L’accumulation du capital selon Marx : le fermier capitaliste

Nous avons vu quelle a été la base de l’accumulation primitive : le fait que des paysans aient été chassés de leur ancien mode de vie, et ainsi rendus disponibles pour le capital. Mais cela ne suffit pas ; comme Karl Marx le constate :

« Après avoir considéré la création violente d’un prolétariat sans feu ni lieu, la discipline sanguinaire qui le transforme en classe salariée, l’intervention honteuse de l’État, favorisant l’exploitation du travail – et, partant, l’accumulation du capital – du renfort de sa police, nous ne savons pas encore d’où viennent, originairement, les capitalistes. Car il est clair que l’expropriation de la population des campagnes n’engendre directement que de grands propriétaires fonciers. »

Or, les grands propriétaires fonciers sont des féodaux, pas des capitalistes. Cependant, ces propriétaires fonciers vont en Angleterre utiliser d’anciens serfs comme « fermiers » devant gérer les terres, et pour cela employant des travailleurs journaliers. Très vite, il devient indépendant, payant un loyer au propriétaire.

Il faut bien noter ici qu’il existait déjà, lors de la féodalité développée, des gens aux statuts intermédiaires. Karl Marx note ainsi :

« Entre le seigneur féodal et ses dépendants à tous les degrés de vassalité, il y avait un agent intermédiaire qui devint bientôt homme d’affaires, et dont la méthode d’accumulation primitive, de même que celle des hommes de finance placés entre le trésor publie et la bourse des contribuables, consistait en concussions, malversations et escroqueries de toute sorte.

Ce personnage, administrateur et percepteur des droits, redevances, rentes et produits quelconques dus au seigneur, s’appela en Angleterre, Steward, en France régisseur. Ce régisseur était parfois lui-même un grand seigneur.

On lit, par exemple, dans un manuscrit original publié par Monteil : « C’est le compte que messire Jacques de Thoraine, chevalier chastelain sor Bezançon rent ès seigneur, tenant les comptes à Dijon pour monseigneur le duc et conte de Bourgogne des rentes appartenant à ladite chastellenie depuis le XXV° jour de décembre MCCCLX jusqu’au XXVIII° jour de décembre MCCCLX, etc. » (Alexis Monteil : Traité des matériaux manuscrits de divers genres d’histoire, p. 234.)

On remarquera que dans toutes les sphères de la vie sociale, la part du lion échoit régulièrement à l’intermédiaire.

Dans le domaine économique, par exemple, financiers, gens de bourse, banquiers, négociants, marchands, etc., écrèment les affaires; en matière civile, l’avocat plume les parties sans les faire crier; en politique, le représentant l’emporte sur son commettant, le ministre sur le souverain, etc.; en religion, le médiateur éclipse Dieu pour être à son tour supplanté par les prêtres, intermédiaires obligés entre le bon pasteur et ses ouailles.

En France, de même qu’en Angleterre, les grands domaines féodaux étaient divisés en un nombre infini de parcelles, mais dans des conditions bien plus défavorables aux cultivateurs. L’origine des fermes ou terriers y remonte au XIV° siècle.

Ils allèrent en s’accroissant et leur chiffre finit par dépasser cent mille. lis payaient en nature ou en argent une rente foncière variant de la douzième à la cinquième partie du produit. Les terriers, fiefs, arrière-fiefs, etc., suivant la valeur et l’étendue du domaine, ne comprenaient parfois que quelques arpents de terre.

Ils possédaient tous un droit de juridiction qui était de quatre degrés. L’oppression du peuple, assujetti à tant de petits tyrans, était naturellement affreuse. D’après Monteil, il y avait alors en France cent soixante mille justices féodales, là où aujourd’hui quatre mille tribunaux ou justices de paix suffisent. »

Il en résulta une croissance de la production agricole, parallèle à l’émigration des anciens paysans dans les villes, pouvant et devant désormais travailler pour le capitalistes pour acheter leur nourriture.

Cette perte d’autonomie, d’indépendance individuelle paysanne, forma bien entendu la base du romantisme ; c’est un grand argument du proudhonisme que de regretter cette période. De plus, le processus fut long et nécessita pour un temps l’existence de petits laboureurs. Voici comment Karl Marx décrit ce processus :

« Les événements qui transforment les cultivateurs en salariés, et leurs moyens de subsistance et de travail en éléments matériels du capital, créent à celui-ci son marché intérieur.

Jadis la même famille paysanne façonnait d’abord, puis consommait directement – du moins en grande partie – les vivres et les matières brutes, fruits de son travail.

Devenus maintenant marchandises, ils sont vendus en gros par le fermier, auquel les manufactures fournissent le marché.

D’autre part, les ouvrages tels que fils, toiles, laineries ordinaires, etc., – dont les matériaux communs se trouvaient à la portée de toute famille de paysans – jusque-là produits à la campagne, se convertissent dorénavant en articles de manufacture auxquels la campagne sert de débouché, tandis que la multitude de chalands dispersés, dont l’approvisionnement local se tirait en détail de nombreux petits producteurs travaillant tous à leur compte, se concentre dès lors et ne forme plus qu’un grand marché pour le capital industriel.

C’est ainsi que l’expropriation des paysans, leur transformation en salariés, amène l’anéantissement de l’industrie domestique des campagnes, le divorce de l’agriculture d’avec toute sorte de manufacture.

Et, en effet, cet anéantissement de l’industrie domestique du paysan peut seul donner au marché intérieur d’un pays l’étendue et la constitution qu’exigent les besoins de la production capitaliste.

Pourtant la période manufacturière proprement dite ne parvient point à rendre cette révolution radicale. Nous avons vu qu’elle ne s’empare de l’industrie nationale que d’une manière fragmentaire, sporadique, ayant toujours pour base principale les métiers des villes et l’industrie domestique des campagnes.

Si elle détruit celle-ci sous certaines formes, dans certaines branches particulières et sur certains points, elle la fait naître sur d’autres, car elle ne saurait s’en passer pour la première façon des matières brutes.

Elle donne ainsi lieu à la formation d’une nouvelle classe de petits laboureurs pour lesquels la culture du sol devient l’accessoire, et le travail industriel, dont l’ouvrage se vend aux manufactures, soit directement, soit par l’intermédiaire du commerçant, l’occupation principale. Il en fut ainsi, par exemple, de la culture du lin sur la fin du règne d’Elisabeth.

C’est là une des circonstances qui déconcertent lorsqu’on étudie de près l’histoire de l’Angleterre. En effet, dès le dernier tiers du XV° siècle, les plaintes contré l’extension croissante de l’agriculture capitaliste et la destruction progressive des paysans indépendants ne cessent d’y retentir que pendant de courts intervalles, et en même temps on retrouve constamment ces paysans, quoique en nombre toujours moindre et dans des conditions de plus en plus empirées. »

Le fermier capitaliste permet ainsi historiquement la production agricole nécessaire à l’apparition des prolétaires.

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