La circulation du capital selon Marx : crédit et circulation métallique

La classe capitaliste consomme pour sa satisfaction personnelle, et cette consommation réinjecte de l’argent dans la circulation. Avant d’approfondir cette question, notons déjà un autre aspect qui est relié à cette question.

En effet, la production capitaliste est concurrentielle et technique, et les capitalistes s’achètent les uns aux autres du matériel afin de moderniser leur production. C’est quelque chose qui joue dans la manière dont le capital circule.

Nous allons étudier cet aspect, mais voyons d’abord ce qui manque pour que tout cela fonctionne : l’argent.

Si la plus-value se réalise par la vente des marchandises, alors forcément il y a accroissement du capital. Mais si l’argent est dans les mains des capitalistes à l’initial, d’où arrive l’argent en plus ?

Nous allons voir ici le point de vue de Marx, et revenir plus loin sur comment le capitalisme a modernisé cet aspect propre à l’accumulation du capital à l’initial.

Selon Karl Marx, ce qui se passe est logique : si des capitalistes retirent de l’argent de la circulation, alors d’autres en amènent. Il faut un équilibre, sinon cela ne saurait marcher.

Aussi Karl Marx nous dit-il :

« Lorsqu’une partie de la classe capitaliste jette donc dans la circulation une valeur-marchandise supérieure (du montant de la plus-value) au capital-argent avancé par elle, une autre partie de la classe capitaliste jette dans la circulation une valeur-argent supérieure (du montant de la plus-value) à la valeur-marchandise qu’elle enlève constamment de la circulation pour la production de l’or.

Alors que certains capitalistes pompent constamment dans la circulation plus d’argent qu’ils n’en projettent dans son cours, d’autres, les producteurs d’or, déversent constamment plus d’argent qu’ils n’en retirent sous forme de moyens de productions. »

Maintenant, nous faisons face à un problème essentiel. D’où vient l’argent ? En fait, on en revient à la question des métaux précieux. Ce sont eux qui font office d’argent.

Karl Marx nous enseigne ici :

« Si les marchandises supplémentaires qui doivent se convertir en argent trouvent la somme d’argent nécessaire, c’est que, d’autre part, l’on jette dans la circulation, non point par l’échange, mais par la production même, de l’or (et de l’argent) supplémentaire, qui doit se convertir en marchandises. »

Ce processus se déroule-t-il sans douleur ? Absolument pas. Le capital exige la frénésie, l’emballement, et ainsi :

« Toute l’essence du crédit, et de l’overtrading [sur-commerce] et de l’overspeculation [sur-spéculation] qui vont avec, repose sur la nécessité d’élargir et de sauter au-dessus les bornes de la circulation et de la sphère d’échange.

Cela apparaît comme davantage colossal, davantage classique en relation avec les peuples, plus que les individus. Ainsi, les Anglais ont été dans l’obligation de prêter à des nations étrangères, afin de les avoir comme customers [clients]. » (G).

C’est précisément ce point-là qui a induit en erreur Rosa Luxembourg. Rosa Luxembourg a constaté le caractère fondamentalement expansionniste du capital, et a considéré que cette « expansion » était le moteur du capital.

Or, il n’y a pas d’expansion pour le capital s’il n’y a pas de contenu capitaliste dans celle-ci. De fait, la plus-value concerne la production de biens de consommation, mais également la production de moyens de production.

La conception selon laquelle il faudrait forcément un marché étranger, un non-capitaliste à spolier, ne résoudrait rien à la question : d’où viendrait l’argent du non-capitaliste ?

Lénine, dans Pour caractériser le romantisme économique, se moque ainsi de cette fausse logique :

« Le romantique dit : les capitalistes ne peuvent consommer la plus-value et doivent par conséquent l’écouler à l’étranger. On se demande si les capitalistes ne donnent pas gratuitement leurs produits aux étrangers ou s’ils ne les jettent pas à la mer (…).

Mêler le commerce extérieur, l’exportation, au problème de la réalisation, c’est éluder la question en la reportant sur un terrain plus vaste, mais l’élucider en aucune façon (…).

Nous dirons plus : une théorie qui rattache le marché extérieur au problème de la réalisation de l’ensemble du produit social atteste non seulement une incompréhension de cette réalisation, mais encore une compréhension très superficielle des contradictions propres à cette réalisation… »

Et que nous explique alors Karl Marx, pour expliquer le besoin accru d’argent ? Tout simplement que :

« L’argent supplémentaire nécessaire à la circulation de cette masse de marchandises plus considérable qui a une plus grande valeur doit être fourni soit par une économie accentuée de la masse d’argent en circulation, – par la compensation des paiements, etc., ou encore par des mesures d’accélération de la circulation des mêmes pièces de monnaie, – soit par la transformation de l’argent de sa forme trésor en sa forme circulante. »

Naturellement, ici, le rôle des banques devient ici formidablement important. D’où cette affirmation franche de Marx :

« Ainsi se trouve résolue cette question absurde : la production capitaliste avec son volume actuel serait-elle possible sans le système du crédit (même en ne considérant ce système que de ce point de vue-ci), c’est-à-dire avec la seule circulation métallique ?

Évidemment non !

Elle se serait au contraire heurtée aux limites mêmes de la production des métaux précieux.

Mais, d’autre part, il ne faut pas se faire d’idées mystiques sur la vertu productive du crédit, en tant qu’il place à la disposition des intéressés du capital-argent ou le met en mouvement. »

Ceux qui auront ces idées mystiques, ce sont Pierre-Joseph Proudhon, les populistes russes, ou même Rosa Luxembourg, ou encore les conceptions idéalistes de type fasciste ; en réalité, l’argent n’est qu’un lieu de passage du capital, il n’est pas capital.

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La circulation du capital selon Marx et la question centrale de la provenance de la circulation

La question de la provenance des moyens de la circulation, de l’origine de l’argent circulant en plus à chaque cycle, est essentielle.

Comme dit précédemment, elle a été travaillée sans succès par les économistes classiques, par les populistes russes, par Rosa Luxembourg, etc.

La problématique se pose comme suit : on sait que lors de la production, les travailleurs font des heures qui sont payées pour certaines, et pas pour d’autres. Les marchandises vendues, le capitaliste obtient pour cette raison un capital plus grand qu’au départ.

Seulement, il faut bien des gens pour acheter ces marchandises. Si les capitalistes donnent tant de salaires, alors il y a tant dans la circulation d’argent. D’où alors vient l’argent en plus, permettant d’intégrer la plus-value dans le capital, sous forme d’argent ?

C’est une question évidente et d’une importance centrale. Imaginons que les capitalistes dans leur ensemble donnent, par exemple, 100 euros en salaires. D’où vient alors l’argent formant la plus-value, faisant que les capitalistes en ramènent 110 au bout d’un cycle ?

Ou comme le pose Karl Marx en étudiant cette question :

« Le problème, dans la mesure où peut y en avoir un ici, coïncide avec le problème général : d’où vient la somme d’argent indispensable à la circulation des marchandises dans un pays ? »

Il n’y a naturellement pas une infinité de raisons possibles (nous verrons plus loin les réponses erronées qui ont pu être données) ; il n’y en a en pratique, et dans l’immédiat pour la production capitaliste, hors échange entre pays, que trois.

Soit l’argent vient du capitaliste, soit l’argent en plus arrive par magie (ce à quoi revient les positions des économistes bourgeois), soit il provient de zones non capitalistes intégrées dans le capitalisme (ce qui est, entre autres, la thèse erronée de Rosa Luxembourg, dans son ouvrage de 600 pages « L’accumulation du capital »).

C’est par cette question que s’introduit le romantisme, qui « regrette » la période où le grand capitalisme n’avait pas « ruiné » les petits producteurs, n’avait pas « corrompu » les traditions, etc.

C’est par cette question que le romantisme dénonce le capital financier, qui produirait un argent « fictif », alors que le capital industriel, quant à lui, produirait « vraiment ».

Karl Marx, de manière fort juste, en reste au capitalisme en tant que tel, au mode de production capitaliste, et constate la chose suivante qui en découle :

« Nous n’avons, dès lors, que deux points de départ : le capitaliste et l’ouvrier (…).

Quant à l’ouvrier, il n’est, nous l’avons déjà dit, que le point de départ secondaire, tandis que le capitaliste est le point de départ primaire de l’argent jeté dans la circulation par l’ouvrier.

L’argent, d’abord avancé comme capital variable, accomplit déjà sa deuxième circulation quand l’ouvrier le dépense pour payer des moyens de subsistance.

La classe capitaliste reste donc le seul point de départ de la circulation de l’argent. »

Le travailleur est payé par le capitaliste, ce qui fait que le travailleur n’a d’argent que par le capitaliste. L’argent « en plus » à chaque cycle doit donc, en toute logique, venir du capitaliste lui-même.

C’est la réponse de Karl Marx, qui explique que :

« En effet, quelque paradoxal que cela puisse sembler de prime abord, c’est la classe capitaliste elle-même qui jette dans la circulation l’argent servant à réaliser la plus-value contenue dans les marchandises.

Mais elle ne l’y jette pas comme argent avancé au capital. Elle le dépense comme moyen d’achat pour sa consommation individuelle. Elle ne l’avance donc pas, bien qu’elle forme le point de départ de sa circulation. »

Le niveau de vie du capitaliste s’élève, et de sa consommation personnelle arrive davantage d’argent dans la circulation, c’est elle qui permet la circulation. Mais cela signifie, cependant, que cet argent doit exister.

Alors, d’où provient-il ?

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La circulation du capital selon Marx, la signification de la rotation et le chaos capitaliste

Le capitaliste a tout intérêt à ce que la rotation du capital soit rapide. Plus la rotation est rapide, plus le capital devient rapidement argent pour le capitaliste, plus il peut grandir davantage. En ce sens, il amène ce qui a été appelé la « mondialisation », cherchant en effet par tous les moyens à se réaliser.

Karl Marx nous explique ainsi :

« Le capital, suivant ici sa propre nature, se dégage de toute limitation spatiale.

La création des conditions physiques de l’échange – moyens de communication, de transport – devient pour lui une nécessité d’une ampleur toute nouvelle – la destruction de l’espace par le temps. » (G)

Cette affirmation est très importante et elle vaudrait une analyse à elle seule. Restons en ici par contre plus spécifiquement à la question de la circulation en tant que telle.

Constatons ainsi que, si le capitaliste veut donc que la rotation du capital soit rapide, il doit également faire en sorte que les futures rotations le soient aussi, et également, qu’elles soient possibles.

Or, forcément, il y a usure de certains éléments de production. Le matériel, les machines, etc. s’usent et doivent être remplacés. Ici, la machine de la circulation peut s’enrayer.

Karl Marx note ainsi :

« Dans les même investissement de capital, la durée d’existence et, par conséquent, le temps de rotation sont différents pour les divers éléments du capital fixe.

Dans un chemin de fer, par exemple, les rails, les traverses, les travaux de terrassement, les gares, les ponts, les tunnels, les locomotives et les wagons diffèrent par leur durée de fonctionnement et leur terme de reproduction : le capital engagé dans ces éléments aura donc des durées différentes de rotation. »

De plus, dans certains cas, les marchandises doivent « se reposer », par exemple sécher, mûrir, etc., donc cela ajoute au temps de production.

Le capitaliste évalue donc attentivement la rotation du capital, car c’est dans son intérêt :

« Plus la période de rotation du capital est courte,

– c’est-à-dire plus les intervalles sont courts entre les échéances de sa reproduction dans l’année, –

et plus rapidement la partie variable du capital primitivement avancée par le capitaliste sous la forme d’argent se convertit en la forme argent du produit créé par l’ouvrier pour remplacer ce capital variable (produit qui comprend en outre la plus-value) ;

plus court est donc le temps pour lequel le capitaliste est forcé d’avancer de l’argent sur son propre fonds, et plus faible est, par rapport au volume donné de la production, le capital qu’il avance ;

plus grande relativement est la masse de plus-value qu’avec un taux donné de la plus-value il retire chaque année, puisque, avec la forme argent de la valeur produite par l’ouvrier lui-même, il peut plus fréquemment racheter cet ouvrier et mettre son travail en mouvement. »

Le capital privilégie donc les formes rapides, et on peut déjà voir que c’est décisif pour ses choix concernant l’alimentation ; Karl Marx note déjà, en opposant cela aux moissons qui elles sont annuelles :

« Seuls les produits secondaires, le lait, le fromage, etc. peuvent régulièrement être produits et vendus par périodes assez rapprochées. »

Cependant, ce n’est pas tout, il faut également vendre. On a là la même problématique :

« L’une des sections du temps de circulation, – celle qui est relativement la plus décisive, – est constituée par le temps de la vente, l’époque où le capital se trouve à l’état de capital-marchandise.

Le temps de circulation et par suite la période de rotation s’allongent ou s’abrègent en fonction de la durée de ce délai. »

On voit déjà ici l’intérêt que peut représenter une nourriture industrielle massive telle que fournie par Mc Donald’s : le temps de rotation est court à tous les niveaux. Il n’est pas étonnant que les travailleurs de ce secteur se voient imposer à la fois des salaires bas et une activité très « rapide » : cela tient à la rotation même du capital dans ce secteur.

De la même manière, le capitaliste doit disposer de moyens techniques pour que la rotation se déroule bien : il faut des chemins de fer, que la production ait accès à ceux-ci, etc. etc.

C’est important, car on peut voir ici comment le capitalisme a fait en sorte de raccourcir les distances, par exemple avec le canal de Suez, les progrès techniques, etc.

Si l’on ajoute à cela le fait que les salaires doivent être donnés chaque mois, que l’argent des ventes ne rentre a priori qu’au fur et à mesure, alors inévitablement le capitaliste doit gérer une circulation compliquée, tout en ayant en tête la rotation, la phase globale qui se présente sous la forme d’un revenu du capital initial.

On devine ainsi facilement le chaos que représente tous ces capitalistes jetés les uns contre les autres, ayant tout de même besoin pourtant de moyens d’ensemble qu’ils n’acceptent qu’après avoir subi le contre-coup de leur absence.

C’est la différence entre le niveau de conscience socialiste et le chaos capitaliste ; comme l’explique Karl Marx :

« Supposons qu’au lieu d’être capitaliste, la société soit communiste : tout d’abord, le capital-argent disparaît, et avec lui les déguisements des transactions qui s’imposent grâce à lui.

La chose revient simplement à ceci : il faut que la société calcule d’avance la quantité de travail, des moyens de production et de subsistance qu’elle peut, sans aucun dommage, employer à des entreprises, comme par exemple la construction des chemins de fer, qui pendant un temps assez long, un an ou même davantage, ne fournissent ni moyens de production ou de subsistance, ni effet utile quelconque, mais enlèvent à la production annuelle totale du travail des moyens de production et de subsistance.

Au contraire, dans la société capitaliste, où le bon sens social ne se fait valoir qu’après coup, il est possible et inévitable qu’il se produise sans cesse de grandes perturbations. »

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La circulation du capital selon Marx et l’importance essentielle de cet aspect du capitalisme

Que signifie le terme circulation ? Il veut dire mouvement, dans un sens, et dans l’autre sens. Il y a l’idée de cercle, c’est-à-dire que le va-et-vient se répond : cela va dans un sens, puis dans l’autre, de manière ininterrompue.

Cette notion est très importante pour comprendre le mode de production capitaliste. En effet, le capital n’est pas statique, puisqu’il existe au départ sous forme d’argent, puis de marchandises, puis d’argent.

Tout cela forme un cycle, qui est par la suite répété : c’est la circulation.

Cependant, et c’est là un aspect essentiel, ce cycle est également à chaque fois plus puissant. Le capital repousse toujours les frontières de son existence ; il n’y a pas reproduction simple, mais élargissement du capital, durant des différentes périodes appelées rotation par Karl Marx.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Simplement que le capital n’est pas comme une pièce de monnaie que l’on insère dans une machine de casino, pour ensuite en récupérer davantage. La pièce de monnaie introduite, en quelque sorte, va connaître toute une vie.

Ainsi, même si le capitaliste espère récupérer au bout de la production son propre investissement et davantage, il n’en reste pas moins que l’argent investi (et même s’il « revient ») a circulé : dans le paiement des salaires, dans l’achat de biens pour permettre la production, etc.

Le capital a ainsi une vie propre, durant la période où il quitte le capitaliste, avant de lui revenir.

Karl Marx a, de fait, accordé une très grande importance à cette question de la circulation et de la rotation.

Pour bien arriver à suivre son explication, nous nous appuierons sur Le Capital, mais également sur les fameux « Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie », intitulé en français « Introduction générale à la critique de l’économie politique » (une citation de cette œuvre sera mentionnée par « », toute autre citation étant donc, comme précédemment, du Capital).

Pourquoi ce point est-il si important, et pourquoi et peut-il être si compliqué ?

Pour la simple raison que si le capitalisme se développe, il faut bien qu’il s’appuie sur quelque chose. Reste à savoir sur quoi, et c’est la raison pour laquelle Karl Marx a souligné ici un point très important : il faut porter son attention sur les capitalistes dans leur ensemble, en tant que classe, pour saisir la réalité de cette circulation.

En effet, si l’on ne regarde que le capitaliste vendant des marchandises et attendant qu’à sa production réponde une consommation, on perd le fil.

C’est ce qui est arrivé aux auteurs bourgeois « classiques », que critique Karl Marx. Mais cela a également été l’erreur de tous les populistes russes, rejetés par Lénine avec précisément les mêmes arguments que Karl Marx, notamment dans « Pour caractériser le romantisme économique», et même de Rosa Luxembourg dans son œuvre centrale « L’accumulation du capital », où elle essaie d’approfondir cette question et de prendre Karl Marx en défaut.

L’idée de base et commune à toutes les critiques faites à l’encontre de Karl Marx est simple : si le capitaliste fait du profit, sous forme d’argent, alors, d’où vient cet argent ? S’il vient de la classe des capitalistes elle-même, alors il ne peut y avoir plus d’argent qu’au départ et, par conséquent, le profit élargi est impossible.

En clair : si la bourgeoisie vend à elle-même, d’où sortirait-elle le surplus d’argent ?

Reste alors les non capitalistes, mais les critiques, que nous verrons plus loin, consistent à répondre ici que justement le raisonnement ne « marche » pas, car les prolétaires n’ont pas les moyens d’acheter, les petits producteurs sont de plus en plus écrasés et donc ne peuvent plus consommer…

Ainsi, le problème des critiques du marxisme, Rosa Luxembourg y compris, est qu’ils ne saisissent pas comment se produit la reproduction élargie ; pour eux le capital ne peut s’élargir qu’aux dépens de formes non capitalistes, c’est-à-dire aux dépens d’autre chose que lui-même.

C’est là ne pas comprendre le mode de production capitaliste, le capitalisme comme système. Un système fondé sur une contradiction, obéissant à la dialectique.

« Enfin comme résultat du processus de production et de valorisation, apparaît avant tout, comme reproduction et nouvelle production des rapports du capital et du travail en tant que tel, du capitaliste et du travailleur.

Cette relation sociale, ce rapport de production, apparaît en fait comme un résultat encore plus important du processus que ses résultats matériels.

Et en effet le travail, à l’intérieur de ce processus, se produit lui-même comme ressource de travail, ainsi qu’il produit le capital qui lui fait face, tant comme de l’autre côté le capitaliste se produit en tant que capital, et produit la ressource de travail vivante qui lui fait face.

Chacun se reproduit lui-même, dans la mesure où il reproduit son autre, sa négation. Le capitaliste produit le travail comme étranger à soi ; le travail produit le produit comme étranger à soi.

Le capitaliste produit le travail, et le travailleur le capitaliste, etc. » (G).

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L’accumulation du capital selon Marx : l’erreur de Rosa Luxembourg

Cette question de l’accumulation est indéniablement difficile et il est facile de se tromper. Rosa Luxembourg est dans ce cas ; son monument qu’est L’accumulation du capital consiste justement en la critique de la position de Karl Marx sur l’accumulation.

Aux yeux de Rosa Luxembourg, ce qu’explique Karl Marx est insuffisant. La richesse ne peut pas provenir du capitalisme lui-même. Ne voyant pas l’élévation des forces productives, le progrès qualitatif, elle va chercher un progrès quantitatif.

Sa position est alors celle qui sera du tiers-mondisme par la suite : le capitalisme ne peut exister que de l’exploitation du tiers-monde. Au lieu de voir que le capital est bien plus présent, plus développé, dans les pays capitalistes, avec une donc une exploitation bien plus grande, le tiers-mondisme considère que la richesse ne peut provenir que des pays « exploités », en réalité semi-coloniaux semi-féodaux.

C’est une vision romantique qui considère que l’ouvrier français, allemand ou américain présent dans une usine d’automobiles utilisant des robots est moins exploité que l’ouvrier du textile du Bangladesh, du Vietnam ou Mexique, alors qu’en réalité, sur le plan du capital mis en œuvre, c’est le contraire.

Rosa Luxembourg est proche de ce point de vue, en fait elle l’a anticipé. Elle considère que les capitalistes sont les seuls détenteurs de la richesse – elle ne prend pas en compte les forces productives grandissantes, pas plus que ne le fera le trotskysme par ailleurs – et que donc, puisque les travailleurs n’ont rien, il faut rechercher dans les zones « non capitalistes » (qui justement selon Lénine n’existent plus, et sont devenus semi-coloniales semi-féodales).

Voici ce qu’elle dit dans L’accumulation du capital, afin de poser le problème :

« Le problème se pose ainsi : comment s’effectue la reproduction sociale si l’on pose le fait que la plus-value n’est pas tout entière consommée par les capitalistes, mais qu’une part croissante en est réservée à l’extension de la production ?

Dans ces conditions, ce qui reste du produit social, déduction faite de la partie destinée au renouvellement du capital constant, ne peut a priori être entièrement consommé par les ouvriers et par les capitalistes ; et ce fait est la donnée essentielle du problème. Il est donc exclu que les ouvriers et les capitalistes puissent réaliser le produit total eux-mêmes.

Ils ne peuvent réaliser que le capital variable, la partie usée du capital constant et la partie consommée de la plus-value ; ce faisant ils recréent seulement les conditions nécessaires à la continuation de la reproduction à la même échelle.

Mais ni les ouvriers ni les capitalistes ne peuvent réaliser eux-mêmes la partie de la plus-value destinée à la capitalisation. La réalisation de la plus-value aux fins d’accumulation se révèle comme une tâche impossible dans une société composée exclusivement d’ouvriers et de capitalistes. »

Voici comment elle pense le résoudre :

« Ce qui est certain, c’est que la plus-value ne peut être réalisée ni par les salariés, ni par les capitalistes, mais seulement par des couches sociales ou des sociétés à mode de production précapitaliste.

On peut imaginer ici deux possibilités différentes de réalisation : l’industrie capitaliste peut produire un excédent de moyens de consommation au-delà de ses propres besoins (ceux des ouvriers et des capitalistes), elle vendra cet excédent à des couches sociales ou à des pays non capitalistes (…). On peut également envisager le cas inverse. La production capitaliste peut fournir des moyens de production excédant ses propres besoins, et trouver des acheteurs dans des pays extra-capitalistes. »

Pour Rosa Luxembourg, ce sont les pays « non capitalistes » qui permettent l’accumulation :

« Par ailleurs il n’est pas évident que les moyens de production et de consommation nécessaires soient tous nécessairement d’origine capitaliste. Cette hypothèse, que Marx a mis à la base de son schéma de l’accumulation, ne correspond ni à la pratique journalière ni à l’histoire du capital ni au caractère spécifique de ce mode de production (…).

L’accroissement du capital variable est directement attribué et à la seule reproduction naturelle de la classe ouvrière, déjà dominée par le capital.

Cette explication est conforme au schéma de la reproduction élargie qui, selon l’hypothèse de Marx, n’admet que deux classes sociales, la classe capitaliste et la classe ouvrière, et considère le capitalisme comme le mode unique et absolu de production.

A partir de ces prémisses, la reproduction naturelle de la classe ouvrière est en effet la seule source de l’augmentation des forces de travail mobilisées par le capital. Cependant cette conception contredit les lois qui régissent les mouvements de l’accumulation (…).

Il [Marx] ne tient pas compte de la source la plus importante du recrutement de ce prolétariat en Europe : la prolétarisation continue des couches moyennes dans les villes et à la campagne, la ruine de l’économie paysanne et du petit artisanat, c’est-à-dire le processus constant de destruction et de désagrégation des modes de production non capitalistes, mais précapitalistes, aboutissant au massage constant des forces de travail d’une situation non capitaliste à une situation capitaliste.

Nous faisons allusion non seulement à la décomposition de l’économie paysanne et de l’artisanat en Europe, mais aussi à la décomposition des formes de production et de sociétés primitives dans des pays extra-européens (…).

Nous constatons pourtant que le capitalisme, même dans sa phase de maturité, est lié à tous les égards à l’existence de couches et de sociétés non capitalistes. Il ne s’agit pas seulement dans cette dépendance du problème des débouchés pour les « produits excédentaires » comme l’ont cru Sismondi ainsi que plus tard les critiques et les sceptiques de l’accumulation.

L’accumulation est liée quant à sa composition matérielle et ses rapports de valeur et dans tous ses éléments : capital constant, capital variable et plus-value, à des formes de production non capitalistes. Ces dernières constituent le milieu historique donné de ce processus. Non seulement l’accumulation ne peut être expliquée à partir de l’hypothèse de la domination générale et absolue de la production capitaliste, mais elle est même tout simplement inconcevable à tous égards sans le milieu non capitaliste (…).

Il en est autrement de la réalisation de la plus-value. Celle-ci est liée de prime abord à des producteurs et à des consommateurs non capitalistes comme tels. L’existence d’acheteurs non capitalistes de la plus-value est une condition vitale pour le capital et pour l’accumulation, en ce sens elle est décisive dans le problème de l’accumulation du capital. Quoi qu’il en soit, pratiquement l’accumulation du capital comme processus historique dépend à tous les égards des couches sociales et des formes de sociétés non capitalistes. »

Cette vision idéaliste consiste à dire que le capitalisme ne pouvait pas s’agrandir sans qu’il y ait de riches oisifs das le tiers-monde pour acheter les marchandises ; le capitalisme d’un pays ne pourrait pas grandir, par exemple en 2015, sans les riches émirs des pays pétrolifères pour « apporter » des richesses depuis hors le capitalisme.

C’est une vision totalement idéaliste, qui se fonde sur un capitalisme « qui pense » et débouche sur un capitalisme « choisissant » le militarisme comme solution de facilité pour l’accumulation :

« Le militarisme a encore une autre fonction importante. D’un point de vue purement économique, il est pour le capital un moyen privilégié de réaliser la plus-value, en d’autres termes il est pour lui un champ d’accumulation (…).

Le pouvoir d’achat des énormes masses de consommateurs, concentré sous la forme de commandes de matériel de guerre faites par l’État, sera soustrait à l’arbitraire, aux oscillations subjectives de la consommation individuelle ; l’industrie des armements sera douée d’une régularité presque automatique, d’une croissance rythmique.C’est le capital lui-même qui contrôle ce mouvement automatique et rythmique de la production pour le militarisme, grâce à l’appareil de la législation parlementaire et à la presse, qui a pour tâche de faire l’opinion publique.C’est pourquoi ce champ spécifique de l’accumulation capitaliste semble au premier abord être doué d’une capacité d’expansion illimitée. Tandis que toute extension des débouchés et des bases d’opération du capital est liée dans une large mesure à des facteurs historiques, sociaux et politiques indépendants de la volonté du capital, la production pour le militarisme constitue un domaine dont l’élargissement régulier et par bonds paraît dépendre en première ligne de la volonté du capital lui-même.

Les nécessités historiques de la concurrence toujours plus acharnée du capital en quête de nouvelles régions d’accumulation dans le monde se transforme ainsi, pour le capital lui-même, en un champ d’accumulation privilégié.

Le capital use toujours plus énergiquement du militarisme pour s’assimiler, par le moyen du colonialisme et de la politique mondiale, les moyens de production et les forces de travail des pays ou des couches non capitalistes.

En même temps, dans les pays capitalistes, ce même militarisme travaille à priver toujours davantage les couches non capitalistes, c’est-à-dire les représentants de la production marchande simple ainsi que la classe ouvrière, d’une partie de leur pouvoir d’achat ; il dépouille progressivement les premiers de leur force productive et restreint le niveau de vie des seconds, pour accélérer puissamment l’accumulation aux dépens de ces deux couches sociales. »

C’est la vision traditionnelle de l’idéalisme de l’anticapitalisme romantique, qui voit en le capitalisme un « donneur d’ordres » venant arracher les richesses et n’existant que de manière « militaire ».

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L’accumulation du capital selon Marx : production et moyens de production

L’une des caractéristiques de l’anticapitalisme romantique est de penser que le capital financier « triomphant » dans le capitalisme revient à un capital usuraire médiéval. C’est là une très lourde erreur. En effet, le profit ne peut venir que de l’exploitation des prolétaires. Par conséquent, le capital financier n’existe pas de manière autonome au capital industriel, l’impérialisme est justement la fusion de l’un et de l’autre.

Nous avons vu comment le capitalisme naissait, mais pour s’agrandir, comment fait-il ? Sur le plan de l’accumulation du capital une fois le capitalisme élancé, que nous dit Karl Marx ?

Il constate déjà un paradoxe apparent. Si en effet il faut mettre de l’argent de côté afin de pouvoir investir plus tard, alors qui consomme ? Si les capitalistes sont les seuls à pouvoir consommer, et s’ils mettent de côté pour investir, comment trouve-t-on une consommation suffisante des marchandises produites ?

Et si d’ailleurs, seuls les capitalistes consomment réellement, d’où vient l’argent servant de plus-value, puisqu’en quelque sorte, les capitalistes n’ont affaire qu’à des capitalistes ?

Karl Marx nous dit la chose suivante :

« De l’argent est retiré de la circulation et accumulé comme trésor par vente de marchandises, non suivie d’achat. Si l’on conçoit cette opération comme une pratique générale, il ne paraît pas possible de prévoir d’où peuvent provenir les acheteurs.

Dans ce procès, en effet, qu’il faut concevoir comme pratique générale puisque tout capital individuel peut se trouver dans sa phase d’accumulation, chacun veut vendre, afin de thésauriser, et personne ne veut acheter. »

Il résout alors le problème en voyant quels sont les deux aspects dialectiques du processus : il y a d’un côté la production des moyens de production, de l’autre celle des moyens de consommation.

L’oubli du premier aspect est précisément ce qui est typiquement oublié par l’anticapitalisme romantique, depuis le fascisme jusqu’à l’anarcho-syndicalisme en passant par le proudhonisme.

Et la solution est alors simple : l’argent existait avant l’émergence du mode de production capitaliste. Il a permis, lors d’une certaine accumulation, précisément ces investissements qui, avec le développement technique et l’apparition du travailleur « libre », amènent le capitalisme.

Dès lors, lorsque le prolétaire travaille, il ne permet pas que le profit pour le capitaliste : une part de son sur-travail est intégré dans la formation des moyens de production. Ces moyens de production ne sont pas nécessairement achetés sous forme de marchandises ; ils peuvent provenir directement du sur-travail des prolétaires d’un capitaliste donné.

Or, cela change tout, car cela permet d’élargir la reproduction du capital, en modernisant l’appareil productif, en agrandissant les forces productives. L’anticapitalisme romantique ne voit pas cela, il réduit tout à une vision de petite entreprise, de petite coopération, ou d’entreprise locale autogérée.

Il ne voit pas qu’aucune production ne peut exister indépendamment du reste de la production, toutes les forces productives étant reliées. Le mode de production capitaliste est, dans sa nature même, une généralisation des forces productives, avec leur agrandissement, leur renforcement, leur généralisation.

C’est ce processus en lui-même qui permet l’accumulation, par du travail accumulé toujours plus grand.

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L’accumulation du capital selon Marx : du capital commercial et usuraire au capitaliste en tant que tel

Le fermier capitaliste ne suffit pas à donner le véritable élan au capitalisme, il faut l’industriel capitaliste. Il faut davantage de moyens, et ceux-ci ne pouvaient être fournis que par la société passée, aussi faut-il regarder dans la féodalité où est-ce qu’on trouve du capital, c’est-à-dire du travail accumulé.

Karl Marx constate ainsi que :

« Le moyen-âge avait transmis deux espèces de capital, qui poussent sous les régimes d’économie sociale les plus divers, et même qui, avant l’ère moderne, monopolisent à eux seuls le rang de capital. C’est le capital usuraire et le capital commercial. »

Que se passe-t-il alors ? Les banquiers et les marchands sont utiles aux rois, qui les soutiennent ; inversement, les féodaux et les corporations s’opposent à eux. Mais par la montée en puissance de la monarchie absolue, des découvertes scientifiques et territoriales, la situation change.

Voici comment Karl Marx décrit ce processus :

« La constitution féodale des campagnes et l’organisation corporative des villes empêchaient le capital-argent, formé par la double voie de l’usure et du commerce, de se convertir en capital industriel.

Ces barrières tombèrent avec le licenciement des suites seigneuriales, avec l’expropriation et l’expulsion partielle des cultivateurs, mais on peut juger de la résistance que rencontrèrent les marchands, sur le point de se transformer en producteurs marchands, par le fait que les petits fabricants de draps de Leeds envoyèrent, encore en 1794, une députation au Parlement pour demander une loi qui interdit à tout marchand de devenir fabricant.

Aussi les manufactures nouvelles s’établirent-elles de préférence dans les ports de mer, centres d’exportation, ou aux endroits de l’intérieur situés hors du contrôle du régime municipal et de ses corps de métiers.

De là, en Angleterre, lutte acharnée entre les vieilles villes privilégiées (Corporate towns) et ces nouvelles pépinières d’industrie. Dans d’autres pays, en France, par exemple, celles-ci furent placées sous la protection spéciale des rois.

La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore.

Aussitôt après, éclate la guerre mercantile; elle a le globe entier pour théâtre.

S’ouvrant par la révolte de la Hollande contre l’Espagne, elle prend des proportions gigantesques dans la croisade de l’Angleterre contre la Révolution française et se prolonge, jusqu’à nos jours, en expéditions de pirates, comme les fameuses guerres d’opium contre la Chine.

Les différentes méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore se partagent d’abord, par ordre plus ou moins chronologique, le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre, jusqu’à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVIIe siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste.

Quelques-unes de ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’État, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et d’abréger les phases de transition.

Et, en effet, la force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique. »

La révolte de la Hollande contre l’Espagne marque un tournant historique dans la libération des forces capitalistes par rapport à la monarchie absolue elle-même ; Karl Marx pouvait ainsi constater que :

« la Hollande était au XVII° siècle la nation capitaliste par excellence. »

Il faut bien comprendre ici que c’est le processus du commerce qui permit d’accumuler du capital pour l’industrie, et non pas le contraire. Ce sont les marchands qui, accumulant des richesses et profitant du colonialisme, avec le soutien de l’État de la monarchie absolue profitant de cela, se constituèrent en nouvelle classe bourgeoise.

Karl Marx nous enseigne ainsi :

« Le régime colonial donna un grand essor à la navigation et au commerce. Il enfanta les sociétés mercantiles, dotées par les gouvernements de monopoles et de privilèges et servant de puissants leviers à la concentration des capitaux. Il assurait des débouchés aux manufactures naissantes, dont la facilité d’accumulation redoubla, grâce au monopole du marché colonial.

Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital. La vraie initiatrice du régime colonial, la Hollande, avait déjà, en 1648, atteint l’apogée de sa grandeur.

Elle était en possession presque exclusive du commerce des Indes orientales et des communications entre le sud-ouest et le nord-est de l’Europe. Ses pêcheries, sa marine, ses manufactures dépassaient celles des autres pays. Les capitaux de la République étaient peut-être plus importants que tous ceux du reste de l’Europe pris ensemble.

De nos jours, la suprématie industrielle implique la suprématie commerciale, mais à l’époque manufacturière proprement dite, c’est la suprématie commerciale qui donne la suprématie industrielle.

De là le rôle prépondérant que joua alors le régime colonial (…).

Avec les dettes publiques naquit un système de crédit international qui cache souvent une des sources de l’accumulation primitive chez tel ou tel peuple. C’est ainsi, par exemple, que les rapines et les violences vénitiennes forment une des bases de la richesse en capital de la Hollande, à qui Venise en décadence prêtait des sommes considérables.

A son tour, la Hollande, déchue vers la fin du XVII° siècle de sa suprématie industrielle et commerciale, se vit contrainte à faire valoir des capitaux énormes en les prêtant à l’étranger et, de 1701 à 1776, spécialement à l’Angleterre, sa rivale victorieuse. Et il en est de même à présent de l’Angleterre et des États-Unis.

Maint capital qui fait aujourd’hui son apparition aux États-Unis sans extrait de naissance n’est que du sang d’enfants de fabrique capitalisé hier en Angleterre. »

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L’accumulation du capital selon Marx : le fermier capitaliste

Nous avons vu quelle a été la base de l’accumulation primitive : le fait que des paysans aient été chassés de leur ancien mode de vie, et ainsi rendus disponibles pour le capital. Mais cela ne suffit pas ; comme Karl Marx le constate :

« Après avoir considéré la création violente d’un prolétariat sans feu ni lieu, la discipline sanguinaire qui le transforme en classe salariée, l’intervention honteuse de l’État, favorisant l’exploitation du travail – et, partant, l’accumulation du capital – du renfort de sa police, nous ne savons pas encore d’où viennent, originairement, les capitalistes. Car il est clair que l’expropriation de la population des campagnes n’engendre directement que de grands propriétaires fonciers. »

Or, les grands propriétaires fonciers sont des féodaux, pas des capitalistes. Cependant, ces propriétaires fonciers vont en Angleterre utiliser d’anciens serfs comme « fermiers » devant gérer les terres, et pour cela employant des travailleurs journaliers. Très vite, il devient indépendant, payant un loyer au propriétaire.

Il faut bien noter ici qu’il existait déjà, lors de la féodalité développée, des gens aux statuts intermédiaires. Karl Marx note ainsi :

« Entre le seigneur féodal et ses dépendants à tous les degrés de vassalité, il y avait un agent intermédiaire qui devint bientôt homme d’affaires, et dont la méthode d’accumulation primitive, de même que celle des hommes de finance placés entre le trésor publie et la bourse des contribuables, consistait en concussions, malversations et escroqueries de toute sorte.

Ce personnage, administrateur et percepteur des droits, redevances, rentes et produits quelconques dus au seigneur, s’appela en Angleterre, Steward, en France régisseur. Ce régisseur était parfois lui-même un grand seigneur.

On lit, par exemple, dans un manuscrit original publié par Monteil : « C’est le compte que messire Jacques de Thoraine, chevalier chastelain sor Bezançon rent ès seigneur, tenant les comptes à Dijon pour monseigneur le duc et conte de Bourgogne des rentes appartenant à ladite chastellenie depuis le XXV° jour de décembre MCCCLX jusqu’au XXVIII° jour de décembre MCCCLX, etc. » (Alexis Monteil : Traité des matériaux manuscrits de divers genres d’histoire, p. 234.)

On remarquera que dans toutes les sphères de la vie sociale, la part du lion échoit régulièrement à l’intermédiaire.

Dans le domaine économique, par exemple, financiers, gens de bourse, banquiers, négociants, marchands, etc., écrèment les affaires; en matière civile, l’avocat plume les parties sans les faire crier; en politique, le représentant l’emporte sur son commettant, le ministre sur le souverain, etc.; en religion, le médiateur éclipse Dieu pour être à son tour supplanté par les prêtres, intermédiaires obligés entre le bon pasteur et ses ouailles.

En France, de même qu’en Angleterre, les grands domaines féodaux étaient divisés en un nombre infini de parcelles, mais dans des conditions bien plus défavorables aux cultivateurs. L’origine des fermes ou terriers y remonte au XIV° siècle.

Ils allèrent en s’accroissant et leur chiffre finit par dépasser cent mille. lis payaient en nature ou en argent une rente foncière variant de la douzième à la cinquième partie du produit. Les terriers, fiefs, arrière-fiefs, etc., suivant la valeur et l’étendue du domaine, ne comprenaient parfois que quelques arpents de terre.

Ils possédaient tous un droit de juridiction qui était de quatre degrés. L’oppression du peuple, assujetti à tant de petits tyrans, était naturellement affreuse. D’après Monteil, il y avait alors en France cent soixante mille justices féodales, là où aujourd’hui quatre mille tribunaux ou justices de paix suffisent. »

Il en résulta une croissance de la production agricole, parallèle à l’émigration des anciens paysans dans les villes, pouvant et devant désormais travailler pour le capitalistes pour acheter leur nourriture.

Cette perte d’autonomie, d’indépendance individuelle paysanne, forma bien entendu la base du romantisme ; c’est un grand argument du proudhonisme que de regretter cette période. De plus, le processus fut long et nécessita pour un temps l’existence de petits laboureurs. Voici comment Karl Marx décrit ce processus :

« Les événements qui transforment les cultivateurs en salariés, et leurs moyens de subsistance et de travail en éléments matériels du capital, créent à celui-ci son marché intérieur.

Jadis la même famille paysanne façonnait d’abord, puis consommait directement – du moins en grande partie – les vivres et les matières brutes, fruits de son travail.

Devenus maintenant marchandises, ils sont vendus en gros par le fermier, auquel les manufactures fournissent le marché.

D’autre part, les ouvrages tels que fils, toiles, laineries ordinaires, etc., – dont les matériaux communs se trouvaient à la portée de toute famille de paysans – jusque-là produits à la campagne, se convertissent dorénavant en articles de manufacture auxquels la campagne sert de débouché, tandis que la multitude de chalands dispersés, dont l’approvisionnement local se tirait en détail de nombreux petits producteurs travaillant tous à leur compte, se concentre dès lors et ne forme plus qu’un grand marché pour le capital industriel.

C’est ainsi que l’expropriation des paysans, leur transformation en salariés, amène l’anéantissement de l’industrie domestique des campagnes, le divorce de l’agriculture d’avec toute sorte de manufacture.

Et, en effet, cet anéantissement de l’industrie domestique du paysan peut seul donner au marché intérieur d’un pays l’étendue et la constitution qu’exigent les besoins de la production capitaliste.

Pourtant la période manufacturière proprement dite ne parvient point à rendre cette révolution radicale. Nous avons vu qu’elle ne s’empare de l’industrie nationale que d’une manière fragmentaire, sporadique, ayant toujours pour base principale les métiers des villes et l’industrie domestique des campagnes.

Si elle détruit celle-ci sous certaines formes, dans certaines branches particulières et sur certains points, elle la fait naître sur d’autres, car elle ne saurait s’en passer pour la première façon des matières brutes.

Elle donne ainsi lieu à la formation d’une nouvelle classe de petits laboureurs pour lesquels la culture du sol devient l’accessoire, et le travail industriel, dont l’ouvrage se vend aux manufactures, soit directement, soit par l’intermédiaire du commerçant, l’occupation principale. Il en fut ainsi, par exemple, de la culture du lin sur la fin du règne d’Elisabeth.

C’est là une des circonstances qui déconcertent lorsqu’on étudie de près l’histoire de l’Angleterre. En effet, dès le dernier tiers du XV° siècle, les plaintes contré l’extension croissante de l’agriculture capitaliste et la destruction progressive des paysans indépendants ne cessent d’y retentir que pendant de courts intervalles, et en même temps on retrouve constamment ces paysans, quoique en nombre toujours moindre et dans des conditions de plus en plus empirées. »

Le fermier capitaliste permet ainsi historiquement la production agricole nécessaire à l’apparition des prolétaires.

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L’accumulation du capital selon Marx : la base de l’accumulation primitive

La compréhension de la nature du rapport entre les deux contraires accumulation du capital et accumulation des prolétaires – ayant comme contradiction interne le paupérisme – permet de saisir d’où vient l’accumulation du capital.

En effet, pour qu’il y ait capital, il faut des prolétaires, et donc tout doit venir de là. Or, d’où viennent les prolétaires ? Ils viennent des campagnes. Or, s’ils n’y sont pas restés, c’est qu’ils ont été obligés de partir, et d’être dans un statut où ils pouvaient passer sous la coupe du capital.

Voici ce que nous dit Karl Marx à ce sujet :

« Au fond du système capitaliste il y a dope la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production. Cette séparation se reproduit sur une échelle progressive dès que le système capitaliste s’est une fois établi; mais comme celle-là forme la base de celui-ci, il ne saurait s’établir sans elle.

Pour qu’il vienne au monde, il faut donc que, partiellement au moins, les moyens de production aient déjà été arrachés sans phrase aux producteurs, qui les employaient à réaliser leur propre travail, et qu’ils se trouvent déjà détenus par des producteurs marchands, qui eux les emploient à spéculer sur le travail d’autrui.

Le mouvement historique qui fait divorcer le travail d’avec ses conditions extérieures, voilà donc le fin mot de l’accumulation appelée « primitive » parce qu’elle appartient à l’âge préhistorique du monde bourgeois.

L’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal. La dissolution de l’un a dégagé les éléments constitutifs de l’autre.

Quant au travailleur, au producteur immédiat, pour pouvoir disposer de sa propre personne, il lui fallait d’abord cesser d’être attaché à la glèbe ou d’être inféodé à une autre personne; il ne pouvait non plus devenir libre vendeur de travail, apportant sa marchandise partout où elle trouve un marché, sans avoir échappé au régime des corporations, avec leurs maîtrises, leurs jurandes, leurs lois d’apprentissage, etc.

Le mouvement historique qui convertit les producteurs en salariés se présente donc comme leur affranchissement du servage et de la hiérarchie industrielle.

De l’autre côté, ces affranchis ne deviennent vendeurs d’eux-mêmes qu’après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties d’existence offertes par l’ancien ordre des choses.

L’histoire de leur expropriation n’est pas matière à conjecture – elle est écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles.

Quant aux capitalistes entrepreneurs, ces nouveaux potentats avaient non seulement à déplacer les maîtres des métiers, mais aussi les détenteurs féodaux des sources de la richesse.

Leur avènement se présente de ce côté-là comme le résultat d’une lutte victorieuse contre le pouvoir seigneurial, avec ses prérogatives révoltantes, et contre le régime corporatif avec les entraves qu’il mettait au libre développement de la production et à la libre exploitation de l’homme par l’homme.

Mais les chevaliers d’industrie n’ont supplanté les chevaliers d’épée qu’en exploitant des événements qui n’étaient pas de leur propre fait. Ils sont arrivés par des moyens aussi vils que ceux dont se servit l’affranchi romain pour devenir le maître de son patron.

L’ensemble du développement, embrassant à la fois le genèse du salarié et celle du capitaliste, a pour point de départ la servitude des travailleurs; le progrès qu’il accomplit consiste à changer la forme de l’asservissement, à amener la métamorphose de l’exploitation féodale en exploitation capitaliste. Pour en faire comprendre la marche, il ne nous faut pas remonter trop haut.

Bien que les premières ébauches de la production capitaliste aient été faites de bonne heure dans quelques villes de la Méditerranée, l’ère capitaliste ne date que du XVIe siècle. Partout où elle éclot, l’abolition du servage est depuis longtemps un fait accompli, et le régime des villes souveraines, cette gloire du moyen âge, est déjà en pleine décadence.

Dans l’histoire de l’accumulation primitive, toutes les révolutions qui servent de levier à l’avancement de la classe capitaliste en voie de formation font époque, celles, surtout qui, dépouillant de grandes masses de leurs moyens de production et d’existence traditionnels, les lancent à l’improviste sur le marché du travail. Mais la base de toute cette évolution, c’est l’expropriation des cultivateurs.

Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre (…). La spoliation des biens d’église, l’aliénation frauduleuse des domaines de l’État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive.

Ils ont conquis la terre à l’agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu. »

En brisant l’économie traditionnelle des campagnes, en s’appropriant les terres, les capitalistes ont forcé – par la violence étatique de la monarchie absolue – toute une partie de la population à se placer dans une situation de dépendance dans les villes.

Ce processus est lent et contradictoire, car le féodalisme est encore puissant, aussi y eut-il des meurtres en masse, afin de liquider la « surpopulation ». Karl Marx constate ainsi :

« La création du prolétariat sans feu ni lieu – licenciés des grands seigneurs féodaux et cultivateurs victimes d’expropriations violentes et répétées – allait nécessairement plus vite que son absorption par les manufactures naissantes.

D’autre part, ces hommes brusquement arrachés à leurs conditions de vie habituelles ne pouvaient se faire aussi subitement à la discipline du nouvel ordre social. Il en sortit donc une masse de mendiants, de voleurs, de vagabonds. De là, vers la fin du XV° siècle et pendant tout le XVI°, dans l’ouest de l’Europe, une législation sanguinaire contre le vagabondage. »

Et Karl Marx de raconter cette histoire terrible, constatant entre autres :

« Elisabeth, 1572. – Les mendiants sans permis et âgés de plus de quatorze ans devront être sévèrement fouettés et marqués au fer rouge à l’oreille gauche, si personne ne veut les prendre en service pendant deux ans. En cas de récidive, ceux âgés de plus de dix-huit ans doivent être exécutés si personne ne veut les employer pendant deux années. Mais, pris une troisième fois, ils doivent être mis a mort sans miséricorde comme félons (…).

En France, où vers la moitié du XVII° siècle les truands avaient établi leur royaume et fait de Paris leur capitale, on trouve des lois semblables. Jusqu’au commencement du règne de Louis XVI (ordonnance (lu 13 juillet 1777), tout homme sain et bien constitué, âgé de seize à soixante ans et trouvé sans moyens d’existence et sans profession, devait être envoyé aux galères. Il en est de même du statut de Charles-Quint pour les Pays-Bas, du mois d’octobre 1537, du premier édit des états et des villes de Hollande, du 19 mars 1614, de celui des Provinces- Unies, du 25 juin 1649, etc.

C’est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu’exige le système du salariat par des lois d’un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l’esclavage (…).

Dès le début de la tourmente révolutionnaire, la bourgeoisie française osa dépouiller la classe ouvrière du droit d’association que celle-ci venait à peine de conquérir. Par une loi organique du 14 juin 1791, tout concert entre les travailleurs pour la défense de leurs intérêts communs fut stigmatisé d’attentat « contre la liberté et la déclaration des droits de l’homme », punissable d’une amende de 500 livres, jointe à la privation pendant un an des droits de citoyen actif.

Ce décret qui, à l’aide du code pénal et de la police, trace à la concurrence entre le capital et le travail des limites agréables aux capitalistes, a survécu aux révolutions et aux changements de dynasties. Le régime de la Terreur lui-même n’y a pas touché. Ce n’est que tout récemment qu’Il a été effacé du code pénal, et encore avec quel luxe de ménagements ! »

Telle est la base nécessaire à l’accumulation capitaliste.

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L’accumulation du capital selon Marx : le paupérisme comme loi générale

Tous les problèmes auxquels nous avons été confrontés pour comprendre l’accumulation du capital disparaissent quand on a compris la loi générale de l’accumulation capitaliste. Et cette loi, qui permet de comprendre l’identité des contraires accumulation du capital / accumulation du prolétariat, c’est celle du paupérisme.

En fait, nous avons constaté des contradictions… mais il nous en manquait une. Nous avons en effet vu que, d’une certaine manière, on pouvait constater que plus le capital s’accumule, plus il emploie des prolétaires, mais plus il en emploie, plus la part dédiée aux moyens de production devient importante, et moins il y a de prolétaires !

Tout prend un sens si on comprend que les prolétaires ne sont qu’une variable de la production, et que, qui plus est, il existe un formidable accroissement du rendement individuel de chaque prolétaire, au fur et à mesure de l’accumulation du capital.

Ainsi, il y a moins de prolétaires dans les productions existant au préalable ; mais inversement l’accroissement des moyens de production permet d’ouvrir de nouvelles perspectives productives, qui se mettent à englober des prolétaires.

Et le cycle recommence, avec à chaque fois de meilleurs moyens de production, ouvrant des productions nouvelles, avec toujours plus de prolétaires. Et dans ce processus, les prolétaires sont payés de moins en moins, devenant toujours plus une simple variable d’ajustement à la production nécessaire, production ayant considérablement élevé ses moyens de production.

Une production nouvelle se lançant englobe toujours plus de prolétaires si elle trouve un marché pour ses produits, puis passé un cap, tente de se passer toujours davantage de prolétaires au moyen des moyens de production plus perfectionnés.

Karl Marx constate ainsi :

« La loi selon laquelle une masse toujours plus grande des éléments constituants de la richesse peut, grâce au développement continu des pouvoirs collectifs du travail, être mise en oeuvre avec une dépense de force humaine toujours moindre, cette loi qui met l’homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne dans le milieu capitaliste – où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais le travailleur qui est au service des moyens de production – en loi contraire, c’est-à-dire que, plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens d’emploi, plus la condition d’existence du salarié, la vente de sa force, devient précaire.

L’accroissement des ressorts matériels et des forces collectives du travail, plus rapide que celui de la population, s’exprime donc en la formule contraire, savoir : la population productive croit toujours en raison plus rapide que le besoin que le capital peut en avoir.

L’analyse de la plus-value relative nous a conduit à ce résultat : dans le système capitaliste toutes les méthodes pour multiplier les puissances du travail collectif s’exécutent aux dépens du travailleur individuel; tous les moyens pour développer la production se transforment en moyens de dominer et d’exploiter le producteur : ils font de lui un homme tronqué, fragmentaire, ou l’appendice d’une machine; ils lui opposent comme autant de pouvoirs hostiles les puissances scientifiques de la production-, ils substituent au travail attrayant le travail forcé; ils rendent les conditions dans lesquelles le travail se fait de plus en plus anormales et soumettent l’ouvrier durant son service à un despotisme aussi illimité que mesquin; ils transforment sa vie entière en temps de travail et jettent sa femme et ses enfants sous les roues du Jagernaut capitaliste.

Mais toutes les méthodes qui aident à la production de la plus-value favorisent également l’accumulation, et toute extension de celle-ci appelle à son tour celles-là. Il en résulte que, quel que soit le taux des salaires, haut ou bas, la condition du travailleur doit empirer à mesure que le capital s’accumule.

Enfin la loi, qui toujours équilibre le progrès de l’accumulation et celui de la surpopulation relative, rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher.

C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même.

Ce caractère antagoniste de la production capitaliste a frappé même des économistes, lesquels d’ailleurs confondent souvent les phénomènes par lesquels il se manifeste avec des phénomènes analogues, mais appartenant à des ordres de production sociale antérieurs. »

Le « caractère antagoniste » : voilà la solution. Nous avons deux contraires qui, de manière dialectique, sont identiques pour le moment, dans le capitalisme : accumulation du capital et accumulation des prolétaires.

Mais les prolétaires prennent une part toujours moins grande dans les investissements du capital : c’est là précisément le « problème » de l’accumulation du capital. Et nous pouvons ainsi enfin définir ce dont il s’agit, et déjà d’où il vient.

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L’accumulation du capital selon Marx : plus de productivité, moins de prolétaires, plus de prolétaires

Pour comprendre l’accumulation du capital, il faut se rappeler que le capital est du travail accumulé. Ainsi, si le capital s’accumule, alors les forces de production s’accumulent également – pas seulement le prolétariat, les forces productives aussi.

C’est précisément ce que ne voient pas les idéalistes raisonnant seulement en termes de salaires (et par conséquent Léon Trotsky, dans le Programme de transition, était obligé de prétexter que les forces productives auraient cessé de croître, afin de justifier sa propre position).

Voici comment Karl Marx parle de l’accroissement des moyens de production :

« Les uns, tels que machines, édifices, fourneaux, appareils de drainage, engrais minéraux, etc., sont augmentés en nombre, étendue, masse et efficacité, pour rendre le travail plus productif, tandis que les autres, matières premières et auxiliaires, s’augmentent parce que le travail devenu plus productif en consomme davantage dans un temps donné. »

Ce que cela signifie, c’est que les prolétaires produisent toujours davantage, profitant de moyens de production toujours plus performants. C’est là bien entendu la mission historique du capitalisme : rassembler les êtres humains pour travailler en commun et permettre l’avènement de grands moyens de production.

Plus le capital s’accumule, plus il accorde une partie significative aux moyens de production ; Karl Marx nous décrit ainsi que :

« Ces changements dans la composition technique du capital se réfléchissent dans sa composition-valeur, dans l’accroissement progressif de sa partie constante aux dépens de sa partie variable, de manière que si, par exemple, à une époque arriérée de l’accumulation, il se convertit cinquante pour cent de la valeur-capital en moyens de production, et cinquante pour cent en travail, à une époque plus avancée il se dépensera quatre-vingts pour cent de la valeur-capital en moyens de production et vingt pour cent seulement en travail.

Ce n’est pas, bien entendu, le capital tout entier, mais seulement sa partie variable, qui s’échange contre la force ouvrière et forme le fonds à répartir entre les salariés. »

On voit ici tout de suite la contradiction : si les moyens de production prennent une place toujours plus prépondérante pour le capital, alors plus le prolétariat travaille, plus il affaiblit sa position dans le capital. C’est ce que Marx constate en disant :

« En produisant l’accumulation du capital, et à mesure qu’elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative.

Voilà la loi de population qui distingue l’époque capitaliste et correspond à son mode de production particulier. En effet, chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s’applique qu’à lui, qui passe avec lui et n’a par conséquent qu’une valeur historique. »

On retombe alors sur une contradiction : plus le capital s’accumule, plus il emploie des prolétaires, mais plus il en emploie, plus la part dédiée aux moyens de production devient importante, et moins il y a de prolétaires !

Cela semble contradictoire, et de plus Karl Marx en fait même une loi. Il parle ainsi des chômeurs comme d’une armée de réserve industrielle :

« Si l’accumulation, le progrès de la richesse sur la base capitaliste, produit donc nécessairement une surpopulation ouvrière, celle-ci devient à son tour le levier le plus puissant de l’accumulation, une condition d’existence de la production capitaliste dans son état de développement intégral.

Elle forme une armée de réserve industrielle qui appartient au capital d’une manière aussi absolue que s’il l’avait élevée et disciplinée à ses propres frais. Elle fournit à ses besoins de valorisation flottants, et, indépendamment de l’accroissement naturel de la population, la matière humaine toujours exploitable et toujours disponible.

La présence de cette réserve industrielle, sa rentrée tantôt partielle, tantôt générale, dans le service actif, puis sa reconstitution sur un cadre plus vaste, tout cela se retrouve au fond de la vie accidentée que traverse l’industrie moderne. »

C’est à ne plus rien y comprendre. Où est-ce que Karl Marx veut en venir, comment a-t-il compris ce qui apparaît comme incompréhensible, voire franchement mystérieux ?

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L’accumulation du capital selon Marx : «identité de deux termes opposés en apparence»

Comment le capitalisme a-t-il commencé ? C’est là une question essentielle, qui détermine également comment il fait pour grandir, pour s’élargir, pour s’approfondir, pour s’intensifier ou, plus précisément sans doute, pour se dilater.

Cette question, c’est celle de l’accumulation du capital. Le problème évident étant ici que si on peut comprendre que le capital s’accumule une fois qu’il est lancé, comment a-t-il fait justement pour se lancer ? Comment quelque chose de non capitaliste a-t-il pu donner naissance au capital ?

Et si c’est le cas, pourquoi ne pas penser, comme le fit Rosa Luxembourg dans son ouvrage L’accumulation du capital, que le capital a besoin pour grandir de zones non capitalistes à intégrer ?

De fait, si une grande figure comme Rosa Luxembourg a pu se tromper de manière décisive à ce sujet, on comprend la difficulté de la question. Aussi a-t-il lieu d’avoir un aperçu précis dès le départ, et pour cela il faut saisir la substance de la question.

Ce qu’on appelle « accumulation du capital » est un aspect d’une chose, dont l’autre aspect est le renforcement du prolétariat. Sans prolétaires, pas de profit, donc le capital ne peut que s’accumuler que s’il intègre toujours plus de prolétaires.

La question ne peut se saisir qu’à travers ces deux aspects. Karl Marx nous dit ainsi :

« Les circonstances plus ou moins favorables au milieu desquelles la classe ouvrière se reproduit et se multiplie ne changent rien au caractère fondamental de la reproduction capitaliste.

De même que la reproduction simple ramène constamment le même rapport social – capitalisme et salariat – ainsi l’accumulation ne fait que reproduire ce rapport sur une échelle également progressive, avec plus de capitalistes (ou de plus gros capitalistes) d’un côté, plus de salariés de l’autre.

La reproduction du capital renferme celle de son grand instrument de mise en valeur, la force de travail. Accumulation du capital est donc en même temps accroissement du prolétariat.

Cette identité – de deux termes opposés en apparence – Adam Smith, Ricardo et autres l’ont si bien saisie, que pour eux l’accumulation du capital n’est même autre chose que la consommation par des travailleurs productifs de toute la partie capitalisée du produit net, ou ce qui revient au même, sa conversion en un supplément de prolétaires. »

Ainsi, on a une contradiction, avec ses deux aspects, qui sont identiques dans le capitalisme mais tendent bien entendu à se diviser. Le capitalisme produit son propre fossoyeur, et plus il grandit, plus il renforce sa propre mise à mort.

L’une des conceptions idéalistes qu’on retrouve ici est de faire « sauter » la variable des salaires afin de provoquer la révolution. En effet, les salaires augmentent si l’accumulation du capital connaît un cycle de croissance rapide, et inversement baisse dans le cas inverse.

Voici ce que dit Karl Marx :

« Si le quantum de travail gratuit que la classe ouvrière rend, et que la classe capitaliste accumule, s’accroît assez rapidement pour que sa conversion en capital additionnel nécessite un supplément extraordinaire de travail payé, le salaire monte et, toutes autres circonstances restant les mêmes, le travail gratuit diminue proportionnellement.

Mais, dès que cette diminution touche au point où le surtravail, qui nourrit le capital, ne paraît plus offert en quantité normale, une réaction survient, une moindre partie du revenu se capitalise, l’accumulation se ralentit et le mouvement ascendant du salaire subit un contrecoup.

Le prix du travail ne peut donc jamais s’élever qu’entre des limites qui laissent intactes les bases du système capitaliste et en assurent la reproduction sur une échelle progressive. »

Par conséquent, si on arrive à découpler les salaires de ces cycles – pensent les idéalistes – alors le capitalisme ne peut plus suivre et le prolétariat exigeant ses salaires est obligé de ses débarrasser des bourgeois. C’est le point de vue de Léon Trotsky dans son Programme de transition ou bien de Toni Negri avec son mouvement italien des années 1970 appelé « Autonomie ouvrière ».

C’est une vision simpliste, de type syndicaliste, où un seul bourgeois fait face à un seul prolétaire, et non plus des classes sociales au sein d’un mode de production. Il y a une incompréhension fondamentale du processus d’accumulation du capital.

Mais qu’est-ce donc précisément que l’accumulation du capital ?

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Les fondements du capital selon Marx : le corps prisonnier de la machine et le socialisme

Avec les machines, les capitalistes se lançaient dans une nouvelle vague de production, et c’est la vie entière qu’ils risquaient de ruiner, aussi la société elle-même mit un frein, comme l’explique Marx :

« La prolongation démesurée du travail quotidien produite par la machine entre des mais capitalistes finit par amener une réaction de la société qui, se sentant menacée jusque dans la racine de sa vie, décrète des limites légales à la journée : dès lors, l’intensification du travail, phénomène que nous avons déjà rencontré, devient prépondérante. »

Pour compenser, les capitalistes renforcèrent l’intensification du travail, en perfectionnant toujours davantage les machines. Cela signifiait toujours plus d’aliénation et d’exploitation pour le travailleur :

« Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l’ouvrier, pendant le procès de travail même, sous forme de capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante. »

Il y eut ainsi des sabotages de machines effectués dans le cadre de révolte ouvrière, les travailleurs ne distinguant pas encore le moyen matériel de production du mode social d’exploitation.

Mais ce n’est pas tout. Si le capitaliste produit, il doit également vendre, et bien évidemment la révolution industrielle a provoqué des goulots d’étranglements. Karl Marx constate ainsi :

« L’expansibilité immense et intermittente du système de fabrique jointe à sa dépendance du marché universel enfante nécessairement une production fiévreuse suivie d’un encombrement des marchés, dont la contraction amène la paralysie.

La vie de l’industrie se transforme ainsi en série de périodes d’activité moyenne, de prospérité, de surproduction, de crise et de stagnation. »

Cela signifiait que les capitalistes en pleine concurrence baissaient toujours davantage les salaires, condamnant à un dénuement le plus complet les travailleurs, sans parler des conditions de travail, totalement abjects.

Cet écrasement physique et mental de l’être humain fait face à la collectivisation du travail par la fabrique, ainsi donc dialectiquement l’être humain se réaffirmant dans sa nature, et non plus comme dépendance de l’automate, profite de ce passage historique par l’étape de la fabrique.

Ce qui fait dire à Marx que l’éducation de l’avenir

« unira pour tous les enfants d’un certain âge le travail productif avec l’instruction et la gymnastique, et cela non seulement comme méthode d’accroître la production sociale, mais comme la seule et unique méthode de produire des hommes complets. »

De la même manière, Marx constate que la technologie devra être comprise par les masses :

« Si la législation de la fabrique, première concession arrachée de haute lutte au capital, s’est vue contrainte de combiner l’instruction élémentaire, si misérable qu’elle soit, avec le travail industriel, la conquête inévitable du pouvoir politique par la classe ouvrière va introduire l’enseignement de la technologie, pratique et théorique, dans les écoles du peuple. »

Le socialisme est le mode de production exigée par les masses qui sont exploitées par le capitalisme, et aliéné par des méthodes qui lui sont insupportables.

La grande difficulté des révolutions russe et chinoise fut justement qu’il a fallu, inévitablement, assumer le capitalisme embryonnaire et le dépasser de manière la plus organisée possible, dans des pays arriérés économiquement.

Les succès titanesques dans la construction du socialisme sous la direction de Lénine et de Staline en URSS, de Mao Zedong en Chine, ont malheureusement été ébranlés par le révisionnisme, qui a su profiter des difficultés.

Cependant, on ne peut pas arrêter la roue de l’histoire ; le capitalisme obéit à des lois dont les conséquences sont inéluctables.

Pour cette raison, les quatre autres dossiers traitant de l’oeuvre magistrale de Karl Marx, Le capital,traiteront du rôle de l’argent, de l’accumulation du capital, de la circulation du capital, et enfin de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit.

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Les fondements du capital selon Marx : des manufactures aux machines, la révolution industrielle

Le capital décompose au départ ainsi le travail de l’artisan ; chaque étape est individualisée et attribuée à un travailleur précis dans le cadre d’une grande entreprise, d’une manufacture.

« De produit individuel d’un ouvrier indépendant faisant une foule choses, la marchandise devient le produit social d’une réunion d’ouvriers dont chacun n’exécute constamment que la même opération de détail. »

« L’analyse du procès de production dans ses phases particulières se confond ici tout à fait avec la décomposition du métier de l’artisan dans ses diverses opérations manuelles. »

Les travaux sont différenciés et obéissent à une spécialisation. Toutefois, le capitalisme s’accommode parfaitement d’un nivellement par le bas, ce que Marx souligne fondamentalement.

Là où au moyen-âge les travailleurs étaient des artisans devant avoir une formation pour maîtriser les différentes étapes de production, le travailleur et cela avec les manufactures devient un simple rouage de la grande machine de production.

C’est un gain de temps pour le capitaliste, qui ne forme pas les travailleurs, mais les précipite dans le gouffre du salariat.

« En tant que membre de travailleur collectif, le travailleur parcellaire devient même d’autant plus parfait qu’il est plus borné et plus incomplet.

L’habitude d’une fonction unique le transforme en organe infaillible et spontané de cette fonction, tandis que l’ensemble du mécanisme le contraint d’agir avec la régularité d’une pièce de machine. »

De fait, après le travailleur lié à un outil précis pour une activité précise, le capitalisme a développé directement les machines. La machine-outil remplace l’outil utilisé par le travailleur, et pourtant ce dernier reste au cœur du processus.

De fait, avec la machine, le travailleur n’utilise plus un seul outil, mais plusieurs par l’intermédiaire de la machine. C’est le principe de la révolution industrielle : les travailleurs doivent suivre le rythme de la machine.

On est là dans des schémas très élaborés, par la chimie, la mécanique, etc., et donc la fabrication passe par de nombreuses étapes, machines après machines, et l’être humain doit suivre, comme cela est montré dans la terrible métaphore de Charlie Chaplin dans Les temps modernes, du travailleur tournant les aiguilles d’une horloge géante à un rythme effréné dans Metropolis, etc.

Comme l’explique Marx :

« Si le principe de la manufacture est l’isolement des procès particuliers par la division du travail, celui de la fabrique est, au contraire, la continuité non interrompue de ces mêmes procès. »

Bien entendu, il y a également les communications et les transports qui doivent suivre, tout comme par ailleurs la fabrication des machines, avec au départ la machine à vapeur.

Tout cela exige le progrès scientifique, que la bourgeoisie va donc pousser. L’objectif est d’améliorer tout ce qui va avec la production, mais également de profiter de la force de la nature, et non plus seulement des bras des travailleurs.

« Le moyen de travail acquiert dans le machinisme une existence matérielle qui exige le remplacement de la force de l’homme par les forces naturelles et celui de la routine par la science.

Dans la manufacture, la division du procès du travail est purement subjective : c’est une combinaison d’ouvriers parcellaires.

Dans le système de machines, la grande industrie crée un organisme de production complètement objectif ou impersonnel, que l’ouvrier trouve là, dans l’atelier, comme la condition matérielle toute prête de son travail.

Dans la coopération simple et même dans celle fondée sur la division du travail, la suppression du travailleur isolé par le travailleur collectif semble encore plus ou moins accidentelle.

Le machinisme, à quelques exceptions près que nous mentionnerons plus tard, ne fonctionne qu’au moyen d’un travail socialisé ou commun. Le caractère coopératif du travail y devient une nécessité technique dictée par la nature même de son moyen. »

Tout cela fait que Marx parle des « forces naturelles du travail social ». Avec les machines, le travail du travailleur est démultiplié, il s’appuie de plus sur l’énergie naturelle : l’eau, la vapeur, etc. Et tout cela ne coûte rien au capitaliste, qui a juste réussi à regrouper les forces auparavant éparpillées.

Les muscles deviennent ainsi secondaires grâce aux machines, c’est cela qui fît que la révolution industrielle happa des femmes et des enfants. Marx note toute une série de chiffres à ce sujet : ceux de la terrible mortalité qui frappait alors.

Et pourtant, malgré le peu d’exigence physique, la machine brûle les corps, car son rythme est effréné ; elle avale, elle engloutit les travailleurs entièrement :

« Le mouvement et l’activité du moyen de travail devenu machine se dressent indépendants devant le travailleur.

Le moyen de travail est dès lors un perpetuum mobile industriel qui produirait indéfiniment, s’il ne rencontrait une barrière naturelle dans ses auxiliaires humains, dans la faiblesse de leurs corps et la force de leur volonté.

L’automate, en sa qualité de capital, est fait homme dans la personne du capitaliste. Une passion l’anime : il veut tendre l’élasticité humaine et broyer toutes ses résistances.

La facilité apparente du travail à la machine et l’élément plus maniable et plus docile des femmes et des enfants l’aident dans cette œuvre d’asservissement. »

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Les fondements du capital selon Marx : le capitaliste donne naissance à la force collective

La conséquence directe de l’augmentation de la productivité est la baisse des prix : c’est l’argument invoqué par les capitalistes, qui affirme que le capitalisme permet une consommation de masse, des prix toujours plus bas, etc.

En réalité, tout cela est acquis aux dépens des masses elles-mêmes. D’ailleurs, cela n’amène pas de baisse de la journée de travail. Comme le constate Marx :

« Le développement de la force productive du travail, dans la production capitaliste, a pour but de diminuer la partie de la journée où l’ouvrier doit travailler pour lui-même, afin de prolonger ainsi l’autre partie de la journée où il peut travailler gratis pour le capitaliste (…).

Il s’agit non seulement d’augmenter les forces productives individuelles, mais de créer par le moyen de la coopération une force nouvelle ne fonctionnant que comme force collective. »

Les prix baissent, car la production capitaliste a une autre envergure ; les économies d’échelle, la hausse de productivité… abaissent les prix, ce qui fait que paradoxalement le capital enlève de la valeur au produit : plus une marchandise est produite, moins elle a de valeur.

C’est cela qui fait le drame des petits producteurs, des petits capitalistes, bref des capitalistes moins puissants que d’autres.

Cependant, il est un autre aspect très important. Les travailleurs eux-mêmes sont prisonniers du capital, en raison du renouveau systématique du cycle de production. Ils appartiennent au capital, ils en sont une composante.

C’est d’ailleurs revendiqué par l’idéologie de la « cogestion », l’un des grands argumentaires en faveur du capitalisme consistant en ce qu’il ferait s’élever le niveau de vie, et que donc les masses, finalement, en profiteraient.

Or, comme dit plus haut, cela se fait en réalité par le travail, et non pas par le capital, qui a juste façonné et modernisé le travail.

De plus, il est inévitable que l’intensification du travail organisé par le capital permette l’élévation du niveau de vie, sans changer pour autant le gouffre entre la classe du capital et celle du travail.

Marx constate ainsi :

« Avec accroissement continuel dans la productivité du travail, le prix de la force de travail pourrait ainsi tomber de plus en plus, en même temps que les subsistances à la disposition de l’ouvrier continueraient à augmenter.

Mais même dans ce cas, la baisse continuelle dans le prix de la force de travail, en amenant une hausse continuelle de la plus-value, élargirait l’abîme entre les conditions de vie du travailleur et du capitaliste. »

En effet, avec davantage de productivité, on a, non pas davantage de valeur, mais au moins davantage de produits. C’est cela qui fait illusion que le capitalisme permette une élévation du niveau de vie, alors que justement derrière le capitalisme est marqué par des contradictions terrible, dont une mortelle.

C’est pour cette raison que le socialisme a souligné l’importance centrale de la théorie révolutionnaire, pour avoir une vision d’ensemble ; tout Le capital de Marx est parsemé de remarques comme quoi la vision scientifique ne peut être acquise que par une vue d’ensemble du processus capitaliste.

Sans perspective d’ensemble, on ne voit que le travailleur et le capitaliste, pas les travailleurs et les capitalistes en tant que classe. C’est ce qui fait dire à Marx cette chose très importante :

« La vie du capital ne consiste que dans son mouvement comme valeur perpétuellement en voie de multiplication. »

« Le capitaliste paye donc à chacun des cent ouvriers sa force de travail indépendante, mais il ne paye pas la force combinée de la centaine.

Comme personnes indépendantes, les ouvriers sont des individus isolés qui entrent en rapport avec le même capital mais non entre eux.

Leur coopération ne commence que dans le procès de travail ; mais là ils ont déjà cessé de s’appartenir.

Dès qu’ils y entrent, ils sont incorporés au capital. En tant qu’ils coopèrent, qu’ils forment les membres d’un organisme actif, ils ne sont même qu’un mode particulier d’existence du capital. »

C’est doublement important.

Déjà, il y a la question de l’intégration des travailleurs dans le capital, ce qui a des conséquences politiques essentielles, puisqu’on voit que le syndicat de cogestion ne fait, par définition ici, qu’aider le capital.

Même un syndicat, en lui-même, est foncièrement insuffisant, puisque exprimant non pas l’identité des travailleurs libres – politiquement dans le Parti Communiste – mais une situation aliénée et exploitée.

Ensuite, il y a la question de la force sociale. En apparence, le capitaliste n’utilise que des individus, en pratique il utilise également la force de l’ensemble de ces individus. Ce qui fait que le capitalisme est puissant ; chaque capitaliste devient en quelque sorte un mini pharaon, le chef d’une foule d’individus qui collectivement peuvent construire des pyramides.

Le capitalisme a donc d’énormes capacités de transformation, et apparaît comme une immense force sociale. Et il en est une, et c’est son rôle historique : socialiser les individus, les collectiviser.

Karl Marx affirme ainsi :

« Le mode de production capitaliste se présent donc comme nécessité historique pour transformer le travail isolé en travail social ; mais entre les mains du capital, cette socialisation du travail n’en augmente les forces productives que pour l’exploiter avec plus de profit. »

« La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect, que le jour où s’y manifestera l’oeuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maître de leur propre mouvement sociale.

Mais cela exige dans la société un ensemble de conditions d’existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d’un long et douloureux développement. »

Le capitalisme était nécessaire, pour socialiser le travail. Il était une étape nécessaire, pour dépasser les clivages individuels.

Le mode de production capitaliste n’est ainsi pas original dans l’utilisation du surtravail, il l’est dans son organisation.

« La division du travail dans sa forme capitaliste et sur les bases historiques données, elle ne pouvait revêtir aucune autre forme – n’est qu’une méthode particulière de produire de la plus-value relative, ou d’accroître aux dépens du travailleur le rendement du capital, ce qu’on appelle richesse nationale (Weath of Nations).

Aux dépens du travailleur, elle développe la force collective du travail pour le capitaliste. Elle crée des circonstances nouvelles qui assurent la domination du capital sur le travail.

Elle se présente donc et comme un progrès historique, une phase nécessaire dans la formation économique de la société, et comme un moyen civilisé et raffiné d’exploitation. »

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