dépendait du capital étranger et que par conséquent, les forces de gauche auraient de toutes manières possédé l’hégémonie totale.

Le bolchevisme n’aurait été donc qu’un putsch d’intellectuels organisés de manière ultra-centralisée, prenant une place vacante, afin de profiter de la révolution qui aurait eu lieu de toute façon. Lénine et les bolcheviks seraient donc des usurpateurs instaurant un despotisme.

Et, dans ce positionnement, Karl Kautsky s’imaginait encore au centre du jeu, alors que son centrisme devenait fictif, lui-même n’ayant plus aucune valeur ni pour les communistes qui le considéraient comme un renégat, ni pour la social-démocratie le considérant comme historiquement lié à l’émergence du bolchevisme.

En 1923, Karl Kautsky écrivit ainsi La conception marxienne de l’État reflétée par un marxiste. Il y expliquait qu’après la guerre mondiale, les socialistes parviennent de manière naturelle au gouvernement dans les pays capitalistes.

Mais, en même temps, l’œuvre consistait en une critique de Heinrich Cunow, qui a pris le relais de Karl Kautsky à la tête de la Neue Zeit, resté dans le cadre du SPD, alors que Karl Kautsky avait rejoint l’USPD.

Heinrich Cunow était un des idéologues du SPD ; avec Paul Lensch et Konrad Haenisch, il participait au courant dit du « socialisme d’État », du « socialisme de guerre », de la « communauté populaire ».

L’État devait engloutir les masses et les administrer, formant le socialisme, alors que la guerre devait écraser le féodalisme russe et l’impérialisme franco-britannique.

Karl Kautsky les rejetait… mais rejetait la révolution et le bolchevisme, de manière véhémente.

Affiche soviétique où Lénine balaie
de la Terre les réactionnaires.

En 1925, dans L’internationale et la Russie soviétique, il y oppose l’absolutisme tsariste à l’absolutisme bolchevik, tout en reconnaissant que, si les choses étaient vues sous un angle « juridique », il faudrait reconnaître le bolchevisme comme le « frère » de la social-démocratie et, de fait, « les nouveaux despotes étaient auparavant nos camarades ».

Karl Kautsky donne même un exemple assez particulier :

« Il y a en Amérique de nombreux millionnaires qui appartenaient durant leur jeunesse aux prolétaires les plus pauvres. Leur origine prolétarienne ne les a pas empêchés par la suite de devenir les exploiteurs du prolétariat les plus sans scrupules, ceux au coeur le plus dur. Nous trouvons la même chose chez les bolcheviks. »

Karl Kautsky reconnaît donc la lutte du bolchevisme jusqu’en 1917, tout en rejetant sa prise du pouvoir et sa fondation de la IIIe Internationale.

Il considère même que le régime soviétique est plus terroriste contre la gauche non bolchevik que l’Italie de Benito Mussolini ou la Hongrie de Miklós Horthy, qu’il est devenu « l’ennemi le plus dangereux du prolétariat » tant en Russie que dans les autres pays.

La politique de l’Internationale Communiste serait soumise à la diplomatie soviétique, au moins la « moitié » de ce qui est raconté sur ce qui se passe en URSS doit être « vrai », les communistes formeraient une « classe privilégiée » dans « l’empire russe », le régime s’acoquinerait avec les pays capitalistes pour parvenir à se maintenir, tenterait de fomenter des troubles en Europe de l’Est pour pratiquer une politique expansionniste, etc.

Pour Karl Kautsky, le régime soviétique n’aurait jamais dû confisquer les biens comme il l’a fait, c’est-à-dire en fait assumer le socialisme, mais former un gouvernement de l’ensemble de la gauche organisant des réformes de type démocratique.

Pour cette raison, selon lui, le régime soviétique est du même type que les monarchies absolutistes et militaristes du type des Romanov, des Habsbourg, des Hohenzollern et tout comme les monarchies de ce type se sont effondrées dans une catastrophe, le régime soviétique court à sa perte, et ce rapidement.

Le régime soviétique ne se maintiendrait encore uniquement que car son armée est la « plus disciplinée du monde » et encadre la population, et qu’il a mis en place la Tchéka, la police politique qui n’est pas autre chose pour Karl Kautsky que « l’inquisition espagnole » modernisée, sans préjugés féodaux, etc. et donc d’autant plus efficace.

Il faut donc que la social-démocratie soutienne l’opposition de gauche en Russie, en se préparant à un soulèvement général qui ne manquera pas d’arriver.

Il ne faut pas soutenir une intervention militaire des pays capitalistes, ni une tentative de coup d’État, qui favoriserait la réaction, mais renforcer, depuis les autres pays, les courants « de gauche » à l’intérieur de la Russie, qui doivent se tenir prêts à participer aux premières loges au renversement du régime.

Le discours de Karl Kautsky est, de fait, exactement le même que celui des anarchistes et des courants gauchistes, y compris du trotskysme qui va apparaître quelques années plus tard.

Et tout comme les anarchistes disposent d’un mythe présenté comme idéal, avec l’Armée noire de Nestor Makhno, Karl Kautsky avait donc un contre-modèle : la Géorgie, où les menchéviks, qu’il assimile désormais aux sociaux-démocrates, auraient été majoritaires tant dans les campagnes que dans le prolétariat, combattant à la fois les « rouges » et les « blancs ».

Karl Kautsky maintiendra cette position jusqu’à la veille de la prise du pouvoir par les nazis, qu’il ne prit pas au sérieux non plus, s’arc-boutant sur a conception de l’évolution. 

En 1922, il publia La révolution prolétarienne et son programme, un ouvrage de pratiquement 350 pages, qu’il réédita en 1932, laissant ici ce passage tout à fait révélateur :

« Si l’on parvient à conserver la démocratie en Allemagne, et nous avons toutes les raisons de le penser, alors tout comme Marx et Engels l’attendaient pour l’Angleterre, la social-démocratie unie fera également en Allemagne la conquête pacifique du pouvoir, dès que la majorité de la nation se placera derrière elle. »

L’ouvrage vise principalement la conception léniniste de l’État, exposée dans L’État et la révolution, que Karl Kautsky ramène à la conception anarchiste de Mikhaïl Bakounine. Karl Marx n’aurait rejeté qu’une forme d’État, celle de type « bureaucratique-militariste » et par conséquent Lénine généraliserait cette question de manière fondamentalement erronée.

Karl Kautsky y affirmait également qu’il n’existe plus que trois pays de ce type : la France qui serait un empire sans empereur, la Russie un tsarisme sans tsar, enfin l’Italie fasciste en tant que monarchie dirigée par un « Duce ».

Dans cette perspective, l’Angleterre, les États-Unis d’Amérique, la Suisse sont considérés comme les plus démocratiques, mais cela signifie que l’Allemagne l’est également, et cela également donc dans l’édition de 1932.

Karl Kautsky publia également Communisme et social-démocratie en 1932, où il aborde la question du national-socialisme, le présentant comme une menace tant pour les socialistes que pour les communistes. Cependant, Lénine n’ayant été qu’un dictateur organisant un complot de révolutionnaires professionnels, ayant amené la guerre civile en supprimant la constituante, le bolchevisme ne pourrait qu’être rejeté.

Karl Kautsky refusera donc tout front antifasciste, devant émigrer, mourant à Amsterdam en 1938, sombrant alors dans un oubli politique total.

>Sommaire du dossier

Karl Kautsky et le refus de la révolution allemande

Le centrisme de Karl Kautsky se prolongea y compris en pleine effervescence révolutionnaire en Allemagne.

Lors d’un conférence générale de l’opposition en avril 1917, Karl Kautsky s’opposa ainsi tant à la présence des spartakistes qu’à la formation d’une nouvelle organisation, le Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands – USPD (Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne).

L’USPD eut pourtant un succès immédiat, obtenant 120 000 adhérents en quelques mois, alors que le vieux parti social-démocrate n’en avait alors plus que 240 000. Karl Kautsky et Eduard Bernstein prirent dans ce cadre une position tellement réformiste qu’ils devinrent les chefs de file de son aile droite.

Lors de la révolution de 1918, alors que le régime s’était effondré, Karl Kautsky chercha alors à tout prix à réunifier l’USPD avec le vieux parti social-démocrate. C’était la ligne exactement contraire des communistes et cela donna la situation paradoxale que la petite aile droite de l’USPD soutenait donc le gouvernement en place, alors que son aile gauche cherchait à le renverser. Hugo Haase, dirigeant de l’USPD depuis sa fondation, cherchait quant à lui à temporiser, afin d’unifier toute la gauche.

Le vieux parti social-démocrate s’appuya cependant sur l’Armée et les factions nationalistes armées pour écraser la révolution dans le sang. En août 1920, bien après l’échec de la révolution et la mort de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht sous les balles des corps-francs appuyés par la social-démocratie anti-communiste, Karl Kautsky expliquait encore qu’il y avait une révolution sociale en cours en Allemagne, qu’elle allait durer plusieurs décennies, qu’elle était une partie de la révolution mondiale.

Rosa Luxembourg, assassinée en 1919.

Il justifiait cela en disant qu’il faut distinguer la prise du pouvoir politique et les modifications sociales, que la social-démocratie, en raison de sa scission, n’est pas en mesure de porter réellement la force de la classe ouvrière, etc. Les communistes se voyaient ainsi attribuer l’origine de la faiblesse du processus révolutionnaire qui serait déjà en cours.

C’était intenable et Karl Kautsky abandonna alors l’UPSD, qui basculait dans le bolchevisme et qu’il finit par rejoindre dans sa grande majorité. Lui-même ne se voyait pas encore rejoindre le vieux parti social-démocrate. Il alla alors en Géorgie, d’août 1920 à mai 1921, avec l’intention ensuite d’aller s’installer en Autriche.

Karl Kautsky avec des sociaux-démocrates de Géorgie, à Tiflis en 1920.

Il fit une description idyllique de ce voyage, en 1921, dans La Géorgie, une république social-démocrate de la paysannerie. Il est significatif que les deux derniers chapitres s’intitulent « L’agression bolchevique » et « Le bonapartisme moscovite »

Version anglaise, en 1921, de l’ouvrage
de Karl Kautsky sur la Géorgie.

Son écrit consistait, en réalité à part ces deux chapitres, en une présentation du pays permettant à chaque fois une brutale critique du bolchevisme : sa végétation, son agriculture, son industrie, son histoire, sa « révolution » c’est-à-dire la prise du pouvoir par les menchéviks.

Le régime menchévik est présenté comme « le plus solide au monde », un « paradis » comparé à « l’enfer » de la Russie soviétique. C’était alors son leitmotiv : selon Karl Kautsky, il fallait suivre les modèles unitaires, rassemblant « réformistes » et « révolutionnaires », au sens de « révolutionnaires » non liés à la Russie. Il mentionnait alors les exemples autrichiens, suisse, français, italiens, saluant l’unité d’Otto Bauer, Fritz Adler et Karl Renner, Wilhelm Ellenbogen, Robert Grimm et Herman Greulich, Jean Longuet et Pierre Renaudel, Filippo Turati et Giacinto Serrati.

Le bolchevisme ne lui apparut – tout comme la Première Guerre mondiale, que comme un phénomène tout à fait secondaire, qui ne durerait pas. En 1921, dans De la démocratie à l’esclavage étatique, il explique ainsi que :

« Une classe dominante n’est également jamais identique avec le gouvernement et ses autorités. Elle aussi a besoin de la liberté de critique par rapport au gouvernement et de la possibilité d’une information autonome, indépendante du gouvernement (…).

Il n’y a, aujourd’hui en Russie, uniquement une presse gouvernementale, que des éditions fondés ou tolérées par le gouvernement ; le gouvernement dispose de toutes les imprimeries et de tout le papier, au point qu’une presse illégale comme au temps du tsarisme n’est même pas possible.

Il tient au bon plaisir du gouvernement de savoir quels partis il veut tolérer, les syndicats et les coopératives sont soumis au paternalisme administratif.

C’est une situation qui non seulement ne promeut pas le développement spirituel des masses, mais le paralyse au maximum, les rend toujours plus incapables de mener leur libération et le développement d’institutions socialistes, qui ne peuvent être que l’oeuvre de la classe ouvrière et pas d’une bureaucratie ou d’une dictature d’un parti (…).

Lorsque le parti socialiste a la majorité au parlement d’une république démocratique, le prolétariat gouverne seul, sans être dépendant des autres classes (…).

Un gouvernement est dictatorial quand il domine de manière illimitée. De plus,il appartient à l’essence de la dictature qu’elle ne soit comprise que comme régime temporaire. Un gouvernement sans limites, qui est instauré sur le long terme, est qualifié de despotique (…).

Une chose est sûre : le bolchevisme a dépassé son apogée et se trouve sur la pente descendante, dont le rythme s’accélère naturellement. »

Au nom de la révolution comme évolution, Karl Kautsky refusa le bolchevisme, et il condamna autant qu’il put la révolution russe… Au nom de la révolution russe.

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Le kautskysme comme centrisme

Il est nécessaire ici de voir que c’est précisément cette passivité typique de Karl Kautsky que Lénine dénonce sous le vocable de kautskysme. Le kautskysme est ici un centrisme, c’est-à-dire une collusion avec la droite contre la gauche, au nom du succès mécanique inévitable censé arriver.

Karl Kautsky assuma cette position centriste jusqu’à la caricature. En 1915, il publia dans ce cadre État national, État impérialiste et fédération des États. C’était un ouvrage étrange : Karl Kautsky tentait d’y formuler une ligne de pseudo-critique de l’impérialisme, en pleine guerre.

Affirmant que la formation d’un État national est un aboutissement démocratique, dans la mesure où il dispose d’une langue commune à sa population, il y rejetait la formation d’États multinationaux, refusant de ce fait l’expansionnisme germanique par rapport à la France, sans le dire ouvertement.

En même temps, Karl Kautsky se perd dans des réflexions sans fin sur ce qu’est l’expansionnisme, en quoi il n’est pas nécessairement en rapport avec l’impérialisme. Sa conclusion d’une très longue présentation de la situation coloniale est ainsi la suivante :

« A première vue, l’actuelle guerre mondiale est de ce fait pas de type impérialiste. Et pourtant il est de ce type, mais seulement en dernier lieu.

L’impérialisme est coupable de la catastrophe guerrière dans la mesure où il a été la force motrice dans la course à l’armement, qui naturellement a ensuite emporté toutes les grandes puissances, qu’elles soient poussées par des motifs impérialistes ou non.

Cette course à l’armement devait devenir la cause de la guerre, si rien n’était mis en place pour la freiner, même en parvenant à supprimer les questions impérialistes litigieuses par une compréhension pacifique mondiale. »

Par conséquent, selon Karl Kautsky la guerre n’est pas le fruit du capitalisme passé au stade impérialiste, mais d’une tendance particulière à un secteur particulier du capital, à savoir le capitalisme financier cherchant à s’étendre, avec en parallèle le militarisme devenant en quelque sorte indépendant.

En présentant la chose ainsi, Karl Kautsky dédouanait l’impérialisme allemand, puisque la guerre devenait une sorte de produit mécanique de la réalité internationale. C’est la position exactement contraire de celle de Lénine en Russie, qui lui prônait le défaitisme révolutionnaire. 

Karl Kautsky

Déjà, en 1910, il considérait qu’un affrontement militaire entre la France et l’Allemagne n’était pas prévisible autant qu’une loi de la nature, alors que de son côté Lénine avait développé le marxisme pour aboutir à sa conception de l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme.

La seule tâche qui reviendrait à la social-démocratie, selon Karl Kautsky, serait alors de demander dans chaque pays qu’un accord de paix général soit formulé, comprenant le principe de respect du droit des peuples à décider de leur sort, dans le refus de toute annexion.

Karl Kautsky était obligé de penser cela, car de son point de vue la croissance de la social-démocratie était inébranlable, irrépressible. La guerre ne peut alors, dans cette perspective, qu’être un simple aléas, une tourmente passagère.

En 1916, il publia également Les États-Unis d’Europe centrale, tentant de s’opposer au grand succès de l’ouvrage Mitteleuropa (Europe Centrale) du pasteur Friedrich Naumann (1860-1919), notamment connu pour avoir organisé des aides sociales pour contrer la social-démocratie et théorisé un « socialisme national sur une base chrétienne » (sans antisémitisme, néanmoins).

Dans Mitteleuropa, on trouve d’exposée toute la conception impérialiste d’organisation de l’Europe centrale dans l’éventualité d’une victoire allemande. Friedrich Naumann imagine, en quelque sorte, une sorte d’Autriche-Hongrie élargie et passant sous contrôle allemand, dans le cadre d’un libéralisme économique renforçant l’impérialisme allemand.

L’ouvrage eut un succès très important, formant une sorte d’alternative civile à l’impérialisme allemand, par rapport au projet militaire d’annexion pure et dure (qui se concrétisera ensuite idéologiquement avec le parti nazi).

Il gangrena idéologiquement une partie de la social-démocratie et Karl Kautsky tenta de s’y opposer, tout d’abord par une série d’articles dans la Neu Zeit, puis par la publication d’un ouvrage à ce sujet.

Karl Kautsky

Toutefois, Karl Kautksy cherche encore à se situer dans le cadre acceptable des discussions ayant lieu à l’époque. Il fait de longues digressions sur les situations spécifiques de chaque nation de l’est européen, fournissant quantité d’informations pouvant, en pratique, être totalement utiles à une gestion impérialiste qu’il est censé dénoncer.

Il se contente politiquement de considérer qu’une Europe centrale réunifiée dans un cadre actuel ne satisferait pas les critères historiques de la social-démocratie, ce qui est une manière selon lui de se situer à la gauche du mouvement.

En réalité, il a une position se situant à l’intérieur de l’impérialisme et cela l’amène toujours davantage à considérer qu’une évolution positive est possible malgré, voire à cause de l’impérialisme.

Il en arrive ainsi à affirmer que :

« La phase présente de l’impérialisme n’est pas nécessairement la dernière forme du capitalisme. Marx a dit une fois dans « Misère de la philosophie » que la concurrence produit le monopole et le monopole la concurrence. Le développement se complète non pas de manière linéaire, mais dialectiquement, c’est-à-dire en opposés.

Le mercantilisme a produit le libre-échange et celui-ci l’impérialisme. Il n’est pas exclu, qu’à celui-ci suive une nouvelle époque de l’impérialisme avec des conditions telles qu’elle rende possible une union d’États, comme l’Europe centrale, sur la base d’une adhésion volontaire et joyeuse de ses membres, et qui lui assurerait son fonctionnement durable et fructueux.

Cette possibilité n’est toutefois qu’encore très vague, indéfinie, même pas vraiment probable. Elle ne doit influencer présentement que dans la mesure où elle nous rappelle à ne pas repousser fondamentalement l’idée des « États-Unis d’Europe » ou bien également seulement de l’Europe centrale, étant donné qu’encore au sein de la période capitaliste le temps viendra peut-être où nous avons à la représenter.

Ce qui nous est présenté aujourd’hui sous ce mot d’ordre est cependant à repousser de manière décidée. »

Karl Kautsky y explique d’ailleurs, qui plus est, que depuis 1907 il prône ouvertement le refus de prendre le pouvoir autrement que par la voie pacifique, refusant par conséquent ouvertement depuis cette date de se confronter à une éventuelle guerre. Sa conception de la démocratie l’a paralysé jusqu’à l’absurde.

Il maintint cette position durant toute la guerre, comme en témoigne en 1917 La libération des nations, où il précise ses considérations sur les conditions de paix que doit exiger la social-démocratie.

En 1918, il tenta de formuler des Remarques social-démocrates sur l’économie de transition, un long document de pratiquement deux cent pages se veut un manuel pour la transformation de l’Allemagne, qui passerait de manière pour ainsi dire naturelle au socialisme, alors que se profile l’instauration de la paix.

Sur le plan de la politique internationale, il continua son positionnement, compilant des articles de 1918 pour exprimer son point de vue en 1919 dans Les racines de la politique de Wilson.

Prolongeant sa tentative d’aller dans le sens d’un impérialisme en quelque sorte pacifié, il affirme même qu’il existe deux forces progressistes alors : la partie consciente du prolétariat et de l’autre le président américain Woodrow Wilson, à l’avant-garde de la lutte pour une société des nations.

Dans la préface où il décrit la situation alors, il témoigne également d’un chauvinisme allemand outrancier, au prétexte de l’hégémonie de l’impérialisme des Alliés.

« La paix à laquelle nous allons ne sera pas la paix de l’entente, vers laquelle nous voulons tendre, mais une paix de la violence.

Il est à craindre que, au moins à l’est, elle sera également une paix du viol, le viol de parties de la nationalité allemande par les nations slaves voisines de l’Allemagne, à savoir les Tchèques, les Polonais et les Yougoslaves, qui veulent enlever à la nation allemande le droit à l’auto-détermination des nations pour lequel ils ont lutté si longtemps et avec tellement d’abnégation. »

De fait, Karl Kautsky explique que si la guerre a été impérialiste, toutes les forces ne l’ont pas été dans la même mesure, à quoi s’ajoutent d’autres facteurs qui ont également eu leur rôle.

Les Etats-Unis d’Amérique se voient attribuer un rôle positif, car étant dénuées de militarisme lié à l’absolutisme, ils n’entretiennent pas d’armée et n’ont pas de démarche alliant expansionnisme et course à l’armement. Karl Kautsky se trompait naturellement ici sur toute la ligne, les États-Unis s’élançant précisément à ce moment vers le militarisme impérialiste.

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