Lénine, l’impérialisme et la politique coloniale

Ainsi, il y a d’un côté des regroupements capitalistes de type monopoliste menant une bataille à l’échelle planétaire, de l’autre les États eux-mêmes, en tant qu’outils toujours davantage dans les mains des monopoles, participant à la bataille pour le contrôle de territoires.

Ce qui détermine notamment la première guerre mondiale impérialiste, c’est que la période la précédant avait été marquée par la fin du partage. L’Afrique et la Polynésie colonisées, il ne restait plus de territoires disponibles. Les contradictions inter-impérialistes ne pouvaient que s’amplifier.

En fait, le colonialisme lui-même est un phénomène lié à l’impérialisme, au capitalisme monopoliste. Lénine constate cela de la manière suivante :

« Pour l’Angleterre, la période d’accentuation prodigieuse des conquêtes coloniales se situe entre 1860 et 1890, et elle est très intense encore dans les vingt dernières années du XIXe siècle. Pour la France et l’Allemagne, c’est surtout ces vingt années qui comptent.

On a vu plus haut que le capitalisme prémonopoliste, le capitalisme où prédomine la libre concurrence, atteint la limite de son développement entre 1860 et 1880; or, l’on voit maintenant que c’est précisément au lendemain de cette période que commence l' »essor » prodigieux des conquêtes coloniales, que la lutte pour le partage territorial du monde devient infiniment âpre.

Il est donc hors de doute que le passage du capitalisme à son stade monopoliste, au capital financier, est lié à l’aggravation de la lutte pour le partage du monde. »

La France, par exemple, disposait en 1876 de colonies sur un territoire de 0,9 millions de kilomètres carrés, avec 6 millions de personnes, contre 10,6 millions de kilomètres carrés et 55,5 millions de personnes en 1914. Il y a toutefois un développement inégal ; les différents impérialismes n’avancent pas aussi vite, ce qui fait dire à Lénine :

« Trois puissances n’avaient en 1876 aucune colonie, et une quatrième, la France, n’en possédait presque pas. Vers 1914, ces quatre puissances ont acquis 14,1 millions de kilomètres carrés de colonies, soit une superficie près d’une fois et demie plus grande que celle de l’Europe, avec une population d’environ 100 millions d’habitants.

L’inégalité de l’expansion coloniale est très grande. Si l’on compare, par exemple, la France, l’Allemagne et le Japon, pays dont la superficie et la population ne diffèrent pas très sensiblement, on constate que le premier de ces pays a acquis presque trois fois plus de colonies (quant à la superficie) que les deux autres pris ensemble.

Mais par son capital financier, la France était peut-être aussi, au début de la période envisagée, plusieurs fois plus riche que l’Allemagne et le Japon réunis. »

Le léninisme présuppose par conséquent que les pays sont de différentes natures. L’existence de l’impérialisme fait que les indépendances formelles sont fictives : ce qui compte réellement, c’est la base sociale de chaque pays.

Il y a, de manière dialectique, d’un côté les pays impérialistes, de l’autre les pays dépendants.

Lénine

Lénine donne ici une explication très utile :

« Dès l’instant qu’il est question de politique coloniale à l’époque de l’impérialisme capitaliste, il faut noter que le capital financier et la politique internationale qui lui est conforme, et qui se réduit à la lutte des grandes puissances pour le partage économique et politique du monde, créent pour les Etats diverses formes transitoires de dépendance.

Cette époque n’est pas seulement caractérisée par les deux groupes principaux de pays : possesseurs de colonies et pays coloniaux, mais encore par des formes variées de pays dépendants qui, nominalement, jouissent de l’indépendance politique, mais qui, en réalité, sont pris dans les filets d’une dépendance financière et diplomatique.

Nous avons déjà indiqué une de ces formes : les semi-colonies. En voici une autre, dont l’Argentine, par exemple, nous offre le modèle.

« L’Amérique du Sud et, notamment l’Argentine, écrit Schulze-Gaevernitz dans son ouvrage sur l’impérialisme britannique, est dans une telle dépendance financière vis-à-vis de Londres qu’on pourrait presque l’appeler une colonie commerciale de l’Angleterre. »

Les capitaux placés par la Grande-Bretagne en Argentine étaient évalués par Schilder, d’après les informations du consul austro-hongrois à Buenos-Aires pour 1909, à 8 milliards 750 millions de francs. Ou se représente sans peine quelles solides relations cela assure au capital financier – et à sa fidèle « amie » la diplomatie – de l’Angleterre avec la bourgeoisie d’Argentine, avec les milieux dirigeants de toute la vie économique et politique de ces pays.

Le Portugal nous offre l’exemple d’une forme quelque peu différente, associée à l’indépendance politique, de la dépendance financière et diplomatique. Le Portugal est un Etat souverain, indépendant, mais il est en fait, depuis plus de deux cents ans, depuis la guerre de la Succession d’Espagne (1701-1714), sous protectorat britannique.

L’Angleterre a défendu le Portugal et ses possessions coloniales pour fortifier ses propres positions dans la lutte contre ses adversaires, l’Espagne et la France. Elle a reçu, en échange, des avantages commerciaux, des privilèges pour ses exportations de marchandises et surtout de capitaux vers le Portugal et ses colonies, le droit d’user des ports et des îles du Portugal, de ses câbles télégraphiques, etc., etc.

De tels rapports ont toujours existé entre petits et grands États, mais à l’époque de l’impérialisme capitaliste, ils deviennent un système général, ils font partie intégrante de l’ensemble des rapports régissant le « partage du monde », ils forment les maillons de la chaîne des opérations du capital financier mondial. »

Contradictions inter-impérialistes, développement inégal, différenciation dialectique des pays dépendants eux-mêmes en pays semi-colonisés et pays formellement indépendants… Lénine fournit le panorama complet de la situation amenée par la naissance de l’impérialisme.

C’est la raison pour laquelle il rejette catégoriquement la notion d’ultra-impérialisme que Karl Kautsky considère comme possible, c’est-à-dire la fusion de tous les monopoles en un superimpérialisme.

Concevoir cela comme possible, c’est nier la loi de la contradiction et nier le développement de l’impérialisme par l’intermédiaire du capital financier, qui réorganise la base capitaliste dans un sens monopoliste et par conséquent agressif tout azimut.

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Lénine, l’impérialisme et l’exportation des capitaux

On a vu que dans l’impérialisme, le capital jouait un rôle encore plus grand, car il était centralisé, avec les banques. Or, s’il est centralisé, il est dialectiquement encore plus dispersé, les capitalistes investissant partout de par le monde.

Lénine formule donc la définition scientifique suivante :

« Ce qui caractérisait l’ancien capitalisme, où régnait la libre concurrence, c’était l’exportation des marchandises. Ce qui caractérise le capitalisme actuel, où règnent les monopoles, c’est l’exportation des capitaux. »

Que signifie l’exportation des capitaux ? Cela signifie qu’en lieu et place d’investir dans leur propre pays, les capitalistes investissent dans d’autres pays, car tel est leur intérêt le plus pertinent de leur point de vue.

Le thème de la « mondialisation », des « délocalisations », n’est pas du tout propre au début du XXIe siècle : chaque cycle impérialiste du capitalisme se caractérise par cette même logique. Voici comment Lénine décrit cela, à son époque :

« Tant que le capitalisme reste le capitalisme, l’excédent de capitaux est consacré, non pas à élever le niveau de vie des masses dans un pays donné, car il en résulterait une diminution des profits pour les capitalistes, mais à augmenter ces profits par l’exportation de capitaux à l’étranger, dans les pays sous-développés.

Les profits y sont habituellement élevés, car les capitaux y sont peu nombreux, le prix de la terre relativement bas, les salaires de même, les matières premières à bon marché. »

Selon les situations, l’exportation des capitaux se produit de manière différente. Voici la différence entre l’Angleterre, la France et l’Allemagne :

« Pour l’Angleterre, ce sont en premier lieu ses possessions coloniales, très grandes en Amérique également (le Canada, par exemple), sans parler de l’Asie, etc. Les immenses exportations de capitaux sont étroitement liées ici, avant tout, aux immenses colonies, dont nous dirons plus loin l’importance pour l’impérialisme.

Il en va autrement pour la France. Ici les capitaux placés à l’étranger le sont surtout en Europe et notamment en Russie (10 milliards de francs au moins). Il s’agit principalement de capitaux de prêt, d’emprunts d’Etat, et non de capitaux investis dans les entreprises industrielles. A la différence de l’impérialisme anglais, colonialiste, l’impérialisme français peut être qualifié d’usuraire.

L’Allemagne offre une troisième variante : ses colonies sont peu considérables, et ses capitaux placés à l’étranger sont ceux qui se répartissent le plus également entre l’Europe et l’Amérique. »

Bien entendu, il existe de manière dialectique un double rapport entre ces processus d’exportation de capitaux : on a d’un côté la concurrence, de l’autre l’entente. C’est là qu’interviennent les contradictions inter-impérialistes opposant non plus simplement les entreprises monopolistiques, mais les États eux-mêmes.

Voyons d’abord comment Lénine décrit ce processus de « partage » au sein de cette « mondialisation » :

« Les pays exportateurs de capitaux se sont, au sens figuré du mot, partagé le monde. Mais le capital financier a conduit aussi au partage direct du globe.

Les groupements de monopoles capitalistes – cartels, syndicats, trusts – se partagent tout d’abord le marché intérieur en s’assurant la possession, plus ou moins absolue, de toute la production de leur pays. Mais, en régime capitaliste, le marché intérieur est nécessairement lié au marché extérieur.

Il y a longtemps que le capitalisme a créé le marché mondial.

Et, au fur et à mesure que croissait l’exportation des capitaux et que s’étendaient, sous toutes les formes, les relations avec l’étranger et les colonies, ainsi que les « zones d’influence » des plus grands groupements monopolistes, les choses allaient « naturellement » vers une entente universelle de ces derniers, vers la formation de cartels internationaux. »

Lénine documente longuement le développement des monopoles à l’échelle mondiale, leurs relations de concurrence, d’alliance, etc. Il souligne bien que la tendance qui l’emporte, c’est celle de la concurrence, et non de la collusion.

Il dénonce par conséquent de la manière suivante ceux qui ont des illusions à ce sujet :

« Certains auteurs bourgeois (auxquels vient de se joindre K. Kautsky, qui a complètement renié sa position marxiste, celle de 1909 par exemple) ont exprimé l’opinion que les cartels internationaux, une des expressions les plus accusées de l’internationalisation du capital, permettaient d’espérer que la paix régnerait entre les peuples en régime capitaliste.

Du point de vue de la théorie, cette opinion est tout à fait absurde; et du point de vue pratique, c’est un sophisme et un mode de défense malhonnête du pire opportunisme.

Les cartels internationaux montrent à quel point se sont développés aujourd’hui les monopoles capitalistes, et quel est l’objet de la lutte entre les groupements capitalistes.

Ce dernier point est essentiel; lui seul nous révèle le sens historique et économique des événements, car les formes de la lutte peuvent changer et changent constamment pour des raisons diverses, relativement temporaires et particulières, alors que l’essence de la lutte, son contenu de classe, ne saurait vraiment changer tant que les classes existent (…).

Il ne s’agit évidemment pas de la bourgeoisie allemande, mais de la bourgeoisie universelle.

Si les capitalistes se partagent le monde, ce n’est pas en raison de leur scélératesse particulière, mais parce que le degré de concentration déjà atteint les oblige à s’engager dans cette voie afin de réaliser des bénéfices; et ils le partagent « proportionnellement aux capitaux », « selon les forces de chacun », car il ne saurait y avoir d’autre mode de partage en régime de production marchande et de capitalisme.

Or, les forces changent avec le développement économique et politique; pour l’intelligence des événements, ils faut savoir quels problèmes sont résolus par le changement du rapport des forces; quant à savoir si ces changements sont « purement » économiques ou extra-économiques (par exemple, militaires), c’est là une question secondaire qui ne peut modifier en rien le point de vue fondamental sur l’époque moderne du capitalisme.

Substituer à la question du contenu des luttes et des transactions entre les groupements capitalistes la question de la forme de ces luttes et de ces transactions (aujourd’hui pacifique, demain non pacifique, après-demain de nouveau non pacifique), c’est s’abaisser au rôle de sophiste. »

La concurrence est l’aspect principal, elle est inévitable et est la tendance dominante, c’est cela qu’il faut voir ; cette concurrence a des formes économiques, des formes militaires, et les unes ne vont pas sans les autres, car leur existence a la même base, ce sont les deux faces de la même pièce.

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Lénine, l’impérialisme et la domination du capital financier

« Concentration de la production avec, comme conséquence, les monopoles ; fusion ou interpénétration des banques et de l’industrie, voilà l’histoire de la formation du capital financier et le contenu de cette notion. »

C’est ainsi que Lénine synthétise les deux premiers chapitres de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme ; cependant, il considère comme nécessaire d’expliciter de manière scientifique deux notions étroitement liées : celles de capital financier et d’oligarchie financière.

Lénine constate habilement qu’il n’est pas nécessaire de posséder entièrement une société pour avoir le contrôle de la direction ; le grand capital utilise d’autres sections du capital pour se renforcer lui-même. Lénine explique à ce sujet :

« En fait, l’expérience montre qu’il suffit de posséder 40% des actions pour gérer les affaires d’une société anonyme, car un certain nombre de petits actionnaires disséminés n’ont pratiquement aucune possibilité de participer aux assemblées générales, etc.

La « démocratisation » de la possession des actions, dont les sophistes bourgeois et les opportunistes pseudo-social démocrates attendent (ou assurent qu’ils attendent) la « démocratisation du capital », l’accentuation du rôle et de l’importance de la petite production, etc., n’est en réalité qu’un des moyens d’accroître la puissance de l’oligarchie financière. »

Le grand capital construit tout un système opaque de relations hiérarchiques, de maisons-mères, de filiales, pour masquer son jeu, diluer ses responsabilités en cas de souci d’une branche particulière.

Cela ne va pas sans contradictions et Lénine, lors de son étude de la situation, note bien qu’il existe une critique petite-bourgeoise de l’impérialisme.

Elle n’a aucun sens, car elle ne remet pas en cause le mode de production capitaliste, simplement le rapport de force au sein du capitalisme. Lénine dresse le constat suivant :

« Les faits monstrueux touchant la monstrueuse domination de l’oligarchie financière sont tellement patents que, dans tous les pays capitalistes, aussi bien en Amérique qu’en France et en Allemagne, est apparue une littérature qui, tout en professant le point de vue bourgeois, brosse néanmoins un tableau à peu près véridique, et apporte une critique – évidemment petite-bourgeoise – de l’oligarchie financière (…).

Toutes les règles de contrôle et de surveillance, de publication des bilans, d’établissement de schémas précis pour ces derniers, etc., ce par quoi les professeurs et les fonctionnaires bien intentionnés – c’est-à-dire ayant la bonne intention de défendre et de farder le capitalisme – occupent l’attention du public, sont ici dépourvues de toute valeur.

Car la propriété privée est sacrée, et l’on ne peut empêcher personne d’acheter, de vendre, d’échanger des actions, de les hypothéquer, etc. (…).

Le monopole, quand il s’est formé et brasse des milliards, pénètre impérieusement dans tous les domaines de la vie sociale, indépendamment du régime politique et de toutes autres « contingences ». »

L’ensemble de la société est façonnée par les besoins des monopoles, qui naissent sur le terrain de la propriété privée et par conséquent n’ont qu’à prolonger leur activité pour engloutir toujours plus la société fondée justement sur la propriété privée.

Le capitalisme devenu monopoliste est tellement puissant qu’il assure un contrôle toujours plus grand sur la société, de par sa force toujours plus grande, la vigueur de sa croissance. Il donne naissance à une fine couche sociale parasitaire, de personnes vivant de leurs rentes, de leurs placements financiers.

Cette couche n’entre même plus en rapport avec la production ; elle est entièrement séparée du travail. C’est déjà le cas dans le capitalisme – ce que ne voient pas les partisans du capitalisme libéral – et c’est cela qui fait que l’impérialisme est l’évolution logique du capitalisme, le stade suprême du capitalisme, son aboutissement ultime.

Lénine nous enseigne :

« Le propre du capitalisme est, en règle générale, de séparer la propriété du capital de son application à la production; de séparer le capital-argent du capital industriel ou productif; de séparer le rentier, qui ne vit que du revenu qu’il tire du capital-argent, de l’industriel, ainsi que de tous ceux qui participent directement à la gestion des capitaux.

L’impérialisme, ou la domination du capital financier, est ce stade suprême du capitalisme où cette séparation atteint de vastes proportions.

La suprématie du capital financier sur toutes les autres formes du capital signifie l’hégémonie du rentier et de l’oligarchie financière; elle signifie une situation privilégiée pour un petit nombre d’Etats financièrement « puissants », par rapport a tous les autres. »

Cet aspect financier, Lénine l’aborde en traitant de la question de l’exportation des capitaux.

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Lénine, la notion d’impérialisme, la socialisation de la production et le rôle des banques

L’une des plus grandes erreurs qu’on puisse faire au sujet de la notion d’impérialisme serait de penser que Lénine « regretterait » son émergence. A ses yeux, c’est en effet inévitable, cela fait partie du parcours amenant du capitalisme au socialisme, c’est un élément du processus de socialisation de l’industrie.

Lénine ne fait pas que s’opposer au kautskisme qui valorise l’impérialisme comme étant en soi le processus de socialisation, et dont le mitterrandisme des années 1980 a été un avatar en France, avec ses nationalisations. Il s’oppose aussi aux partisans du retour en arrière, qui voient en l’impérialisme une excroissance erronée du petit capitalisme.

On peut remarquer d’ailleurs que tant le kautskisme que les partisans de la petite production considèrent que l’impérialisme n’est pas propre au capitalisme, mais un développement « à part », une sorte de déviation.

Tel n’est pas le point de vue de Lénine. Voici ce qu’il dit dans le premier chapitre de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme :

« La concurrence se transforme en monopole. Il en résulte un progrès immense de la socialisation de la production. Et, notamment, dans le domaine des perfectionnements et des inventions techniques.

Ce n’est plus du tout l’ancienne libre concurrence des patrons dispersés, qui s’ignoraient réciproquement et produisaient pour un marché inconnu.

La concentration en arrive au point qu’il devient possible de faire un inventaire approximatif de toutes les sources de matières premières (tels les gisements de minerai de fer) d’un pays et même, ainsi que nous le verrons, de plusieurs pays, voire du monde entier.

Non seulement on procède à cet inventaire, mais toutes ces sources sont accaparées par de puissants groupements monopolistes. On évalue approximativement la capacité d’absorption des marchés que ces groupements « se partagent » par contrat.

Le monopole accapare la main-d’oeuvre spécialisée, les meilleurs ingénieurs; il met la main sur les voies et moyens de communication, les chemins de fer en Amérique, les sociétés de navigation en Europe et en Amérique.

Le capitalisme arrivé à son stade impérialiste conduit aux portes de la socialisation intégrale de la production; il entraîne en quelque sorte les capitalistes, en dépit de leur volonté et sans qu’ils en aient conscience, vers un nouvel ordre social, intermédiaire entre l’entière liberté de la concurrence et la socialisation intégrale.

La production devient sociale, mais l’appropriation reste privée. Les moyens de production sociaux restent la propriété privée d’un petit nombre d’individus.

Le cadre général de la libre concurrence nominalement reconnue subsiste, et le joug exercé par une poignée de monopolistes sur le reste de la population devient cent fois plus lourd, plus tangible, plus intolérable. »

Il y a deux aspects : d’un côté, il y a bien la polarisation de la société, mais de l’autre il y a également une unification de la production par les monopoles, unification jouant un rôle historiquement progressiste. C’est un aspect à absolument garder à l’esprit, sans quoi on ne peut pas saisir comment Lénine s’intéresse, dans le second chapitre de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, à un aspect particulier : le nouveau rôle des banques.

Auparavant, celles-ci ne servaient que d’intermédiaires pour les paiements, prenant une commission au passage. Toutefois, avec le progrès du capitalisme, elles possèdent l’ensemble du capital-argent et, connaissant elles-mêmes un processus de formation de monopoles, se transforment en outils autonomes du capitalisme.

Lénine

Au cours de ce processus, Lénine remarque que les banques prennent des participations, à différents degrés, dans d’autres banques, formant tout un système organisé. Ce n’est pas tout : les banques ont un aperçu très précis sur la réalité économique, connaissant les comptes des entreprises.

Elles peuvent donc acquérir un nouveau rôle : celui de centralisateur des décisions, en jouant sur les crédits, construisant des mécanos industriels grâce à leur capacité financière. Lénine nous fait part de cela de la manière suivante :

« Les capitalistes épars finissent par ne former qu’un seul capitaliste collectif.

En tenant le compte courant de plusieurs capitalistes, la banque semble ne se livrer qu’à des opérations purement techniques, uniquement subsidiaires.

Mais quand ces opérations prennent une extension formidable, il en résulte qu’une poignée de monopolistes se subordonne les opérations commerciales et industrielles de la société capitaliste tout entière; elle peut, grâce aux liaisons bancaires, grâce aux comptes courants et à d’autres opérations financières, connaître tout d’abord exactement la situation de tels ou tels capitalistes, puis les contrôler, agir sur eux en élargissant ou en restreignant, en facilitant ou en entravant le crédit, et enfin déterminer entièrement leur sort, déterminer les revenus de leurs entreprises, les priver de capitaux, ou leur permettre d’accroître rapidement les leurs dans d’énormes proportions, etc. (…).

Quant à la liaison étroite qui existe entre les banques et l’industrie, c’est dans ce domaine que se manifeste peut-être avec le plus d’évidence le nouveau rôle des banques.

Si une banque escompte les lettres de change d’un industriel, lui ouvre un compte courant, etc., ces opérations en tant que telles ne diminuent pas d’un iota l’indépendance de cet industriel, et la banque ne dépasse pas son rôle modeste d’intermédiaire.

Mais si ces opérations se multiplient et s’instaurent régulièrement, si la banque « réunit » entre ses mains d’énormes capitaux, si la tenue des comptes courants d’une entreprise permet à la banque -et c’est ce qui arrive- de connaître avec toujours plus d’ampleur et de précision la situation économique du client, il en résulte une dépendance de plus en plus complète du capitaliste industriel à l’égard de la banque.

En même temps se développe, pour ainsi dire, l’union personnelle des banques et des grosses entreprises industrielles et commerciales, la fusion des unes et des autres par l’acquisition d’actions, par l’entrée des directeurs de banque dans les conseils de surveillance (ou d’administration) des entreprises industrielles et commerciales, et inversement (…).

Ainsi, le XXe siècle marque le tournant où l’ancien capitalisme fait place au nouveau, où la domination du capital financier se substitue à la domination du capital en général. »

Lénine constate donc que l’impérialisme se caractérise par une une interpénétration du capital bancaire et du capital industriel, aboutissant à la formation d’un capital financier qui ne consiste pas qu’en les banques, mais en une fusion du grand capital bancaire et du grand capital industriel, avec une tendance toujours plus prononcée à l’oligarchie.

La base de cela reste, néanmoins, le capitalisme, en tant que mode de production : l’impérialisme est une structure qui naît et grandit depuis cette base, profitant de chaque avancée du capitalisme en général pour se renforcer en tant que tel, à travers l’importance des banques. Lénine va, naturellement, aborder cette question.

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Lénine, la notion d’impérialisme et les monopoles

Dans le premier chapitre de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine traite de la question des monopoles.

C’est le point de départ de son analyse, toute son œuvre s’appuie sur cette base, directement issue de l’analyse de Karl Marx dans Le Capital.

Que dit Lénine ? Qu’il existe une tendance au sein du mode de production capitaliste qui l’emporte, qui devient de plus en plus profonde et devient l’aspect principal, le moteur de l’évolution du capitalisme.

Il dit ainsi :

« Le développement intense de l’industrie et le processus de concentration extrêmement rapide de la production dans des entreprises toujours plus importantes constituent une des caractéristiques les plus marquées du capitalisme.

Les statistiques industrielles contemporaines donnent sur ce processus les renseignements les plus complets et les plus précis. »

Lénine fournit, de fait, toute une série de chiffres, tirés de ses recherches en Suisse, lors de son exil. Il a compilé des statistiques, des compte-rendus : il les présente comme preuves scientifiques de son constat.

Toutefois, il ne fait pas que cela, il rend explicite les tendances, les nuances au sein de la naissance de monopoles remplaçant la concurrence. Voici ce qu’il constate au sujet des États-Unis d’Amérique :

« Près de la moitié de la production totale du pays est fournie par un centième de l’ensemble des entreprises ! Et ces trois mille entreprises géantes embrassent 258 branches d’industrie.

On voit par là que la concentration, arrivée à un certain degré de son développement, conduit d’elle-même, pour ainsi dire, droit au monopole.

Car quelques dizaines d’entreprises géantes peuvent aisément s’entendre, et, d’autre part, la difficulté de la concurrence et la tendance au monopole naissent précisément de la grandeur des entreprises.

Cette transformation de la concurrence en monopole est un des phénomènes les plus importants — sinon le plus important — de l’économie du capitalisme moderne. Aussi convient-il d’en donner une analyse détaillée. Mais écartons d’abord un malentendu possible.

La statistique américaine porte : 3 000 entreprises géantes pour 250 branches industrielles. Cela ne ferait, semble-t-il, qu’une douzaine d’entreprises géantes par industrie. Mais ce n’est pas le cas.

Toutes les industries ne possèdent pas de grandes entreprises ; d’autre part, une particularité extrêmement importante du capitalisme arrivé au stade suprême de son développement est ce qu’on appelle la combinaison, c’est-à-dire la réunion, dans une seule entreprise, de diverses branches d’industrie qui peuvent constituer les étapes successives du traitement de la matière première (par exemple, la production de la fonte à partir du minerai de fer et la transformation de la fonte en acier, et peut-être aussi la fabrication de divers produits finis en acier), ou bien jouer les unes par rapport aux autres le rôle d’auxiliaires (par exemple, l’utilisation des déchets ou des sous-produits, la fabrication du matériel d’emballage, etc.). »

Le capitalisme ne donne pas naissance à des monopoles simplement dans certaines branches, mais de manière générale, c’est une tendance historique à la « combinaison » des branches.

Ce que décrivait Le capital de Karl Marx était donc juste et reste juste, mais le capitalisme s’est développé, il s’est enraciné, et pour cette raison la contradiction interne à son développement s’est approfondie.

Karl Marx

Il y a donc lieu de mieux cerner l’aspect monopoliste, qui a désormais atteint une dimension bien plus importante qu’auparavant. Lénine explique :

« Il y a un demi-siècle, quand Marx écrivait son Capital, la libre concurrence apparaissait à l’immense majorité des économistes comme une « loi de la nature ».

La science officielle tenta de tuer par la conspiration du silence l’oeuvre de Marx, qui démontrait par une analyse théorique et historique du capitalisme que la libre concurrence engendre la concentration de la production, laquelle, arrivée à un certain degré de développement, conduit au monopole.

Maintenant, le monopole est devenu un fait (…).

Les étapes principales de l’histoire des monopoles peuvent se résumer comme suit :

1) Années 1860-1880 : point culminant du développement de la libre concurrence. Les monopoles ne sont que des embryons à peine perceptibles.

2) Après la crise de 1873, période de large développement des cartels; cependant ils ne sont encore que l’exception. Ils manquent encore de stabilité. Ils ont encore un caractère passager.

3) Essor de la fin du XIXe siècle et crise de 1900-1903 : les cartels deviennent une des bases de la vie économique tout entière. Le capitalisme s’est transformé en impérialisme. »

La concentration de la production, par la naissance de monopoles, est l’évolution que constate Lénine.

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Lénine et la notion d’impérialisme

Lénine, dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, ajoute un concept au marxisme. L’analyse de Karl Marx est juste, dit Lénine, cependant ce dernier considère qu’il faut préciser certains aspects, en particulier le caractère parasitaire du capitalisme devenu monopoliste.

Le choix du terme « impérialisme » n’est pas de Lénine lui-même ; il reprend un terme utilisé par deux auteurs liés au marxisme, mais dont les analyses n’étaient pas assez développées ni conséquentes. Voici comment il présente cela lors du premier chapitre de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme :

« Dans ces 15 ou 20 dernières années, surtout depuis les guerres hispano-américaine (1898) et anglo-boer (1899-1902), la littérature économique, et aussi politique, de l’Ancien et du Nouveau Monde s’arrête de plus en plus fréquemment à la notion d' »impérialisme » pour caractériser l’époque où nous vivons.

En 1902, l’économiste anglais J.A. Hobson a publié, à Londres et à New York, un ouvrage intitulé L’impérialisme.

Tout en professant un point de vue social-réformiste bourgeois et pacifiste, identique quant au fond à la position actuelle de l’ex-marxiste K. Kautsky, l’auteur y a donné une description excellente et détaillée des principaux caractères économiques et politiques de l’impérialisme.

En 1910 parut à Vienne un ouvrage du marxiste autrichien Rudolf Hilferding : Le capital financier (traduction russe, Moscou, 1912).

Malgré une erreur de l’auteur dans la théorie de l’argent et une certaine tendance à concilier le marxisme et l’opportunisme, cet ouvrage constitue une analyse théorique éminemment précieuse de « la phase la plus récente du développement du capitalisme« , comme l’indique le sous-titre du livre d’Hilferding.

Au fond, ce qu’on a dit de l’impérialisme pendant ces dernières années – notamment dans d’innombrables articles de journaux et de revues, ainsi que dans des résolutions, par exemple, des congrès de Chemnitz et de Bâle, en automne 1912, n’est guère sorti du cercle des idées exposées ou, plus exactement, résumées par les deux auteurs précités… »

Lénine entend avoir une analyse conséquente de l’impérialisme et pour cette raison il cherche résolument à se démarquer de ceux qui convergent avec lui : les faux marxistes, les ex-marxistes, qui prétendent voir un aspect positif à l’impérialisme.

Ce qui distingue ainsi Lénine de l’autre grand théoricien de l’époque, Karl Kautsky, est que ce dernier considérait que l’impérialisme n’était qu’une politique, qu’une défaillance militariste du capitalisme, alors que Lénine considère que c’est dans la substance même du capitalisme devenant parasitaire, cherchant une voie militaire pour faire face à la chute tendancielle du taux de profit.

La couverture de l’édition originale

Dans son article de 1916 qui résume cette question, L’impérialisme et la scission du socialisme, Lénine expose de la manière suivante le concept d’impérialisme qu’il ajoute au marxisme :

« Il nous faut commencer par donner la définition la plus précise et la plus complète possible de l’impérialisme. L’impérialisme est un stade historique particulier du capitalisme. Cette particularité est de trois ordres :

l’impérialisme est :

1. le capitalisme monopoliste ;

2. le capitalisme parasitaire ou pourrissant ;

3. le capitalisme agonisant.

La substitution du monopole à la libre concurrence est le trait économique capital, l’essence de l’impérialisme. Le monopolisme se manifeste sous cinq formes principales :

1. les cartels, les syndicats patronaux, et les trusts ; la concentration de la production a atteint un degré tel qu’elle a engendré ces groupements monopolistes de capitalistes ;

2. la situation de monopole des grosses banques : trois à cinq banques gigantesques régentent toute la vie économique de l’Amérique, de la France, de l’Allemagne ;

3. l’accaparement des sources de matières premières par les trusts et l’oligarchie financière (le capital financier est le capital industriel monopolisé, fusionné avec le capital bancaire) ;

4. le partage (économique) du monde par les cartels internationaux a commencé. Ces cartels internationaux, détenteurs du marché mondial tout entier qu’ils se partagent « à l’amiable » — tant que la guerre ne l’a pas repartagé — on en compte déjà plus de cent ! L’exportation des capitaux, phénomène particulièrement caractéristique, à la différence de l’exportation des marchandises à l’époque du capitalisme non monopoliste, est en relation étroite avec le partage économique et politico-territorial du monde ;

5. le partage territorial du monde (colonies) est terminé. »

Dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, on a une démonstration scientifique de la valeur de ce concept. Les chapitres de l’œuvre sont les suivants :

La concentration de la production et les monopoles
Les banques et leur nouveau rôle
Le capital financier et l’oligarchie financière
L’exportation des capitaux
Le partage du monde entre les groupements capitalistes
Le partage du monde entre les grandes puissances
L’impérialisme, stade particulier du capitalisme
Le parasitisme et la putréfaction du capitalisme
La critique de l’impérialisme
La place de l’impérialisme dans l’Histoire

Si l’on regarde bien, on voit que ce découpage suit une logique précise. Lénine expose d’abord comment apparaissent les monopoles, comment ensuite les banques jouent un rôle d’autant plus grand, ce qui aboutit à la formation d’une oligarchie financière.

De là se forme une exportation de capitaux aboutissant au partage du monde entre les capitalistes, puis entre les nations capitalistes, ce qui produit les contradictions inter-impérialistes d’un côté, un parasitisme des pays opprimés de l’autre, le tout annonçant l’inéluctable révolution socialiste balayant le capitalisme pourrissant.

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Lénine et la notion d’impérialisme : la genèse de l’analyse

Nous avons la chance de disposer historiquement des cahiers utilisés par Lénine pour prendre des notes au sujet de l’impérialisme, notes qu’il assemblera et synthétisera pour donner naissance à ce qui est peut-être son ouvrage le plus fameux : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.

Ces cahiers furent écrits principalement en deux fois. Lénine commença à les écrire dans la seconde partie de 1915, alors qu’il était en exil en Suisse, en pleine guerre impérialiste, avant de poursuivre en 1916 à Zurich, que Lénine avait privilégié en raison de la présence là-bas d’une grande bibliothèque.

Pour cette raison, les références dans lesquelles puisent Lénine sont souvent germanophones. Dans les cahiers de notes, on trouve 148 œuvres dont il prit des notes, dont 106 en allemand, 23 en français, 17 en anglais, 2 traduites en russe. En ce qui concerne les périodiques, il prit des extraits de 232 articles, provenant de 34 périodiques allemands, 8 anglais, 7 français.

Ce choix de Zurich ne doit toutefois pas donner l’image d’un Lénine vivant autrement que chichement ; les conditions de l’exil étaient ceux de la précarité. Néanmoins, Lénine était un penseur infatigable au service de la cause révolutionnaire et de ses besoins.

En juin 1916, Lénine avait déjà rempli 15 cahiers de notes, numérotés au moyen de lettres grecques ; l’œuvre elle-même fut prête le 2 juillet 1916, mais elle ne fut publiée qu’en avril 1917, après la révolution de février 1917.

C’est un aspect important, car Lénine destinait l’ouvrage à une publication légale, nécessitant donc de présenter les choses principalement de manière « neutre », comme de simples constats économiques, en contournant la censure au moyen de termes choisis précisément dans ce but, etc.

L’ouvrage devait, pour cette raison, s’intituler « Les particularités fondamentales du capitalisme (le plus) moderne (à son nouveau stade) ».

Dans la Préface aux éditions française et allemande, Lénine précise à ce sujet : 

« Ce livre a été écrit, comme il est indiqué dans la préface à l’édition russe, en 1916, compte tenu de la censure tsariste. Il ne m’est pas possible actuellement de reprendre tout le texte, ce qui serait d’ailleurs sans utilité, car la tâche fondamentale de ce livre a été et reste encore de montrer, d’après les données d’ensemble des statistiques bourgeoises indiscutables et les aveux des savants bourgeois de tous les pays, quel était le tableau d’ensemble de l’économie capitaliste mondiale, dans ses rapports internationaux, au début du XXe siècle, à la veille de la première guerre impérialiste mondiale.

A certain égard, il ne sera du reste pas inutile, pour beaucoup de communistes des pays capitalistes avancés, de se rendre compte à travers l’exemple de ce livre, légal du point de vue de la censure tsariste, de la possibilité – et de la nécessité – d’utiliser même les faibles vestiges de légalité dont ils peuvent encore profiter, disons, dans l’Amérique contemporaine ou en France, après les récentes arrestations de la presque totalité d’entre eux, pour expliquer toute la fausseté des vues des social-pacifistes et de leurs espoirs en une « démocratie mondiale ».  »

Lénine

A cela s’ajoute que la publication nécessitait une taille restreinte, forçant Lénine à s’en tenir à l’essentiel. Les cahiers de notes, à quoi s’ajoutent quelques cahiers comme celui nommé « Sur le marxisme et l’impérialisme », formant plus de 700 pages, témoignent d’un travail de fond gigantesque.

Dans le cahier α, par exemple, Lénine note des points importants sur l’évolution récente de l’économie, avec la formation des cartels et des trusts, c’est-à-dire des monopoles brisant le jeu libéral de la concurrence capitaliste. Il remarque comment les critiques bourgeoises ne saisissent pas la question de fond et tentent simplement de « réformer » cette tendance.

Dans le cahier β, on retrouve la même chose – par exemple des extraits des œuvres intitulées L’expansion des banques allemandes à l’étranger ou encore Les banques françaises – avec une attention particulière à ce que dit Karl Kautsky à ce sujet. Rappelons qu’il s’agit là de celui qui a succédé à Karl Marx et Friedrich Engels à la direction de la social-démocratie allemande, qui en est le plus éminent théoricien et qui, justement, a échoué à saisir cette question de l’impérialisme.

Lénine critique Karl Kautsky sur le fait qu’il ne prend en compte qu’un aspect de l’impérialisme comme négatif – les affaires des grands monopoles avec l’État, les monopoles dans les banques, l’oppression coloniale – ce qui amène Karl Kautsky à justifier le développement d’un grand capitalisme qui pourrait être « sain » avec quelques corrections.

C’est, pour Lénine, du « proudhonisme » renouvelé et Lénine, avec sa verve habituelle, se moque de ceux qui croient en les « honnêtes commerçants », les « bons banquiers », etc.

Dans la Préface aux éditions française et allemande, voici comment Lénine présente cela :

« Une attention particulière est réservée dans ce livre à la critique du « kautskisme », courant idéologique international représenté dans tous les pays du monde par d' »éminents théoriciens », chefs de la IIe Internationale (en Autriche, Otto Bauer et Cie; en Angleterre, Ramsay MacDonald et d’autres; en France, Albert Thomas, etc.), et par une foule de socialistes, de réformistes, de pacifistes, de démocrates bourgeois et de curés.

Ce courant idéologique est, d’une part, le produit de la décomposition, de la putréfaction de la IIe Internationale et, d’autre part, le fruit inévitable de l’idéologie des petits bourgeois, que toute l’ambiance rend prisonniers des préjugés bourgeois et démocratiques.

Chez Kautsky et ses semblables, pareilles conceptions sont le reniement total des fondements révolutionnaires du marxisme, de ceux que cet auteur a défendus des dizaines d’années, plus spécialement dans la lutte contre l’opportunisme socialiste (de Bernstein, de Millerand, de Hyndman, de Gompers, etc.). Aussi n’est-ce pas par hasard que, dans le monde entier, les « kautskistes » se sont unis aujourd’hui, dans le domaine de la politique, aux ultra-opportunistes (par l’entremise de la IIe Internationale ou l’Internationale jaune) et aux gouvernements bourgeois (par le biais des gouvernements bourgeois de coalition, à participation socialiste).

Le mouvement prolétarien révolutionnaire en général, et le mouvement communiste en particulier, qui grandissent dans le monde entier, ne peuvent se dispenser d’analyser et de dénoncer les erreurs théoriques du « kautskisme ». Et cela d’autant plus que le pacifisme et le « démocratisme » – en général – qui ne prétendent pas le moins du monde au marxisme, mais qui, tout comme Kautsky et Cie, estompent la profondeur des contradictions de l’impérialisme et le caractère inévitable de la crise révolutionnaire qu’il engendre, – sont encore extrêmement répandus dans le monde entier. Et la lutte contre ces courants est une nécessité pour le parti du prolétariat, qui doit arracher à la bourgeoisie les petits patrons qu’elle a dupés, de même que des millions de travailleurs placés dans des conditions de vie plus ou moins petites-bourgeoises.  »

Lénine constate d’un côté l’exportation du capital et le rôle accru des banques, et de l’autre il dénonce ceux qu’il appelle les « sociaux-patriotes ». Ce sont les deux aspects de qu’on appelle la compréhension léniniste de l’impérialisme, concept ajouté au marxisme.

De par sa position dans la lutte des classes, Lénine a parfaitement compris cela et par conséquent, dès le cahier γ – le troisième –, Lénine a déjà un panorama de la situation du capital bancaire dans les pays capitalistes, une juste compréhension du kautskisme, étant par là en mesure de former le premier plan extrêmement détaillé de son ouvrage, qu’il améliorera au fur et à mesure, jusqu’à former ce classique du matérialisme historique.

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : le piège des mathématiques et du relativisme

Enfin, il faut noter un point capital. Il va de soi que Lénine a parfaitement compris qu’il existe une fuite dans les mathématiques. C’est le paradoxe qu’il note, de manière parfaitement dialectique : il y a deux aspects dans le développement.

Lénine note ainsi :

« Telle est la cause première de l’idéalisme « physique ». Les velléités réactionnaires naissent du progrès même de la science. Les grands progrès des sciences de la nature, la découverte d’éléments homogènes et simples de la matière dont les lois du mouvement sont susceptibles d’une expression mathématique, font oublier la matière aux mathématiciens.

« La matière disparaît », il ne subsiste que des équations. Ce nouveau stade de développement nous ramène à l’ancienne idée kantienne présentée sous un jour soi‑disant nouveau : la raison dicte ses lois à la nature.

Hermann Cohen, ravi, comme nous l’avons vu, de l’esprit idéaliste de la physique nouvelle, en arrive à recommander l’enseignement des mathématiques supérieures dans les écoles, cela afin de faire pénétrer dans l’intelligence des lycéens l’esprit idéaliste évincé par notre époque matérialiste (Geschichte, des Materialismus von A. Lange, 5. Auflage, 1896, t. 11, p. XLIX).

Ce n’est là assurément que le rêve absurde d’un réactionnaire : en réalité, il n’y a, il ne peut y avoir là qu’un engouement momentané d’un petit groupe de spécialistes pour l’idéalisme.

Mais il est significatif au plus haut point que les représentants de la bourgeoisie instruite, pareils à un naufragé qui s’attache à un brin de paille, recourent aux moyens les plus raffinés pour trouver ou garder, artificiellement une place modeste au fidéisme engendré au sein des masses populaires par l’ignorance, l’hébétude et l’absurde sauvagerie des contradictions capitalistes.

Une autre cause de l’idéalisme « physique », c’est le principe du relativisme, de la relativité de notre connaissance, principe qui s’impose aux physiciens avec une vigueur particulière en cette période de brusque renversement des vieilles théories et qui, joint à l’ignorance de la dialectique, mène infailliblement à l’idéalisme (…).

En réalité, seule la dialectique matérialiste de Marx et d’Engels résout, en une théorie juste, la question du relativisme, et celui qui ignore la dialectique est voué à passer du relativisme à l’idéalisme philosophique. »

On a là une des thèses les plus importantes du matérialisme dialectique. Les mathématiques en quelque sorte « pures » ont été une approche très importante de l’idéalisme pour s’opposer au matérialisme dialectique.

Les progrès se déroulant de manière accélérée perturbent également les scientifiques pénétrés d’esprit bourgeois ; ils ne parviennent pas à suivre les avancées, et tentent de s’en sortir par le relativisme.

Pourtant, historiquement, comme la pensée scientifique est le reflet de la réalité, elle va inévitablement aboutir au matérialisme dialectique. Lénine décrit le processus de la manière suivante :

« En un mot, l’idéalisme « physique » d’aujourd’hui, comme l’idéalisme « physiologique » d’hier, montre seulement qu’une école de savants dans une branche des sciences de la nature est tombée dans la philosophie réactionnaire, faute d’avoir su s’élever directement, d’un seul coup, du matérialisme métaphysique au matérialisme dialectique.

Ce pas, la physique contemporaine le fait et le fera, mais elle s’achemine vers la seule bonne méthode, vers la seule philosophie juste des sciences de la nature, non en ligne droite, mais en zigzags, non consciemment, mais spontanément, non point guidée par un « but final » nettement aperçu, mais à tâtons, en hésitant et parfois même à reculons. La physique contemporaine est en couche.

Elle enfante le matérialisme dialectique. Accouchement douloureux.

L’être vivant et viable est inévitablement accompagné de quelques produits morts, déchets destinés à être évacués avec les impuretés.

Tout l’idéalisme physique, toute la philosophie empiriocriticiste, avec l’empiriosymbolisme, l’empiriomonisme, etc., sont parmi ces déchets. »

Et pourquoi s’agit-il de déchets ? Parce qu’il n’y a pas de compréhension du cœur de la science : le matérialisme dialectique. Comme le résume Lénine :

« Nos disciples de Mach n’ont pas compris le marxisme, pour l’avoir abordé en quelque sorte à revers. Ils ont assimilé – parfois moins assimilé qu’appris par cœur, la théorie économique et historique de Marx, sans en avoir compris les fondements, c’est‑à‑dire le matérialisme philosophique. »

A ce titre, même si Matérialisme et empiriocriticisme est d’une certaine manière une œuvre de circonstance, les enseignements qu’on y trouve sont extrêmement riches. C’est cela qui a fait de cette oeuvre un très grand classique du communisme, une oeuvre fondamentale de Lénine en tant que figure historique. 

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : la question de la totalité et de l’unité de la nature

Lénine soulève ensuite un point important. Critiquant le principe selon laquelle la pensée formerait elle-même une « économie », avec donc la logique du « moindre effort », il rejette bien entendu cela au nom de la théorie du reflet qu’est la pensée.

Ce n’est pas la pensée qui détermine la réalité, sa qualité, sa substance. Il prend un exemple concret :

« Est‑il plus « économique » de « penser » que l’atome est indivisible ou qu’il est composé d’électrons positifs et négatifs ? »

Il montre par là que la réalité est toujours plus approfondie que la pensée, et que donc les gens qui veulent arrêter cela ne sont pas conformes à la réalité, et donc à la marche en avant de la science.

Ce n’est pas la pensée qui a des critères qu’il faudrait suivre, mais la réalité ; la pensée n’est qu’un reflet et un reflet de la totalité.

Si la pensée pseudo-marxiste veut bien « reconnaître » le marxisme mais jamais la dialectique de la nature, c’est précisément en raison de cette question de la totalité : inévitablement si on s’appuie sur la « pensée » et non sur la Nature, on quitte le terrain du matérialisme.

Lénine rappelle ainsi :

« Engels a montré par l’exemple de Dühring qu’une philosophie tant soit peu conséquente peut faire dériver l’unité de l’univers ou bien de la pensée, ‑ mais qu’elle est alors impuissante en présence du spiritualisme et du fidéisme (Anti‑Duhring, p. 30), et que les arguments d’une semblable philosophie se ramènent inévitablement à des boniments de prestidigitateur, ‑ ou bien de la réalité objective qui existe hors de nous, qui porte depuis très longtemps en gnoséologie le nom de matière et constitue l’objet des sciences de la nature. »

Ce que veut dire Lénine, c’est qu’Emmanuel Kant a fait avancer les choses. Pour résumer, on peut dire qu’il a laïcisé la science, en reconnaissant l’espace et le temps. Cependant, le kantisme est incapable de se libérer de Dieu, de la religion, qu’il a juste mis de côté.

Lénine peut donc constater :

« Reconnaissant l’existence de la réalité objective, c’est-à-dire de la matière en mouvement, indépendamment de notre conscience, le matérialisme est inévitablement amené à reconnaître aussi la réalité objective de l’espace et du temps, et ainsi il diffère, d’abord, du kantisme, pour lequel, comme pour l’idéalisme, l’espace et le temps sont des formes de la contemplation humaine, et non des réalités objectives (…).

L’univers n’est que matière en mouvement, et cette matière en mouvement ne peut se mouvoir autrement que dans l’espace et dans le temps. Les idées humaines sur l’espace et le temps sont relatives, mais la somme de ces idées relatives donne la vérité absolue : ces idées relatives tendent, dans leur développement, vers la vérité absolue et s’en rapprochent.

La variabilité des idées humaines sur l’espace et le temps ne réfute pas plus la réalité objective de l’un et de l’autre que la variabilité des connaissances scientifiques sur la structure de la matière et les formes de son mouvement ne réfute la réalité objective du monde extérieur (…).

Le caractère essentiel de la philosophie de Kant, c’est qu’elle concilie le matérialisme et l’idéalisme, institue un compromis entre l’un et l’autre, associe en un système unique deux courants différents et opposés de la philosophie.

Lorsqu’il admet qu’une chose en soi, extérieure à nous, correspond à nos représentations, Kant parle en matérialiste.

Lorsqu’il la déclare inconnaissable, transcendante, située dans l’au-delà, il se pose en idéaliste. Reconnaissant dans l’expérience, dans les sensations, la source unique de notre savoir, Kant oriente sa philosophie vers le sensualisme, et, à travers le sensualisme, sous certaines conditions, vers le matérialisme.

Reconnaissant le caractère apriori de l’espace, du temps, de la causalité, etc., Kant oriente sa philosophie vers l’idéalisme. Ce double jeu a valu à Kant d’être combattu sans merci tant par les matérialistes conséquents que par les idéalistes conséquents (y compris les « purs » agnostiques de la nuance Hume) (…).

Elève d’Engels, Lafargue polémiquait en 1900 contre les kantiens (au nombre desquels se trouvait alors Charles Rappoport) : (…) « Un ouvrier qui mange une saucisse et qui reçoit cent sous pour une journée de travail, sait très bien qu’il est volé par le patron et qu’il est nourri par la viande de porc ; que le patron est un voleur et la saucisse agréable au goût et nutritive au corps. ‑ Pas du tout, dit le sophiste bourgeois qui s’appelle Pyrrhon, Hume ou Kant, son opinion est personnelle, partant subjective ; il pourrait, avec autant de raison, croire que le patron est son bienfaiteur et que la saucisse est du cuir haché, car il ne peut connaître la chose en soi… ». »

Ce à quoi on aboutit, c’est à un matérialisme honteux, un matérialisme influencé par Emmanuel Kant dans un mauvais sens, voire allant dans l’idéalisme le plus complet. Il existe ici un nombre incalculable de variantes, de nuances entre penseurs payés par la bourgeoisie. Leurs positions changent, fluctuent, oscillent, varient, évoluent, mais se rejoignent immanquablement.

Lénine, reprenant Friedrich Engels, souligne toutefois leur caractère commun, leur objectif commun qui est de rejeter le matérialisme, ses enseignements, son aboutissement au matérialisme dialectique. Il cite d’ailleurs énormément d’auteurs dans Matérialisme et empiriocriticisme, afin de bien montrer que tous ces gens s’apprécient, se connaissent, se soutiennent, se saluent, se nourrissent les uns les autres.

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : un «troisième terme» qui réfute l’ordre naturel

On comprend que Matérialisme et empirio-criticisme soit une œuvre d’une grande richesse, tout en étant très complexe. Lénine passe en revue les points de vue des pseudo-marxistes adoptant l’empirio-criticisme, et de cette négation de la négation du marxisme, il propose une définition correcte du marxisme.

La reconnaissance des sens contre l’idéalisme, oui, mais uniquement avec la reconnaissance de la conscience comme reflet, et avec la pratique comme véritable élément permettant d’assumer la réalité en tant que telle. Lénine souligne ainsi :

« La pratique est la meilleure réfutation de l’agnosticisme de Kant et de Hume, comme du reste de tous les autres subterfuges (Schrullen) philosophiques, répète Engels. « Le résultat de notre action démontre la conformité (übereinstimmung) de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus », réplique Engels aux agnostiques. »

L’empirio-criticisme n’est ainsi qu’une forme intermédiaire – ce qui est impossible – entre idéalisme et matérialisme, sur la base de l’existence d’un « troisième élément ». Lénine affirme ainsi :

« Le génie de Marx et d’Engels s’est manifesté entre autres par leur dédain du jeu pédantesque des mots nouveaux, des termes compliqués, des « . ismes » subtils, et par leur simple et franc langage : il y a en philosophie une tendance matérialiste et une tendance idéaliste et, entre elles, diverses nuances d’agnosticisme. Les efforts tentés pour trouver un « nouveau » point de vue en philosophie révèlent la même indigence intellectuelle que les tentatives laborieuses faites pour créer une « nouvelle » théorie de la valeur, une « nouvelle » théorie de la rente, etc.

Carstanjen, élève d’Avenarius, relate que ce dernier a dit une fois au cours d’un entretien privé : « Je ne connais ni le physique ni le psychique ; je ne connais qu’un troisième élément. » Répondant à un écrivain qui avait fait observer qu’Avenarius ne définissait pas ce troisième élément, Petzoldt a dit : « Nous savons pourquoi il n’a pas pu formuler cette conception. C’est parce que le troisième élément n’a pas de contre‑terme (Gegenbegriff, notion corrélative)…

La question : Qu’est‑ce que le troisième élément ? manque de logique » (Einführung in die Philosophie der reinen Erfahrung, t. II, p. 329). Que cette dernière conception ne puisse être définie, Petzoldt le comprend.

Mais il ne comprend pas que la référence au « troisième élément » n’est qu’un simple subterfuge, chacun de nous sachant fort bien ce que c’est que le physique et le psychique, mais nul de nous ne sait encore ce que c’est que le « troisième élément ». Avenarius n’use de ce subterfuge que pour brouiller la piste ; il déclare en fait que le Moi est la donnée première (terme central), et la nature (le milieu) la donnée seconde (contre‑terme). »

Il y a une conséquence essentielle qui découle de l’existence d’un « troisième terme » : c’est la considération selon laquelle la nature n’est qu’un chaos, l’ordre qu’on y retrouve n’étant vu que par l’être humain dans la mesure où il a un rapport avec ce chaos, dans la mesure où la mesure y voit des « lois » qui lui sont utiles.

La science, pour l’empirio-criticisme, n’est qu’un langage symbolique au moyen duquel l’humanité voit des espaces organisés arbitraires, qu’il a lui-même décidé, dans un chaos total :

« Nous sommes en présence d’un idéaliste subjectif, pour lequel le monde extérieur, la nature, ses lois, ne sont que les symboles de notre connaissance ; mais il a revêtu l’habit d’arlequin d’une terminologie « moderne » bigarrée et criarde.

Le torrent du donné est dépourvu de raison, d’ordre, de tout ce qui est conforme aux lois : notre connaissance y introduit la raison. Les corps célestes, la terre y comprise, sont des symboles de la connaissance humaine.

Si les sciences de la nature nous enseignent que la terre existait bien avant que la matière organique et l’homme aient pu faire leur apparition, nous avons cependant changé tout cela ! Nous mettons de l’ordre dans le mouvement des planètes, c’est là un produit de notre connaissance. »

Lénine se moque de cette logique, qui amène les saisons à ne pas exister naturellement, mais comme « choix » arbitraire de l’humanité :

« Ainsi, la loi d’après laquelle l’hiver suit l’automne et le printemps l’hiver, ne nous est pas donnée par l’expérience ; elle est créée par la pensée, comme un moyen d’organiser, d’harmoniser, d’agencer… quoi et avec quoi, camarade Bogdanov ?

« L’empiriomonisme n’est possible que parce que la connaissance harmonise activement l’expérience, en en éliminant les innombrables contradictions, en lui créant des formes organisatrices universelles, en substituant au monde chaotique primitif des éléments un monde dérivé, ordonné de rapports » (p. 57).

C’est faux. L’idée que la connaissance peut « créer » des formes universelles, substituer l’ordre au chaos primitif, etc., appartient à la philosophie idéaliste. L’univers est un mouvement de la matière, régi par des lois, et notre connaissance, produit supérieur de la nature, ne peut que refléter ces lois.

Il s’ensuit que nos disciples de Mach, ayant une confiance aveugle dans les professeurs réactionnaires « modernes », répètent sur le problème de la causalité les erreurs de l’agnosticisme de Kant et de Hume, sans s’apercevoir de la contradiction absolue de cet enseignement avec le marxisme, c’est‑à‑dire avec le matérialisme, ni du fait qu’ils glissent sur un plan incliné vers l’idéalisme. »

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : la question de la relativité des connaissances

La pensée est pour le matérialisme un reflet de la réalité, mais est-elle un reflet authentique, complet ?

Si l’on réfléchit à cela, alors on doit bien se rappeler que pour le matérialisme dialectique, la matière n’est pas statique. Chez Aristote, la pensée est un reflet mais comme le monde est statique, la pensée authentique culmine dans la contemplation de l’ordre naturel, cosmique, universel.

Dans le matérialisme dialectique, tout processus de reflet est lié à la réalité qui se transforme. Ce qui se reflète a un sens par rapport au mouvement de la matière lui-même, dont la personne qui pense est un élément.

Il n’y a pas de pensée « indépendante », séparée de la réalité. L’objectivité doit être « neutre » selon les théoriciens bourgeois : c’est impossible aux yeux du matérialisme dialectique ; la réalité est en mouvement et la pensée est un reflet lié à un être en action, dans un cadre concret.

Ce qu’on sait est alors relatif, et en même temps non relatif, relevant de la loi de la contradiction. Voici ce qu’enseigne Lénine :

« Pour le matérialiste, le monde est plus riche, plus vivant, plus varié qu’il ne paraît, tout progrès de la science y découvrant de nouveaux aspects. Pour le matérialiste nos sensations sont les images de la seule et ultime réalité objective ; ultime non pas en ce sens qu’elle soit déjà entièrement connue, mais parce qu’en dehors d’elle, il n’en existe ni ne peut en exister aucune autre. »

Lénine souligne au niveau de la question des « limites » de la connaissance :

« Au point de vue du matérialisme moderne, c’est‑à‑dire du marxisme, les limites de l’approximation de nos connaissances par rapport à la vérité objective, absolue, sont historiquement relatives, mais l’existence même de cette vérité est certaine comme il est certain que nous en approchons.

Les contours du tableau sont historiquement relatifs, mais il est certain que ce tableau reproduit un modèle existant objectivement. Le fait qu’à tel ou tel moment, dans telles ou telles conditions, nous avons avancé dans notre connaissance de la nature des choses au point de découvrir l’alizarine dans le goudron de houille ou de découvrir des électrons dans l’atome, est historiquement relatif ; mais ce qui est certain, c’est que toute découverte de ce genre est un progrès de la « connaissance objective absolue ».

En un mot, toute idéologie est historiquement relative, mais il est certain qu’à chaque idéologie scientifique (contrairement à ce qui se produit, par exemple, pour l’idéologie religieuse) correspond une vérité objective, une nature absolue. Cette distinction entre la vérité absolue et la vérité relative est vague, direz-vous. Je vous répondrai : elle est tout juste assez « vague » pour empêcher la science de devenir un dogme au mauvais sens de ce mot, une chose morte, figée, ossifiée ; mais elle est assez « précise » pour tracer entre nous et le fidéisme, l’agnosticisme, l’idéalisme philosophique, la sophistique des disciples de Hume et de Kant, une ligne de démarcation décisive et ineffaçable.

II y a ici une limite que vous n’avez pas remarquée, et, ne l’ayant pas remarquée, vous avez glissé dans le marais de la philosophie réactionnaire.

C’est la limite entre le matérialisme dialectique et le relativisme (…). La dialectique, comme l’expliquait déjà Hegel, intègre comme l’un de ses moments, le relativisme, la négation, le scepticisme, mais ne se réduit pas au relativisme.

La dialectique matérialiste de Marx et d’Engels inclut sans contredit le relativisme, mais ne s’y réduit pas ; c’est‑à‑dire qu’elle admet la relativité de toutes nos connaissances non point au sens de la négation de la vérité objective, mais au sens de la relativité historique des limites de l’approximation de nos connaissances par rapport à cette vérité. »

Le matérialisme dialectique inclut le relativisme, mais ne s’y réduit pas : c’est là une thèse essentielle. Les tentatives de saboter le matérialisme dialectique se dévoilent justement parce qu’elles adoptent comme ligne de souligner l’importance du relativisme, de conduire au scepticisme, d’accuser le matérialisme dialectique de métaphysique – exactement comme le fait l’empirio-criticisme, le néo-kantisme, etc.

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : empirique et critique

Il y a lieu de résumer ce qu’est l’empiriocriticisme, ou néo-kantisme, etc. de manière relativement simple, car on s’y perd facilement dans cet embrouillamini d’une théorie entre idéalisme et matérialisme.

Tout devient très simple si l’on comprend la logique suivante : l’idéalisme nie la réalité au profit de l’esprit.

L’empiriocriticisme ne le fait pas : il reconnaît les sens, mais il ne leur accorde qu’une valeur partielle. Il est empirique – il se fonde sur l’expérience – mais il n’est que critique, il n’en fait pas une suite.

Il croit tout de même à l’indépendance de l’esprit, et sa théorie consiste en un va-et-vient entre esprit et matière, le rythme de ce va-et-vient étant prétexte à de multiples variantes, que Lénine réunifie cependant en n’étant pas du tout dupe de la pseudo-importance de ces prétendues nuances.

« Si les sensations sont appelées des « éléments » donnant le physique dans une connexion et le psychique dans une autre, le point de départ fondamental de l’empiriocriticisme, on l’a vu, ne s’en trouve qu’obscurci, au lieu d’être écarté.

Avenarius et Mach admettent que les sensations sont la source de nos connaissances.

Ils se placent donc au point de vue de l’empirisme (tout savoir dérive de l’expérience) ou du sensualisme (tout savoir dérive des sensations).

Or, cette conception, loin d’effacer la différence entre les courants philosophiques fondamentaux, idéalisme et matérialisme, y conduit au contraire, quelle que soit la « nouvelle » parure verbale (« éléments ») dont on la revêt.

Le solipsiste, c’est-à-dire l’idéaliste subjectif, peut, tout aussi bien que le matérialiste, voir dans les sensations la source de nos connaissances. Berkeley et Diderot relèvent tous deux de Locke.

Le premier principe de la théorie de la connaissance est, sans aucun doute, que les sensations sont la seule source de nos connaissances. Ce premier principe admis, Mach obscurcit le second principe important : celui de la réalité objective, donnée à l’homme dans ses sensations ou constituant la source des sensations humaines.

A partir des sensations, on peut s’orienter vers le subjectivisme qui mène au solipsisme (« les corps sont des complexes ou des combinaisons de sensations. »), et l’on peut s’orienter vers l’objectivisme qui mène au matérialisme (les sensations sont les images des corps, du monde extérieur).

Du premier point de vue ‑ celui de l’agnosticisme ou, allant un peu plus loin, celui de l’idéalisme subjectif ‑ il ne saurait y avoir de vérité objective. Le second point de vue, c’està-dire celui du matérialisme, reconnaît essentiellement la vérité objective.

Cette vieille question philosophique des deux tendances, ou plutôt des deux conclusions autorisées par les principes de l’empirisme et du sensualisme, n’est ni résolue, ni écartée, ni dépassée par Mach : elle n’est qu’obscurcie sous une débauche verbale avec le mot « élément » et autres. La répudiation de la vérité objective par Bogdanov n’est pas une déviation de la doctrine de Mach ; elle en est la séquence inévitable (…).

Les disciples de Kant et de Hume (parmi ces derniers Mach et Avenarius, dans la mesure où ils ne sont pas de purs disciples de Berkeley) nous traitent, nous matérialistes, de « métaphysiciens », parce que nous admettons la réalité objective qui nous est donnée dans l’expérience, parce que nous admettons que nos sensations ont une source objective indépendante de l’homme.

Matérialistes, nous qualifions avec Engels les kantiens et les disciples de Hume d’agnostiques parce qu’ils nient la réalité objective en tant que source de nos sensations. Le mot agnostique vient du grec : a, préfixe négatif, et gnosis, connaissance.

L’agnostique dit : j’ignore s’il existe une réalité objective reflétée, représentée par nos sensations, et je déclare impossible de le savoir (voir plus haut ce qu’en dit Engels, exposant le point de vue de l’agnostique). D’où la négation de la vérité objective par l’agnostique et la tolérance petite‑bourgeoise, philistine, pusillanime envers la croyance aux loups‑garous, aux lutins, aux saints catholiques et à d’autres choses analogues. »

Lénine précise encore :

« Quelles sont les deux tendances philosophiques qu’Engels oppose ici l’une à l’autre ?

D’abord, celle qui considère que les sens nous fournissent une reproduction fidèle des choses, que nous connaissons ces choses mêmes, que le monde extérieur agit sur nos organes des sens. Tel est le matérialisme que l’agnostique répudie. Quel est donc le fond de sa tendance ?

C’est qu’il ne va pas au‑delà des sensations ; qu’il s’arrête en deçà des phénomènes, se refusant à voir quoi que ce soit de « certain » au‑delà des sensations. Nous ne pouvons rien savoir de certain de ces choses mêmes (c’est‑à‑dire choses en soi, des « objets en eux-mêmes », comme s’exprimaient les matérialistes contre lesquels s’élevait Berkeley), telle est la déclaration très précise de l’agnostique.

Ainsi, le matérialiste affirme, dans la discussion dont parle Engels, l’existence des choses en soi et la possibilité de les connaître. L’agnostique n’admettant même pas l’idée des choses en soi, affirme que nous ne pouvons en connaître rien de certain (…).

Engels fait ressortir en toute clarté que l’existence réelle est, pour le matérialiste, au‑delà des limites de la « perception des sens », des impressions et des représentations humaines, alors qu’il n’est pas possible, pour l’agnostique, de sortir des limites de ces perceptions (…).

Engels dit franchement et nettement que ce qui le sépare de l’agnostique, ce n’est pas seulement le doute de ce dernier sur l’exactitude des reproductions, mais aussi le doute agnostique sur la possibilité de parler des choses mêmes, sur la possibilité de connaître « authentiquement » leur existence. »

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : le monde a sa propre histoire

Lénine mentionne dans Matérialisme et empiriocriticisme un argument tout à fait logique, qui remet en cause la thèse de la toute-puissance de la vie intérieure.

Si le monde n’existe qu’à travers notre appréhension de lui, alors comment se fait-il que le monde existait avant nous ? En fait, le développement autonome de la réalité, sans notre regard humain, est impossible aux yeux du néo-kantisme, de l’empiriocriticisme, etc., qui ne sont que des formes d’expression de la prétention bourgeoise à transformer la réalité selon ses simples besoins, dans une logique par ailleurs totalement anthropocentristes.

Lénine

Voici ce qu’explique Lénine à ce sujet :

« Nous citerons, pour les marxistes qui s’intéressent à cette question indépendamment du moindre mot prononcé par Plekhanov, l’opinion de L. Feuerbach qui, tout le monde le sait (sauf peut‑être Bazarov ?), fut un matérialiste grâce à qui Marx et Engels, abandonnant l’idéalisme de Hegel sont parvenus à leur philosophie matérialiste. Feuerbach écrivait dans sa réplique à R. Haym :

« La nature, qui n’est pas l’objet de l’homme ou de la conscience, est bien entendu pour la philosophie spéculative, ou tout au moins pour l’idéalisme,‑ une chose en soi au sens de ce terme chez Kant » (nous reparlerons de la confusion établie par nos disciples de Mach entre la chose en soi des matérialistes et celle de Kant), « une abstraction dénuée de toute réalité ; mais c’est justement la nature qui amène la faillite de l’idéalisme.

Les sciences de la nature, au moins dans leur état actuel, nous conduisent nécessairement à un point où les conditions de l’existence humaine faisaient encore défaut, où la nature, c’est-à-dire la terre, n’était pas encore un objet d’observation pour l’œil et l’intelligence humaine ; où la nature était, par conséquent, un être absolument étranger à l’humain (absolut unmenschliclies Wesen).

A cela l’idéalisme peut répliquer : Mais cette nature est une nature conçue par toi (von dir gedachte).

Certes, mais il ne s’ensuit pas qu’elle n’ait pas existé dans le temps, comme il ne s’ensuit pas que Socrate et Platon, parce qu’ils n’existent pas pour moi quand je ne pense pas à eux, n’aient pas eu une existence réelle en leur temps, sans moi. »

Telles sont les réflexions auxquelles se livrait Feuerbach sur le matérialisme et l’idéalisme, en ce qui concerne l’antériorité de la nature par rapport à l’homme (…).

On se demande comment des gens qui n’ont pas perdu la raison peuvent affirmer, sains d’esprit et de jugement, que la « représentation sensible (peu importe dans quelles limites) est justement la réalité existant hors de nous ». La Terre est une réalité existant hors de nous.

Elle ne peut ni « coïncider » (au sens : être identique) avec notre représentation sensible, ni se trouver avec cette dernière en coordination indissoluble, ni être un « complexe d’éléments » identiques, dans une autre connexion, à la sensation, puisque la terre existait à des époques où il n’y avait ni êtres humains, ni organes des sens, ni matière organisée sous une forme supérieure laissant voir plus ou moins nettement que la matière a la propriété d’éprouver des sensations (…).

La négation de la vérité objective par Bogdanov, c’est de l’agnosticisme et du subjectivisme. L’absurdité de cette négation ressort nettement, ne serait‑ce que du seul exemple que nous avons cité, emprunté à l’histoire scientifique de la nature.

Les sciences de la nature ne permettent pas de douter que cette affirmation : la terre existait avant l’humanité, soit une vérité.

Cela est parfaitement admissible du point de vue matérialiste de la connaissance : l’existence de ce qui est reflété indépendamment de ce qui reflète (l’existence du monde extérieur indépendamment de la conscience) est le principe fondamental du matérialisme.

Cette affirmation de la science : la terre est antérieure à l’homme, est une vérité objective.

Et cette affirmation des sciences de la nature est incompatible avec la philosophie des disciples de Mach et leur théorie de la vérité : si la vérité est une forme organisatrice de l’expérience humaine, l’assertion de l’existence de la terre en dehors de toute expérience humaine ne peut être vraie. »

Lénine résume ainsi cela en affirmant :

« Les sciences de la nature soutiennent positivement que la terre existait dans un état où ni l’homme ni aucun être vivant vit général ne l’habitait ni ne pouvait l’habiter. La matière organique est un phénomène plus récent, le produit d’une longue évolution. Il n’y avait donc pas de matière douée de sensibilité, pas de « complexes de sensations », pas de Moi d’aucune sorte, « indissolublement » lié au milieu d’après la doctrine d’Avenarius. La matière est primordiale : la pensée, la conscience, la sensibilité sont les produits d’une évolution très avancée. Telle est la théorie matérialiste de la connaissance, adoptée d’instinct par les sciences de la nature. »

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L’empirio-criticisme : un mélange d’idéalisme et de matérialisme

L’empirio-criticisme est ainsi un mélange d’idéalisme et de matérialisme, il est d’autant plus difficile à saisir que bien entendu ce mélange est particulièrement confus, tentant de masquer sa propre nature finalement idéaliste par des positions qui ont l’air matérialiste.

Lénine note de ce fait :

« Eduard von Hartmann, idéaliste conséquent et réactionnaire conséquent en philosophie, qui voit d’un œil bienveillant la lutte des disciples de Mach contre le matérialisme, se rapproche beaucoup de la vérité en disant que la philosophie de Mach représente « un mélange confus (Nichtunterscheidung [sans distinction concrète]) de réalisme naïf et d’illusionnisme absolu ».

Cela est vrai. La doctrine selon laquelle les corps sont des complexes de sensations, etc., est un illusionnisme absolu, c’est-à-dire un solipsisme, puisque l’univers n’est, de ce point de vue, que mon illusion. »

Le problème des pseudo-matérialistes est que s’ils rejettent l’idéalisme de manière formelle, en pratique ils ont du mal à accepter que la sensation soit une image du monde extérieur ; pour eux, la sensation ne transmet pas vraiment les informations en entier, ce qui compte c’est la conscience qui analyse cette information.

On comprend alors que ces pseudo-matérialistes peuvent prétendre, en apparence, être « de gauche » voire marxistes : ils réduisent le matérialisme à la reconnaissance des sensations, en cachant qu’ils ne considèrent pas que les sensations soient l’intégralité du monde s’imprimant dans le cerveau humain qui ne fait alors que refléter.

Lénine et Staline

On est alors, chez les pseudo-matérialistes, dans le choix, l’intuition, la décision, la volonté, le libre-arbitre, etc. mais certainement pas dans la théorie du reflet. Avec les pseudo-matérialistes, il existe un « monde psychique » – d’où l’orientation récurrente des pseudos-marxistes au XXe siècle vers la psychanalyse, avec le « freudo-marxisme », ou bien vers la « psychologie » comme avec l’école de Francfort avec Theodor Adorno, Max Horkheimer et Herbert Marcuse notamment, « l’école de Budapest » ouverte par Georg Lukacs, la réflexion sur « l’hégémonie » d’Antonio Gramsci et Louis Althusser, etc.

En pratique, tous ces courants se rattachent au néo-Kantisme ; comme le remarque Lénine :

« Bon nombre d’idéalistes et tous les agnostiques (y compris les disciples de Kant et de Hume) qualifient les matérialistes de métaphysiciens, car reconnaître l’existence du monde extérieur indépendamment de la conscience de l’homme, c’est dépasser, leur semble‑t‑il, les limites de l’expérience (…).

Les corrections apportées par Mach et Avenarius à leur idéalisme primitif se ramènent entièrement à des demi‑concessions au matérialisme. Au lieu du point de vue conséquent de Berkeley : le monde extérieur est ma sensation, intervient parfois la conception de Hume : j’écarte la question de savoir s’il y a quelque chose derrière mes sensations. Et cette conception agnostique condamne inévitablement à balancer entre matérialisme et idéalisme (…).

On ne trouve dans la doctrine de Mach et d’Avenarius qu’une paraphrase de l’idéalisme subjectif. Les prétentions de ces auteurs, quand ils affirment s’être élevés au­-dessus du matérialisme et de l’idéalisme, et avoir éliminé la contradiction entre la conception qui va de l’objet à la conscience et la conception opposée, ne sont que vaines prétentions de la doctrine de Fichte légèrement retouchée.

Fichte s’imagine, lui aussi, avoir lié « indissolublement » le « moi » et le « milieu », la conscience et la chose, et « résolu » la question en rappelant que l’homme ne peut sortir de lui-même. Cela revient à répéter l’argument de Berkeley : je ne perçois que mes sensations, je n’ai donc pas le droit de supposer l’existence d’un « objet en soi », hors de ma sensation.

Les différentes façons de s’exprimer de Berkeley en 1710, de Fichte en 1801, d’Avenarius en 1891‑1894, ne changent rien au fond, c’est‑à‑dire à la tendance philosophique essentielle de l’idéalisme subjectif.

Le monde est ma sensation le non‑Moi est « supposé » (créé, produit) par notre Moi  ; la chose est indissolublement liée à la conscience ; la coordination indissoluble de notre Moi et du milieu est la coordination de principe de l’empiriocriticisme ; c’est toujours le même principe, la même vieillerie présentée sous une enseigne un peu rafraîchie ou repeinte. »

Lénine dit encore :

« Cette fois encore la différence réside exclusivement dans la terminologie. Quand Mach dit : les corps sont des complexes de sensations, il suit Berkeley. Quand il « se corrige » en disant : les « éléments » (les sensations) peuvent être physiques dans une connexion et psychiques dans une autre, il est agnostique, il suit Hume.

Dans sa philosophie Mach ne sort pas de ces deux tendances, et il faut être d’une naïveté excessive pour ajouter foi aux propos de ce confusionniste affirmant qu’il a « dépassé » en réalité le matérialisme et l’idéalisme. »

Tout comme plus tard avec Henri Bergson, il y a ici la tentative d’accepter la sensation, mais de prétendre qu’elle va à l’esprit et que l’esprit relance un cycle d’interprétation des sensations – qui sont en fait ici des complexes de sensations, car il disposerait d’une vie autonome. La vie intérieure est ici ce qui permet aux sensations d’être perçues en tant que telles. C’est une perspective qui se veut au-delà de l’idéalisme – car les sensations seraient reconnues – et du matérialisme – car la vie psychique n’est pas conçue comme simple reflet.

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Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : la sensation telle une cloison

Une fois qu’il a posé le cadre, Lénine part à l’assaut. Pour cela, il explique la position philosophique du physicien et philosophe autrichien Ernst Mach (1838-1916) et de son successeur le philosophe allemand Richard Avenarius (1843-1896).

En pratique, les thèses d’Enrst Mach et de Richard Avenarius sont extrêmement proches de celles de Henri Bergson en France, une vingtaine-trentaine d’années plus tard. Ernst Mach dit ainsi que « Ce ne sont pas les choses (les corps), mais bien les couleurs, les sons, les pressions, les espaces, les durées (ce que nous appelons d’habitude des sensations) qui sont les véritables éléments du monde » : on a la même approche psychologique, orientant tout le savoir vers ce qui serait une vie intérieure propre à chacun.

Ce qui est réel, c’est ce qu’on perçoit ; ce qu’on perçoit n’est que partiel par rapport à l’intégralité de la réalité.

L’ouvrage paru en Allemagne de l’Est juste après 1945.

Voici comment Lénine résume les thèses d’Enrst Mach et de Richard Avenarius :

« Pour tout savant que la philosophie professorale n’a pas dérouté, de même que pour tout matérialiste, la sensation est en effet le lien direct de la conscience avec le monde extérieur, la transformation de l’énergie de l’excitation extérieure en un fait de conscience. Cette transformation, chacun l’a observée des millions de fois et continue de l’observer effectivement à tout instant.

Le sophisme de la philosophie idéaliste consiste à considérer la sensation non pas comme un lien entre la conscience et le monde extérieur, mais comme une cloison, comme un mur séparant la conscience d’avec le monde extérieur ; non pas comme l’image d’un phénomène extérieur correspondant à la sensation, mais comme la « seule donnée existante ». »

Puis, s’adressant aux partisans d’Ernst Mach et de Richard Avenarius, voici comment il les accuse par conséquent de revenir à l’idéalisme en prenant le masque du matérialisme, en raison de leur considération comme quoi les sensations s’expriment dans le cerveau par des combinaisons d’« élements » :

« En paroles, vous écartez l’opposition entre le physique et le psychique, entre le matérialisme (pour lequel la matière, la nature est la donnée première) et l’idéalisme (pour lequel c’est l’esprit, la conscience, la sensation qui est la donnée première), mais en réalité vous la rétablissez aussitôt, subrepticement, en renonçant à votre principe de base !

Car si les éléments sont des sensations, vous n’avez pas le droit d’admettre un instant l’existence des « éléments » en dehors de leur dépendance de mes nerfs, de ma conscience.

Mais du moment que vous admettez des objets physiques indépendants de mes nerfs, de mes sensations, qui ne suscitent la sensation qu’en agissant sur ma rétine, vous laissez là honteusement votre idéalisme « exclusif » pour un matérialisme « exclusif ».

Si la couleur n’est une sensation qu’en raison de sa dépendance de la rétine (comme vous obligent à l’admettre les sciences de la nature), il s’ensuit que les rayons lumineux procurent, en atteignant la rétine, la sensation de couleur. C’est dire qu’en dehors de nous, indépendamment de nous et de notre conscience, il existe des mouvements de la matière, disons des ondes d’éther d’une longueur et d’une vitesse déterminées, qui, agissant sur la rétine, procurent à l’homme la sensation de telle ou telle couleur.

Tel est le point de vue des sciences de la nature. Elles expliquent les différentes sensations de telle couleur par la longueur différente des ondes lumineuses existant en dehors de la rétine humaine, en dehors de l’homme et indépendamment de lui.

Et c’est là la conception matérialiste : la matière suscite la sensation en agissant sur nos organes des sens. La sensation dépend du cerveau, des nerfs, de la rétine, etc., c’est-à-dire de la matière organisée de façon déterminée.

L’existence de la matière ne dépend pas des sensations. La matière est le primordial. La sensation, la pensée, la conscience sont les produits les plus élevés de la matière organisée d’une certaine façon.

Telles sont les vues du matérialisme en général et de Marx et Engels en particulier.

S’aidant du petit mot « élément », qui débarrasse prétendument leur théorie de l’« exclusivisme » propre à l’idéalisme subjectif et permet, parait‑il, d’admettre la dépendance psychique vis‑à‑vis de la rétine, des nerfs, etc., d’admettre l’indépendance du physique vis‑à‑vis de l’organisme humain, Mach et Avenarius introduisent subrepticement le matérialisme.

En réalité, cette façon d’user du petit mot « élément » n’est assurément qu’un très piètre sophisme. Le lecteur matérialiste de Mach et d’Avenarius ne manquera pas, en effet, de demander : Que sont les « éléments » ?

Certes, il serait puéril de croire que l’on puisse éluder, grâce à l’invention d’un nouveau vocable, les principaux courants de la philosophie. Ou l’« élément » est une sensation comme le soutiennent tous les empiriocriticistes, Mach, Avenarius, Petzoldt et autres, mais alors votre philosophie, Messieurs, n’est que l’idéalisme qui s’efforce en vain de recouvrir la nudité de son solipsisme d’une terminologie plus « objective » ; ou l’ » élément » n’est pas une sensation, mais alors votre « nouveau » vocable n’a plus le moindre sens, et vous faites beaucoup de bruit pour rien. »

Les empirio-criticistes sont donc des gens qui se prétendent matérialistes, mais admettent avec Emmanuel Kant qu’on ne peut pas connaître la « chose en soi ». Ils reconnaissent donc les sensations, mais nient leur nature de reflet complet de la réalité.

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